Entendu sur TV5 (18.09.05): Interview à Istanbul par Frédéric Mitterrand, de Hrant Dink, journaliste turc d'origine arménienne et directeur de la rédaction d'Agos, un hebdomadaire arménien publié à Istanbul.


Frédéric Mitterrand – Le drame arménien ; génocide ou massacres ?

Hrant Dink – Poser une telle question à un Arménien, c’est l’obliger à choisir. Je ne crois pas que ce soit une bonne démarche. Car plus que le mot utilisé pour définir cet évènement, c’est l’évènement qui est important.
Que représente cet évènement ; c’est l’évènement qui est important.
Que représente cet évènement pour le monde arménien ?
Tous les Arméniens le vive dans leur âme. Il est gravé dans leur mémoire.
Il est intériorisé par un peuple, une société qui a vécu sur ces terres pendant des milliers d’années.
Quelle que soit la raison …Peu importe les circonstances, le lien de ce peuple, cette société avec ses terres a été rompu.
De même qu’avec sa propre culture, sa propre histoire.
Ce peuple n’a pu survivre dans son environnement et n’y vit plus.
Il est éparpillé divisé, et a perdu énormément.
Quel nom lui donner ?
Massacre ? Génocide ?
Ce n’est pas un sujet que les Arméniens devraient débattre.
Je le dis toujours, choisir entre tel ou tel mot ne change rien à ce qu’on a vécu.

FM – Alors pourquoi la République turque refuse d’admettre ce qui s’est passé ?

HF – C’est le plus gros problème.
Si on répondait réellement à cette question elle n’aurait plus lieu d’être.
Pourquoi ne pouvons-nous pas y répondre ?
La République turque a été formée. Dans son fondement même résidait le problème arménien.
Le problème arménien a été noyé dans son fondement. On n’en a pas parlé.
Ce sujet est resté tabou.
Malheureusement, jusqu’à aujourd’hui personne n’a raconté cet évènement de façon juste et claire à la société turque.
Certaines parties et certains détails ont été cachés.
Ce que l’on a transmis est souvent erroné.
Dans la constitution même de l’identité nationale turque cette histoire erronée joue un rôle considérable.
Accepter l’idée même que le récit de cet évènement est erroné, c’est remettre en cause votre identité même.
C’est renier sa propre identité.
Oui, c’est un malaise profond.
Il faut être prudent, s’adapter à son temps apprendre et comprendre le passé et essayer de réapprendre petit à petit.
Il faut une période de transition. Réécrire l’histoire réfuter une version ou accepter l’autre serait un désastre.
Cela ne serait pas juste.
Je dirais ceci :
Ceux de l’extérieur qui veulent le faire reconnaître et ceux qui en Turquie, continuent de le nier, font tous deux beaucoup de mal aux populations en Turquie.
En effet, en ce moment, la population de Turquie n’est pas prête à l’accepter ni à le nier.
Au contraire, elle passe par une phase d’apprentissage.
Elle a besoin de cette période, elle a besoin de comprendre, elle a besoin d’apprendre, de savoir.
Il est injuste de penser que la population sait la vérité mais qu’elle la nie.
D’après moi c’et injuste.
La population ne sait pas encore la vérité.
Par conséquent l’heure est venue de le révéler et de savoir ce qui s’est réellement passé.

FM – Les Européens ont une attitude qui a été ambivalente durant l’histoire avec les Arméniens. Ils étaient au courant des dangers qui pesaient sur la communauté arménienne avant la guerre de 1914 et pourtant on a l’impression qu’ils n’ont rien fait. Est-ce qu’ils ont utilisé le drame arménien à leur profit pour déstabiliser la Turquie ?

HF – Absolument c’est tout à fait ça.
C’est ce que j’ai toujours voulu dire aux Arméniens.
Je connais l’âme du peuple arménien ; j’en fais partie.
En réalité le monde arménien n’en veut pas uniquement à la Turquie parce qu’elle nie les évènements, il en veut également au monde entier, car cette dernière ne s’est pas comportée de manière morale, éthique.
En particulier l’Europe.
D’ailleurs l’Amérique non plus.
Historiquement dans le passé, les Européens ont provoqué les tensions entre les deux peuples qui vivaient sur ces terres.
Ils ont détruit les relations qui existaient.
A ce jour ils n’ont jamais assumé cette responsabilité.
Dans le passé ces deux peuples cohabitaient harmonieusement.
Les occidentaux sont responsables de la dégradation de cette situation. Cependant ils ne l’ont jamais reconnue.
Ils en ont beaucoup parlé mais c’est pour servir leurs intérêts politiques.
La question arménienne a malheureusement toujours été dans la politique internationale un « mezzé », une entrée.
C’est devenu un plat.
Chacun a pris sa part et s’est occupé de son plat.
Personne ne s’est soucié du problème arménien ; personne n’a cherché à le raconter clairement.
Il n’y a pas de différence avec ce que nous avons vécu dernièrement.
La reconnaissance par le Sénat français puis le Parlement allemand ainsi que la réaction de Merkel n’est pas réellement liée au problème arménien.
Elle ne concerne pas les injustices qu’ont subi les Arméniens et ne les répare en aucun cas.
Les occidentaux ont des comptes à régler avec la Turquie.
Malheureusement ils utilisent le problème arménien comme instrument de la politique internationale.
Le monde arménien ne devrait pas le permettre.
En effet à chaque fois que le drame vécu par les Arméniens est utilisé comme un instrument de la politique internationale, je pense qu’on tue ce peuple à nouveau.
Les Arméniens ne devraient pas le permettre..
Reconnaître leurs responsabilités morale et historique, c’est un devoir de conscience pour les Turcs et les Européens.
C’est un devoir humain.
Nous devons les laisser avec leur problème de conscience.
C’est la meilleure solution pour nous.
Nous, Arménien ne devrons permettre à personne d’utiliser notre histoire.
S’il le faut, nous porterons nos peines jusqu’à la fin des temps.
Si les gens veulent nous aider, qu’ils le fassent.
Mais de grâce, sans nous utiliser comme un instrument politique.

FM – Est-ce que vous êtes seuls, ou il y a beaucoup de gens qui pensent comme vous ?

HF – Je ne sais pas ; mes idées sont sûrement un peu romantiques mais je suis un être humain, les descendants de mes ancêtres.
Je vis toujours dans la réalité de leur drame.
Le drame qu’ils ont vécu, je le ressens en moi.
Mais je ne veux pas qu’on donne le droit à quelqu’un d’utiliser cette peine comme un instrument.
Malheureusement c’est ce que les gens font.
Il ne faudrait pas le permettre.
Il faudrait laisser les Européens et les Américains et les Turcs réagir avec leur conscience.
D’après moi c’est leur problème. Pour nous, les Arméniens, tout est clair.
Nous ne discuterons l'histoire avec personne.
Que personne n'essaie de nous raconter notre histoire.
Chaque Arménien est une preuve.
Il n'y a même pas besoin de preuve.
Nous sommes éparpillés dans le monde.
Nous sommes séparés de nos racines; de nos familles.
Nous n'avons plus de lien.
Nous n'avons pas besoin de preuve.
Nous n'avons pas besoin de mots.
Nous n'avons pas besoin de définitions juridiques face à cette hypocrisie humaine.
Je pense que nous devons savoir rester seuls.
J’aimerai que tous les Arméniens pensent ainsi.

FM. – Comment ça ce passe pour la communauté arménienne en Turquie, aujourd’hui ?

HF – Voilà ce que je peux dire :
Vivre en Turquie a toujours été difficile, pas seulement pour les Arméniens, mais pour tous les peuples, toutes le communautés, pour chaque personne.
Depuis le début de la République comme je l’ai dit tout à l’heure, il y avait du bon et du mauvais dans ses fondements.
Pour une population ce n’est pas facile de changer.
On vit des difficultés.
Les Alévis vivent des difficultés,
Les musulmans vivent des difficultés,
Les minorités vivent des difficultés,
Parfois les Kurdes vivent des difficultés,
Bien sûr les Arméniens on vécu et vivent des difficultés.
Particulièrement dans l’histoire de la République.
Nous avons vécu des moments épineux.
Les impôts sur la fortune de 1942,
En 1955, les évènements des 6 et 7 septembre.
Ensuite nous le savons, en Turquie, le mot « arménien » durant ces 30 dernières années n’a jamais été utilisé de façon positive.
On a vécu la période de l’Asala, le problème de la guerre au Karabagh en Arménie.
On nous traitait de « bâtards d’Arméniens ».
Dans ce climat, autant qu’il est possible de vivre comme un Arménien, nous avons vécu dans cet état d’esprit.
Mais enfin il faut souligner que progressivement nos difficultés avec la démocratisation de la Turquie se résolvent et diminuent..
Nous pouvons autant bénéficier de la démocratie que les autres.
C’est ainsi que ça doit être.
Il n’y a aucun sens pour un pays à déclarer que telle ou telle population est meilleure que l’autre.
Les peines, les difficultés, les joies, nous devons les partager ensemble dans ce pays.
C’est pour cela que nous nous battons.
Voilà pourquoi on veut intégrer la C.E.
Voilà pourquoi on a ce désir de démocratisation.
Pas seulement pour les Arméniens, mais pour nous tous.
Nous demandons et attendons de belles choses.

FM : Merci

Istanbul septembre 2005