LA LANGUE ET LES ECRITURES ARMENIENNES
par Jean Edouard AYVASIAN auteur du "Dictionnaire Moderne  FRANCAIS-ARMENIEN"
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Préambule :

- Des extraits partiels d’un ouvrage de Marc Nichanian édité par les Editions Entente, sous le titre « Ages et Usages de la Langue arménienne » seront cités dans ce texte de réflexions sur les formes linguistiques et l’écriture arménienne.
- Des extraits de l’ouvrage de H. Thorossian(Paris ,1957) sous le titre « Histoire de l’Arménie et du Peuple arménien » seront utilisés également pour étayer les faits et donner des dates.
- Un troisième ouvrage important sera utilisé pour compléter les faits relevés en ces pages, je cite « La Brève Histoire de la Petite Arménie » de N. Iorga, Paris 1930.

Il est dit, sujet hypothétique mais discutable, que les Arméniens et les Phrygiens, peuplades locutrices d’une langue prototypale, auraient occupé une aire géographique restreinte, d’où ils auraient essaimé aux environs de 3500 avant J.C. La Phrygie serait située dans une zone à l’ouest du Cappadoce(zone centrale de la Turquie actuelle) entre mers et montagnes.

L’appartenance à une famille indo-européenne (définition linguistique et non géographique) n’est pas définitivement prouvée. Cette famille, selon certains linguistes et chercheurs se divise en 15 groupes de langues qui, allant de l’Orient vers l’Occident, place la langue arménienne au 3ème rang de cette liste après les langues indo-iranienne (Aryenne, Perse, Indien, etc.) et Tocharienne, mais suivie par les langues Anatolienne( Hittite, etc) Slave, Phrygien…

Un linguiste américain disait, en 1982, à Erevan, lors du Premier Congrès International sur la Langue Arménienne :
« On sait que les langues des petits peuples sont souvent conservées sous une forme plus pure, plus unitaire et plus complète que celles qui sont parlées sur de grandes étendues géographiques par des peuples différents. Ces langues ‘mineures’ conservent plus de choses du passé, et elles reflètent mieux leur propre histoire qui est aussi l’histoire du peuple qui les a portées et de sa culture. L’arménien est une de ces langues. Mais l’arménien a une place bien à lui, même parmi elles. D’une part, cette langue a nourri une riche tradition livresque depuis le Vème siècle, c’est-à-dire depuis l’époque de Mesrop Mashtots. D’autre part, la linguistique comparée contribue à restituer l’histoire des Arméniens, en retournant 3 ou 4000 ans en arrière. J’ajouterai que l’arménien a toujours été parlé dans la même aire géographique, et dans le même contexte linguistique.
On ne trouve nulle part ailleurs dans le monde et pour aucune autre langue une histoire aussi ancienne et relativement aussi complète que celle qu’il est possible de recréer et de restituer ici. L’arménien est donc le meilleur exemple dont on puisse disposer pour mettre en évidence les questions énigmatiques posées par l’histoire des langues et des cultures humaines. »

Voici ce qu’écrit Dumézil (un autre chercheur) de la phonétique arménienne en particulier :
« Il n’y a , apparemment, d’autre langue indo-européenne qui soit aussi proche de ce qu’elle était au Vème siècle de notre ère. Cela tient d’abord, sans doute, au type phonétique qui s’est constitué avant l’histoire : système de sons simples, bien équilibrés : timbres vocaliques peu nombreux, nets et stables ; pas d’accumulation acrobatique de consonnes ; et surtout un accent d’intensité à peine sensible…Le résultat, c’est que les mots ont encore le volume, la structure et, en gros, le vocalisme qu’ils avaient au Vème siècle ».

Ces paroles, ces écrits, donnent, dès les premières lignes de ce texte, la dimension et la profondeur de ce que nous dirons plus loin.

L’existence d’un état organisé avant l’arrivée des Arméniens dans le pays Ourartou nous est révélée par les inscriptions des rois d’Assyrie.
Ourartou correspond au nom d’Ararat mentionné dans la Bible.

Un Etat Ourartou unifié est spécifié sous le règne d’Assubelkala (1077-1006 av.JC) comme un pays situé dans la région du Tigre oriental.

Les inscriptions désignent ces territoires sous le nom de Biaïna, appellation inconnue aux Assyriens autant que les noms de Naïri et Ourartou le sont des habitants indigènes ; donc nommée par de plus anciennes civilisations que les Assyriens.
Le Royaume d’Ourartou est peuplé par les Khaldes (ou Khaldis) du nom de leur Dieu Khaldis.
Les invasions successives des Assyriens n’arrivaient pas à atteindre le cœur du pays. C’est en 857 av.JC seulement que Salmanassar III (859-824) s’empara d’Arzaskhoun (Malazkert), capitale d’Ourartou, mit en fuite le roi Aram et conquit le pays.
Les Rois Ourartou et leurs Alliés s’organisent et, sous la conduite d’Aram, marchent sur l’Assyrie, mais sont de nouveau battus.
Cette défaite ne sera pas désastreuse car malgré sa victoire Salmanassar n’arrive pas à vassaliser le pays.
Le royaume Naïri-Ourartou garde son unité politique sous l’égide d’Aram qui est considéré comme son fondateur.
Ce chef devient par la suite le héros éponyme de l’Arménie : les historiens arméniens appellent le peuple de ce pays « nation aramian ».

Les premières traces de l’écriture en langue ourartou avec des caractères assyriens (vers 815 av.J.C.) sont relevées sur des stèles bilingues à Kélichine et Topzaeü.
Dès lors, l’emploi de l’ourartou est généralisé mais l’écriture assyrienne reste en usage avec de légères modifications.
La langue d’Ourartou n’a aucune analogie avec l’arménien. On la croit d’origine caucasienne.
Les Arméniens ont emprunté beaucoup de mots aux Ourartiens ; noms de provinces et de localités et même le suffixe ouni ( ini des Ourartiens).
L’empire assyrien et le royaume d’Ourartou disparaîtront tous deux, le premier en 612 av.J.C., le second un quart de siècle plus tard.
Un empire Mède fut instauré pour une brève durée par Cyaxare lequel fut renversé par Cyrus roi des Perses (550 av.J.C.)
La famille perse Achéménide s’installe au pouvoir en Perse vers 522 av.J.C. et c’est à partir de ce moment que l’on trouve des traces écrites de la présence des Arméniens.
Au Vème siècle av.J.C., ils sont mentionnés dans la description des différents Satrapes (Régions, districts) de l’Empire Perse.
Après l’écroulement des Achéménides, les dynasties des anciens Satrapes perses se maintiennent au pouvoir :
- Les Orontides – (en perse Arvanda, en arménien Yervand),
- Les Artaxias – (en arménien Artashès)
- Les Zariadris – (en arménien Zareh).

Nous sommes alors vers le 1er siècle av.J.C.
L’Arménie, plutôt hellénophile, puis un temps romaine, est à nouveau reconquise par les Perses et nous voyons que cette lutte continuelle entre Romains et Perses se termine par le partage de l’Arménie et la destitution du dernier roi Arsacide en 428 (Archakouni). Cette cohabitation musclée entre Arméniens et Perses durera environ 16 siècles et ne s’arrêtera définitivement qu’au 11ème siècle, avec l’arrivée des Turcs Seldjoukides.
Jusqu’au 1er siècle, la langue de l’administration était l’araméen, langue syriaque voisine du sémite (peut-être aussi celle de la Cour du Roi), l’arménien n’étant que la langue populaire (et peut-être encore celle de la Cour ?)

Chez les Perses, les langues successives attestées ont été :
- Le mède (disparue sans restes)
- L’iranien ancien (entre –530 et –330 av.J.C.) avec les inscriptions cunéiformes.
- Le péhlévi de l’époque parthe –seulement parlée – l’araméen et le grec pour l’écriture et l’administration.
- Le péhlévi de l’époque sassanide jusque 642 après J.C.
- L’iranien plus tardif à partir du 10ème siècle.

Jusqu’au 5ème siècle, il n’y a strictement aucun témoignage écrit de la langue arménienne, non seulement dans une écriture qui lui fût propre, mais dans aucun autre système de transcription, grec ou araméen. Il faut admettre que l’accession à la dignité de langue écrite s’est effectuée d’un seul coup, au début du 5ème siècle, dans des circonstances particulières et générales, c’est-à-dire en considération de la situation politique et religieuse : les luttes d’influence entre sphères culturelles, mais encore la volonté de quelques hommes pour faire aboutir le projet de donner à la langue un statut littéraire.

Tandis que la royauté s’effondrait, le pouvoir de l’Eglise était fortifié par plusieurs patriarches intelligents et capables, parmi lesquels il faut en premier mentionner Nercès 1er (353-373) et son fils Sahak 1er le Grand (environ 390-438). Ils bâtirent des églises et fondèrent de nombreux couvents qui furent des foyers d’instruction pour les ecclésiastiques mais aussi pour le peuple.

Un événement d’une importance capitale pour le développement du sentiment national et de la culture sera l’invention de l’écriture arménienne par le moine Mesrop sous le règne de Sahak.

Mesrop Mashtots aura fait une œuvre importante. Une école de traducteurs se forma bientôt qui traduisit des écrits, à partir du grec et du syriaque vers l’arménien, dont les Evangiles, l’Ancien Testament et d’autres écrits religieux. Cette école a créé durant 50 ans une œuvre considérable telle la traduction des Septantes (version grecque de l’Ancien Testament) et de l’Evangile attribuée à Sahak. Ensuite des traductions du syriaque (nommé parfois araméen), la traduction de la Catéchèse (par Cyrille de Jérusalem).

Cette langue est d’une remarquable unité. L’Ecole hellénisante réalise là un grand travail de création de vocabulaire technique et conceptuel dans notre langue.

Prévu pour faire au début un travail de traduction plutôt servile, par une traduction au « mot à mot », l’ingéniosité de ces traducteurs a été de créer des tournures nouvelles, des formes artificielles sur le plan du vocabulaire et de la construction de la phrase à tel point qu’elles ont été introduites et enrichissent désormais la langue arménienne.

Les particularités syntaxiques et morphologiques empruntées au grec ont disparu en même temps que s’est éteinte l ‘école hellénisante ; par contre, le vocabulaire forgé pour son besoin est resté et représente un héritage qui nous est parvenu ; aussi l’arménien littéraire moderne utilise-t-il des centaines de mots abstraits issus de cette époque. Pour exemples :
- Conjonction « shaghkab »
- Hypothèse, supposition « yent’hadruth’un »
- Humeur, disposition « tramadrouth’un »
- Logique, analyse, disposition « tramabanouth’un.

Cette langue se nomme le Grabar.

Grâce au travail créatif de ces traducteurs, l’arménien est aujourd’hui une langue qui supporte, donc capable de réaliser, la traduction d’une grande partie de la conceptualité moderne pour laquelle il n’est presque jamais nécessaire d’inventer des termes nouveaux.
Il faut différencier sur ce point une comparaison, dont l’éloge est injustifiée, sur ce qui s’est fait en Arménie soviétique.
A la différence de l’Ecole hellénisante travaillant sur ce qui deviendra notre Grabar, l’Arménie soviétique a travaillé sur l’arménien avec la langue russe sans élaboration de type conceptuel.
Actuellement, nous constatons que des emprunts directs en ont été faits en quantités importantes. Mais plus grave encore est l’absence conséquente de toute création conceptuelle ce qui signifie que c’est un travail qui a été fait sans réflexion sur les incidences futures de ces actions sur la langue, ‘en clair de toute pensée’, alors que toute délibération commence par la pensée, la réflexion, le concept.
Heureusement, un travail contraire est actuellement commencé et nous nous devons d’aider les auteurs à persévérer dans cette voie. Nous en reparlerons plus loin.

A partir de ces éléments historiques, nous pouvons dire qu’au 5ème siècle apparaît l’arménien de cette époque en tant que langue littéraire. Il est clair que cette langue était la langue en usage et non une langue artificielle, mais il est clair également que cette langue ne coïncidait pas avec la langue telle qu’on la parlait. L’arménien moderne de Daniel Varoujan, de Tcharentz et certains autres poètes et écrivains ne correspond pas non plus à l’arménien moderne tel qu’on le parle.
Il n’est pas logique, pour autant, de supposer qu’un système linguistique figé au 5ème siècle soit définitivement légalisé, donc immuable, pétrifié.
La langue littéraire du Moyen Age, déjà, s’écarte de celle du 5ème siècle dans les mêmes proportions que la langue vernaculaire (populaire) en y introduisant des modifications phonétiques dérivées de la langue « mère » attestée au 5ème siècle. Elle nous amène vers la langue arménienne littéraire et populaire de Cilicie.

Nous constatons ici l’influence des Croisades sur la vie et le langage de la communauté arménienne. Durant près de trois siècles, la présence des Francks (tels qu’ils étaient nommés par les populations de l’Asie Mineure et du Proche-Orient) modèlera en partie la forme, le verbe, les mots, la syntaxe et le vocabulaire. Nous avons hérité de nombreuses racines (d’origine franque, latine, germanique…) qui ont permis de créer de nouveaux mots abstraits, usuels, techniques ou scientifiques.
Cette langue sera ainsi la base d’une forme d’expression littéraire renouvelée.

La Cilicie, ( qui est parfois nommée selon le locuteur, Cilicie, Petite Arménie, France d’Arménie) subira les attaques périodiques des peuplades voisines entourant le comté d’Edesse, le Patriarcat d’Antioche (Syrienne) ou des Arabes. Une guerre sourde sera toujours sous-jacente car les intérêts liés aux importants moyens apportés par les Croisés faisaient des envieux et la part du royaume franc de Cilicie, dont la fidélité n’est plus à prouver, sur la rive de la Méditerranée, était privilégiée et enviée. Un important commerce s’y était instauré qui apportait richesse et population.
Les tensions continuelles étaient provoquées également pour obtenir la suprématie sur le monde arménien et chacun aspirait à en avoir le titre, les droits et la richesse.
A ce stade, une importante division sera générée par les tendances religieuses qui s’y installent.
La région sera le champ de conversions groupées, pour de mesquins intérêts financiers, et les Catholiques, les Protestants et les Musulmans se montrent généreux pour obtenir ces conversions.
Nos malheureux compatriotes ne saurons plus s’ils doivent devenir catholiques, protestants, ou rester grégoriens.
D’ailleurs, les Arméniens catholiques se dénomment Francks jusqu’à ce jour et non Arméniens.
Ces divisions seront très rapidement exploitées par les envieux environnants, puis les Arabes, pour mettre fin à ce pays riche et stable – au début du 14ème siècle.
Au 12ème siècle, l’attraction sur les parlers et la rediffusion de la langue littéraire moyenne ne sont plus générales. La langue littéraire instaurée en Cilicie n’est pas identique à celle qui est parlée dans le Nord-Est. La raison est que les Arméniens de cette Haute-Arménie sont restés relativement isolés par rapport à ceux de la Cilicie. Les dialectes ne sont pas entièrement fondus dans une langue unitaire. Ceci est encore plus évident au 19ème siècle où l’on voit cette fois se former deux langues littéraires distinctes (l’Occidentale et l’Orientale) chacune exerçant sa propre attraction et rediffusion dans sa sphère d’influence.
L’arménien occidental issu de cette langue arménienne de Cilicie est aujourd’hui la seule langue, non seulement écrite mais aussi parlée par tous les Arméniens occidentaux (lorsqu’ils parlent l’arménien) à l’exclusion de tout dialecte alors qu’il y en avait encore un nombre considérable au début de ce siècle.
Certains nomment l’arménien élaboré et usité en royaume de Cilicie « arménien médiéval » faisant ainsi un amalgame injustifié avec le Grabar. Nous le nommerons ‘arménien de Cilicie’.
L’arménien perdurera et se modifiera dans les siècles à venir sur la base de cette langue littéraire, et non plus d’un dialecte quelconque.
S’il n’y a pas eu au Vème siècle de phénomène de partage, alors qu’il y en a eu aux 12ème et 19ème siècles, c’est la démonstration et confirmation que la centralité a joué son rôle bien qu’étant sous contrôle perse ou grec. Il n’y avait somme toute qu’un seul ‘centre’ symbolique ou réel : le Clergé Arménien.

Certains pensent que la source commune de la langue arménienne actuellement usitée est l’arménien dit ‘Mesropien’ que l’on définit comme le Grabar du 5ème siècle.
Que dire alors du travail fait durant la présence des Francs et quelle définition donner à l’arménien de Cilicie ? Il semble pourtant que le Grabar soit l’arménien d’Eglise, le « latin arménien ».
Je crois pouvoir dire, sans choquer quiconque, que l’arménien de Cilicie est la base de l’arménien occidental tel que nous l’entendons et l’utilisons aujourd’hui. Base riche et variée, base épurée et reprise durant les siècles écoulés pour ne plus être qu’une et unique à l’Occident, tout en préservant les particularités et spécificités linguistiques propres à chacun des pays où une diaspora arménienne s’est constituée.
Désormais, il n’est plus possible de revendiquer une antériorité envers une autre diaspora, une autre forme expressionnelle, un autre dialecte. Ajoutons que les moyens actuels de transferts de savoir et la rapidité de ces transferts font tomber les frontières naturelles que représentaient la lenteur des moyens de déplacement utilisés par nos ancêtres. Il n’était pas rare de voir plusieurs générations d’une même famille, sédentaires, sans avoir quitté leur village, durant ces générations. Cela, aujourd’hui, n’est plus réel. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et ces divisions ne sont plus vraies.
Nous ne pouvons plus dire qu’Un tel parle le patois de son pays de résidence ! nous ne pouvons non plus dire que nous parlons mieux qu’Untel autre. Il faudrait sinon reconnaître que les diasporas parlent dans un patois propre à chacune d’elles, mais diffèrent de celui de la diaspora voisine.
Sur ce point, nous constatons des divergences appuyées de la part des Arméniens de la diaspora syro-libanaise, qui sont convaincus de détenir la vraie, la bonne langue arménienne et rejettent tout ce qui n’est pas exprimé dans une forme qu’ils dénomment « Mesropienne », entendez « nouveau Grabar » dont ils se croient détenteurs du savoir et de la gestion.
Si cette façon de penser avait pu être crédible au siècle dernier, cela n’est plus une réalité actuellement, car ce qui avait fait la force de cette diaspora durant près de 150 ans était un ensemble cohérent et soudé de son imprimerie et ses périodiques, ses journaux et ses publications littéraires.
Ce n’est plus le cas désormais et nous constatons, dans les multiples rééditions de dictionnaires ou autres impressions que cette diaspora propose à la vente, que la qualité et la recherche n’est plus là, que cette ‘nouveauté’ a un goût de réchauffé.
Par exemple, je vous cite un fait récent : on m’a présenté un dictionnaire Français-Arménien qui a été édité en 1998. Il est censé être une nouveauté revue et révisée d’une édition antérieure. La première chose qui m’a sauté aux yeux est que les mots d’entrée en français étaient entièrement écrits en majuscules, dont certains accentués. Cela est depuis plus de 50 ans banni des dictionnaires français, mais l’information n’est pas encore parvenue dans le français en utilisation en Syrie-Liban.
N’avons-nous pas déjà vu une approche semblable au temps des Croisades, par le Patriarcat d’Antioche ? En seraient-ils les descendants ?
Nous avons auparavant évoqué les erreurs commises par les linguistes arméniens d’Erevan concernant les modifications apportées à la langue, sans recherche de type conceptuel, par des emprunts directs massifs.
Faut-il pour cela nier l’existence et la vitalité de la population de cette importante partie de ce qui fut notre Haute Arménie ?
Si nous ne parlions ici que de la dynamique générée par cette population laborieuse et nombreuse, ce serait lui faire l’affront de ne pas remarquer ce qui s’y est fait aujourd’hui. Cette Haute Arménie d’antan a commencé à créer une nouvelle unité centralisée littéraire, linguistique et politique, dont la Diaspora aura très prochainement grandement besoin.

L’Eglise, toujours vivante, active et présente, après avoir été de longs siècles durant le Mécène, le Mentor de notre Nation et de notre Culture, a rendu le pouvoir qu’elle détenait aux politiques des pays dans lesquels nos diasporas sont actives et créatives.
Actuellement, ce sont les dirigeants de la République d’Arménie qui représentent en globalité les Arméniens de la République d’Arménie et ceux de la Diaspora mondiale. C’est là un fait dont nous devons tous prendre acte.
Si une action à grande échelle était entreprise et que des interventions dussent être faites auprès des instances politiques où sont implantées nos diasporas, ce serait naturellement à la République d’Arménie que nos responsables culturels et ethniques devraient s’adresser.

Les divergences linguistiques qui existent actuellement entre le parler occidental et le parler oriental font, par ceux qui aiment pointer leur doigt sur cette différence, politiquement beaucoup de mal alors que les utilisateurs au contraire gomment naturellement les divergences et les enrichissent.

Nous retrouvons à nouveau les formes d’action spécifiques que nous avions évoquées quelques lignes plus haut.
Hormis quelques différences grammaticales propres au dialecte de cette région de Haute Arménie, qui sont généralement rapidement réglées, et un vocabulaire pratiquement identique, ces deux formes de parler sont parfaitement compréhensibles par tous les Arméniens.
Ce qui est étranger à la diaspora, donc incompréhensible, ce sont certaines formulations locales, dialectiques, propres aux hautes régions de cette Arménie orientale que le récent brassage des populations n’a pas encore raboté, épuré, centralisé. Je peux dire avec une certaine conviction, basée sur ma propre expérience, que cette difficulté nous est apparue lors de notre arrivée en Arménie soviétique en 1947 car nous y avons trouvé des gens parlant parfaitement l’arménien, courant et littéraire, identique à celui de l’arménien de Cilicie, donc celui que nous avions appris en France.
A côté de ces premiers, nous y avons également rencontré d’autres Arméniens descendus des villages d’altitude ou venus en ville , de leur région isolée, après la guerre, pour subvenir au besoin pressant de main-d’œuvre de reconstruction et s’y fixer. Ceux-là parlaient un patois incompréhensible et comme nous ne les comprenions pas, ils nous appelaient « les Etrangers », les « Nouveaux Venus », les « Autres ». Après quelques années de vie en commun ce sont eux qui ont pris le pli et se sont convertis à un parler plus littéraire, plus vrai, et surtout plus arménien.
Ils ont laissé au village les insertions dialectiques de langue turque, kurde, assyrienne…avec lesquelles ils s’exprimaient. Nous avons alors commencé à nous comprendre mutuellement, sans avoir eu à céder de notre linguistique ou passer à un quelconque dialecte (sinon pour les imiter et en rire).

Nous revivons à nouveau une situation identique, celle du pouvoir central d’Arménie pour une marche vers une unification linguistique (arménisation) douce avec ceux venus d’Artsakh ou des villages retirés du Zanguézour, de Katcharan et d’autres zones isolées encore.

Combien est vrai, grand et utile le travail de Mashtots et combien est vital ce qu’Il nous a laissé !
Nous venons de parler de toute l’évolution de la langue arménienne depuis le 5ème siècle jusqu’à nos jours.
Nous venons de l’éclairer, l’expliquer et donner une vue d’ensemble de cette belle langue durant ces derniers 14 siècles d’histoire.
Nous devons reconnaître que toute langue a des niveaux, le supérieur et l’humble, la langue de l’écrit et le parler du peuple.
Il y a eu des tentations de donner des lettres de noblesse à la langue populaire, commune (vernaculaire) en prétextant qu’elle existe depuis aussi longtemps que l’arménien mesropien (Grabar), toutefois l’évolution de ces débats ne fait pas avancer une affirmation plutôt qu’une autre et nous en resterons sur la constatation suivante : les dialectes arméniens en usage depuis l’Antiquité ont été la fondation de ce qui deviendra, avec l’apparition de l’écriture arménienne, la langue évoluée, entière, unique et centrale qu’est le Grabar (forme littéraire de l’arménien) bien que dans l’usage courant les dialectes perdureront encore.
Ce Grabar sera de suite à tel point complet qu’il deviendra l’outil, d’une qualité exceptionnelle, de traduction vers l’arménien, d’ouvrages rédigés en syriaque, grec, araméen, parthe… une valeur de traduction qui est prisée et reconnue par tous les utilisateurs (à l’échelle mondiale) de ces traductions.

Nous devons ici préciser que le Grabar cesse d’être une langue vivante aux environs du 9ème- 10ème siècle et que le mot « ashkharabar » vient remplacer la définition de langue populaire (familière, verniculaire) dans le but de lui donner une certaine dignité.
Il est certain que l’émergence d’une langue littéraire qui s’ensuivra n’est pas le résultat de la culture d’une langue naturelle, son émergence constitue un événement dont l’homme n’est pas maître.
Il arrive, à un moment de maturité nationale que la langue génère spontanément cette émergence littéraire sans considération du niveau culturel de la langue.
La langue littéraire moderne occidentale est une langue constituée en totalité et dans l’espace de ce dernier siècle . Elle est rapidement devenue la langue de tous les Arméniens occidentaux.
Au 19ème siècle le Grabar est une langue morte depuis près de dix siècles mais elle est aussi restée la langue des lettrés depuis 14 siècles ; l’écrit étant presque toujours l’exclusivité de l’Eglise.
Une passation de pouvoir politique s’est opérée depuis et ce transfert continue. L’Eglise, toutefois, continue de surveiller et suivre l’évolution de la langue et sa ‘centralisation’, action qu’elle a si bien menée au Vème siècle.
Si nous faisions une comparaison avec l’évolution du latin vers les langues européennes actuelles, nous dirions que le Grabar a été notre latin ou « arménien d’Eglise », langue jusqu’à ce jour liturgique.
Pour un avenir heureux de notre langue et son adaptation à la mondialisation des moyens de communication et de relation dont chacun rêve au fond de lui-même, j’exprime le souhait suivant :
Ne changeons rien aux formes des parlers tels qu’ils existent actuellement, ils sont la raison même et la richesse de ce qui est notre particularité linguistique tout autant que l’exemple d’une langue vivace et forte de 25 siècles d’âge.
La seule et unique difficulté sur laquelle chacun souhaite ne plus trébucher est la grammaire. Il est temps que nos linguistes nous élaborent une grammaire unique et commune.
Voyez vous-même :
Il n’est pas difficile, pour chacun de nous, d’apprendre un mot d’arménien occidental ou oriental qui sera le synonyme d’un autre connu, que nous utilisons quotidiennement ; l’unique difficulté étant liée à la mémorisation phonétique du mot ; c’est d’ailleurs généralement sur ce modèle qu’aujourd’hui l’on enseigne aux jeunes enfants les langues étrangères.

Ce n’est plus pareil lorsque nous devons apprendre deux vocabulaires et deux grammaires ainsi que toutes les particularités propres aux règles grammaticales de chacune d’elles, car alors plus personne n’est certain de bien les connaître et bien les appliquer.
Il n’y a aucun moyen connu de faire cohabiter dans une langue deux grammaires et deux évolutions linguistiques sans l’affaiblir puis, dans un délai plus ou moins long, la perdre. Est-ce cela que nous voulons ?

Il ne faut pas, comme certains le voudraient, rester sur ce que l’on connaît et ne pas voir l’abîme que cela creuse sous nos pieds.
Qui stagne recule ! nous devons avancer, c’est notre devoir et notre obligation envers nos descendants.
Il ne faut pas déclarer que le vrai, le seul arménien possible est l’arménien occidental et que l’arménien oriental n’est qu’un accident temporaire.
J’ai eu une rencontre avec un journaliste arménien de la région parisienne, et je l’ai entendu définir la langue arménienne d’expression orientale comme de l’ « arménien stalinien » avec bien sûr, en accompagnement à ces mots une moue odieuse sur le visage. Comment de telles personnes peuvent-elles se permettre de faire du journalisme, métier qui par essence même est le reflet d’une actualité sans partialité ni déclarations partisanes ? J’ajoute que ce journaliste, venu en France depuis environ deux décennies est originaire de la diaspora syro-libanaise.
En vérité, la réalité est totalement différente.

Pour que cet abîme ne se creuse pas et que nous n’ayons pas plus tard de cuisants regrets, il faut rapidement qu’un Comité de la Langue soit créé et que des antennes locales soient implantées dans toutes les diasporas arméniennes importantes.
Il faut immédiatement mener en parallèle et complémentairement des travaux liés, indivisibles et vitaux :
- 1. Lancer l’enrichissement de la langue avec de nouveaux mots techniques, scientifiques, politiques ou usuels sur des produits, des modes de vie et des actions que nos ancêtres ne connaissaient pas donc n’avaient pas à exprimer.
Cet enrichissement du vocabulaire proviendra de la branche linguistique qui les possède déjà et l’on devra, sans réticence, les étudier, en débattre et les adapter à notre parler usuel et quotidien. Nous voyons bien combien cette façon d’agir a déjà apporté à notre vocabulaire contemporain de mots nouveaux ou de sens nouveaux à ceux en usage.

- 2. démarrer la mise en commun de nos règles orthographiques, rédactionnelles et grammaticales, puis préparer une forme d’enseignement douce et progressive afin que la prochaine génération l’applique.
Nous pourrons alors combler le fossé naissant du rejet qui deviendrait, dans le cas contraire, de plus en plus profond entre la diaspora, au parler occidental, et l’Arménie, au parler oriental.

Nous devons garder en vue que ces deux parlers sont, chacun, utilisés par plusieurs millions d’individus répartis dans le monde et que déjà, depuis de nombreuses années, ces deux parlers cohabitent et enrichissent mutuellement le vocabulaire des membres de toutes nos diasporas où ils cohabitent.

Nous savons que nos diasporas ont intégré des émigrés de la République d’Arménie ayant quitté le pays pour des raisons économiques connues de tous.
Ces Arméniens orientaux parlent comme vous et moi et très peu de gens constatent qu’ils ont un dialecte légèrement différent du nôtre.

La cohabitation linguistique et l’élargissement du vocabulaire sont déjà en route. Il faut maintenant travailler sur la cohabitation orthographique et grammaticale.
Par déduction nous pouvons dire qu’une partie du travail est déjà lancée, en cours de réalisation, mais pour ne pas le laisser diverger et générer des fautes qu’il faudrait ensuite corriger, il faut le conduire et le diriger de façon centralisée, comme cela fut fait par l’Eglise au Vème siècle.

Nos politiques sauront-ils le faire ? Voudront-ils le faire ? Nous attendons leur réponse ! Surtout leur action.
Est-ce que notre Clergé voudra, sans protectionnisme de branche linguistique, à nouveau « centraliser » ce travail ?
Je terminerai ce document par une image de l’esprit sous forme d’un rêve exprimé à voix haute :
Je m’imagine itinérant de par le monde pour en découvrir les richesses culturelles et architecturales, et plutôt qu’étudier la langue du pays que je pars visiter, je ne prends avec moi qu’un dictionnaire d’arménien (par prévoyance).
A chaque escale, je n’aurai qu’un seul souci : aller au Syndicat d’Initiative et demander de rencontrer un contact arménien qui me fera un exposé et m’assurera les renseignements et l’aide dont j’aurai besoin.

Tous les touristes ne peuvent le faire, nous, nous le pourrions car nous sommes presque partout.
Mais peut-être n’est-ce qu’un rêve ?…


(septembre 1999) Jean Edouard AYVASIAN