Sur la cause arménienne
Aline Dedeyan: Intervention du  21 mai 2001, Cercle Condorcet, F.-V, France.
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"Après le silence et la négation, la reconnaissance par la justice internationale", j'essayerai de développer ce titre proposé par Claude-Jean Lenoir en commençant par - alors que le négationnisme prôné par la Turquie et ses alliés États islamiques est loin d'être évacué, comment se fait-il qu'après un siècle de silence la question du "génocide des Arméniens" réapparaît sur les agendas nationaux et internationaux en apportant un nouveau souffle à la cause arménienne?

Je crois qu'il y plusieurs raisons à cela. La première, l'effondrement de l'Empire soviétique suivi de l'émergence, en 1999, d'une Arménie indépendante, démocratique, pro-européenne, tournée vers le changement, aspirant à un tout autre avenir. La deuxième son adhésion immédiate à l'ONU et à ses institutions et agences spécialisées- et tout récemment - au Conseil de l'Europe. A présent l'Arménie a donc une place et une parole au sein de la communauté internationale non seulement autorisée, mais également sollicitée à participer et à contribuer aux échanges internationaux. Une troisième raison étant bien évidemment l'explosion de ses contacts avec une diaspora très étendue composée essentiellement de rescapés du génocide, leurs descendants - quatrième, voire cinquième, générations de jeunes Arméniens à identité composite - et l'arrivée massive de nouveaux immigrants fuyant les conditions économiques désastreuses en Arménie en période difficile de transition. Même si au premier abord davantage conflictuels que coopératifs, les premiers rapports entre ces différentes communautés ont permis à la diaspora, jusque-là repliée sur elle-même et pratiquement isolée de l'Arménie ex-soviétique, de sortir de son ghetto de silence - je dirai même de sa peur - pour clamer à haute voix la reconstruction de la nation, son histoire contemporaine ainsi que la restitution de ses droits légitimes. 

Une quatrième raison, et non des moindres, peut être attribuée au rôle grandissant du droit international en matière de droits de l'homme. Actuellement on est copieusement abreuvé d'information sur les abus et violations de ces droits, où qu'ils se passent dans le monde, non seulement grâce aux médias, mais aussi grâce aux commissions et comités de l'ONU et de nombreuses ONG saisis des délits de tout genre liés aux non-respect des droits civiques, politiques, économiques et autres, au niveau individuel comme collectif. Dénonciation, surveillance, dissuasion et autres mesures préventives, la communauté internationale ainsi qu'un public avisé leur sont particulièrement attentifs revisité sous l'éclairage de nouvelles notions juridiques de transparence, d'équité, d'impunité et de précédent, droits des minorités, réfugiés et personnes déplacées, droit des peuples à l'autodétermination, droit au développement, à la vie, droit sociaux économiques et culturels, droits des enfants, des femmes, pour n'en citer que quelques uns, et sans oublier les tribunaux et les cours pénales internationales. En témoignent du reste l'adoption d'un grand nombre d'instruments et de mécanismes par les instances nationales et internationales visant à l'application des normes et des sanctions agissant, par ailleurs, comme des puissants moteurs à faire évoluer les consciences et mettre en place une culture mondiale en droits humains. 

Ainsi, inscrit lui-aussi dans le cadre des droits proclamés par l'ONU, le conflit entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie sur la question de l'indépendance du Haut-Karabakh - région située à l'est de l'Arménie aux frontières de l'Azerbaïdjan et de l'Iran particulièrement riche en vestiges culturels et religieux arméniens - mobilise l'attention de la communauté internationale et des leaders mondiaux. Après le cessez-le feu de 1994, le Conseil de sécurité de l'ONU mandate l'OSCE, et son Groupe de Minsk créé à cet effet, de négocier une solution équitable et durable entre les parties en conflit. Aujourd'hui, malgré l'accélération des rencontres au sommet et au sein du Groupe, les pourparlers piétinent au stade de projets et de promesses populaires. Il est clair que les exigences politiques, stratégiques et territoriales des deux, voire trois, parties ne trouvant pas des réponses communes - à commencer par la réclamation des représentants de la République auto-proclamée du Haut-Karabakh (qui s'intitule Artsakh en arménien qui veut dire "libre") à participer à part entière aux négociations - l'incertitude demeure tout en internationalisant le problème arménien en le rendant encore plus persistent.

Conscients et préoccupés de ces nouvelles donnes et possibilités, se sont constitués des lobbies politiques arméniens, principalement en France, aux États-Unis, au Canada, ainsi que dans toute la diaspora à forte population d'origine arménienne, se donnant comme but de soutenir stratégiquement le pays et, parallèlement, de lui fournir une aide financière et logistique sous forme de partenariat afin de contribuer à son développement et à sa reconstruction. 

Par le passé groupes armés à caractère vindicatif, à présent ces lobbies sont des assemblées civiles groupant activistes et militants pacifiques (en France le Comité 24, la C.D.C.A., le YAP et autres) dont l'objectif principal est de réactiver et de mobiliser l'opinion publique sur la mémoire des atrocités commises à l'encontre des populations arméniennes formant une puissante minorité dans l'Empire ottoman au cours des siècles derniers culminant en un génocide. En tant que groupe de pression ils exercent un certain pouvoir auprès des élus locaux, régionaux ou gouvernementaux dans le pays de résidence en leur faisant parvenir systématiquement des pétitions, des textes de protestation et autres, le plus souvent par courrier électronique et quelque fois par la poste, privilégiant, bien entendu, les contacts directes et le dialogue. A cela s'ajoutent manifestations publiques, campagnes d'information, articles de presse, programmes télévision et autres événements socioculturels formant une sorte de contre-pouvoir opposant les thèses négationnistes par l'information directe et l'appel à la justice contre un crime contre l'humanité. 

Les années 2000 et 2001 sont fastes pour la cause. Désormais aucun gouvernement démocratique ne pouvant reculer ou rester sourd aux appels des Arméniens. En France, le vote du Sénat du 8 novembre 2000 en faveur de la reconnaissance, suivi de l'adoption d'une proposition de loi y relative par l'Assemblée nationale le 18 janvier 2001, puis sa promulgation comme loi le 29 janvier 2001 par le président Chirac et le Premier Ministre Jospin, font craquer Ankara. Panique et tractations afin de dissuader les parlementaires; crise, drame, menace de mise en péril des relations franco-turques, la presse diffuse abondamment le désarroi turc. 

Le 15 novembre 2000 le Parlement européen adopte une résolution reconnaissant à son tour le génocide arménien en sollicitant la Turquie d'en faire autant comme condition préalable à sa demande d'adhésion à l'Union européenne. Le 17 novembre 2000, dans un texte qui reprend mot à mot celui des Eurodéputés -- je cite: "favorise la convocation de scientifiques pour un éclairage nouveau sur la réalité historique, ... demande à tous les États, à commencer par la République turque de mettre à disposition sans limitations chercheurs, archives et savants... s'engage à une médiation pour la normalisation et le développement des relations turco-arméniennes ... dans la perspective d'une intégration prochaine de la Turquie dans l'Union européenne...", les députés italiens votent dans le même sens à une écrasante majorité. Le 10 novembre 2000, le Pape Jean-Paul II se rallie également à la position européenne en signant une déclaration commune sur la reconnaissance par le Vatican, à l'issue d'une célébration oecuménique avec le Catholicos Karekin II, Chef suprême de l'église apostolique arménienne. Pour l'instant il s'agit bien entendu de reconnaissances publiques sans valeur juridique qui se succèdent à celles de l'Argentine, Belgique, Bulgarie, Chypre, Grèce, Russie, Uruguay, certains états des États-Unis ainsi que celle de l'ONU. En 1985 cette dernière ayant adopté le rapport de l'expert de la Sous-commission de la promotion et la protection des droits de l'homme, Benjamin Whitaker, qui cite le génocide arménien comme un des majeurs génocides du XX ème siècle. Quant à la Suisse, il faut croire qu'elle s'apprête à rejoindre le peloton, la mise au vote par le Conseil national, à sa séance 13 mars, du postulat Zisyadis en faveur de la reconnaissance du génocide n'ayant été rejeté que de justesse - par seulement 73 voix contre 70! 

Aux États-Unis, malgré deux échecs cuisants, les puissants lobbies arméniens poursuivent leur bataille. En novembre 2000, Le Sous-comité opérations internationales et droits de l'homme du Congrès sur le point d'adopter la résolution H.Res. 596 sur la reconnaissance s'est vu freiné en dernière minute par le président Clinton et son porte-parole, le député Hastert, exigeant le retrait immédiat de la résolution qui, selon eux, présenterait une grave menace à la sécurité des Américains. Quant à son successeur, Bush, en revenant sur les promesses faites à la communauté arménienne lors de sa campagne électorale, il continue à se rétracter en tergiversant sur le terme génocide.

Tout récemment, sous les protestations systématiques des lobbies arméniens en Europe, l'Arménie, jusque-là exclue des conférences annuelles de commémoration de la Journée de l'Holocauste - une première en janvier 2000 à Stockholm et une deuxième en janvier 2001 à Londres - a retrouvée sa place auprès des nations ayant subi le même sort. Désormais le Premier Ministre suédois, Göran Persson, fait acte de reconnaissance du génocide arménien. 

Après ces avancées on aurait pu croire que le négationnisme disparaîtrait ipso facto, mais force est de constater que ce n'est pas le cas et qu'il continue à se manifester, relayé principalement par la presse turque, lors des rencontres directes et indirectes arméno-turco-azéries. En témoigne, du reste les réunions de la 57ème session de la Commission des droits de l'homme en mars-avril de cette année où l'on a assisté à un véritable bras de fer entre les représentants des trois États. Toute une série d'offensives précédée par des intentions politico-diplomatiques douteuses provocant des réponses et des contre-attaques aussi pointues destinées à repousser la normalisation des relations.

Si aujourd'hui la Turquie semble être soutenue par des États islamiques avancés, sur l'échiquier mondial elle n'est pas avantagée par son attitude négationniste, appelée à l'ordre par ses partenaires occidentaux et accusée par les médias. Par ailleurs, des associations et des civils turcs, dans le pays comme à l'étranger, en forte opposition aux thèses officielles du gouvernement n'hésitant pas à reconnaître la déportation planifiée d'un million et demi d'Arméniens de leurs terres natales par le mouvement Jeunes Turcs, précédant la chute de l'Empire ottoman, pour des raisons autres que les seules turbulences politiques de l'époque. Si bien qu'on est en droit de se demander si l'appartenance à une minorité d'origine, de culture et de religion différentes n'ait pas joué un rôle déterminant dans ce projet diabolique d'autrefois.

En conclusion, dans le combat contre le négationnisme si l'heure n'est pas à soulever la question des réparations - celle-ci relevant, à mon avis, de la seule compétence des tribunaux internationaux dans le cas où il en seraient saisis - il serait temps de faire le deuil sur le passé comme moyen efficace de cicatriser les plaies, lever les barrières historiques et psychologiques et redonner confiance. S'accorder à reconnaître la vérité sans céder à l'impunité et au brouillage systématique des cartes par le mensonge, la négation et l'ambiguïté conduiraient au pardon et - par delà - à une réconciliation. 

Du reste, si aujourd'hui l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Turquie et le Haut-Karabakh (Artsakh) aspiraient au rôle d'acteurs crédibles de la mondialisation en faisant avancer leur pays, il serait souhaitable qu'ils améliorent leurs relations. A commencer par la levée du blocus économique turco-azéri, imposé à l'Arménie et au Karabakh depuis plus de dix ans, suivie de la restauration des représentations diplomatiques, comme un premier pas vers l'ouverture et la coopération. Car, aussi bien la stabilité politique que le développement et la croissance de cette région du Sud Caucase, Proche et Moyen Orient revêtent d'une importance capitale pour l'économie mondiale.