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Par Bédros Zobian – qui a accompagné l'écrivain dans ce voyage au pays de ses ascendants, en 1964, et qui a publié en arménien le récit de ce voyage.
Cet extrait, traduit par Louise Kiffer, concerne seulement la visite à Bitlis.
Aujourd'hui, samedi 16 mai, cela fait exactement une semaine que nous nous sommes mis en route de "Bolis". Cette semaine s'était passée d'une façon assez intéressante.
Ce matin aussi, nous nous sommes réveillés de bonne heure, et à 7 h et demi j'étais descendu au jardin de l'hôtel. Je me doutais bien que Saroyan, après ce qu'il avait bu la veille, ne pourrait pas descendre à l'heure.
Or, quand je suis arrivé dans le jardin, j'ai été étonné de voir que Saroyan y était déjà. Le col relevé, son imperméable au dos, son chapeau familier sur la tête. Equipé et prêt, il contemplait les montagnes alentour.
— Aujourd'hui, il va faire beau, nous allons avoir une belle journée, dit-il.
Après avoir fini nos préparatifs, Saroyan et moi nous nous sommes dirigés vers le bord de mer. Il y avait là un navire, qui s'appelait: BITLIS.
Pour quelqu'un qui a un lien avec Bitlis, tout lui semble aimable. Il est allé immédiatement devant le navire. Il voulait absolument que je le photographie devant le navire.
— Prends une bonne photo. L'oncle Aram, qui sait combien il va être content. Fais attention à ce que le nom BITLIS soit bien lisible.
Le matin de bonne heure des émissaires étaient arrivés de Tatvan. L'un d'eux, le tailleur Salahaddine, lui offrit un immense bouquet de fleurs des champs et des montagnes. Sur le bouquet, il y avait écrit : "Bienvenue à Bitlis, cher Hamshirag Saroyan".
Saroyan, les larmes aux yeux, accepta le bouquet et leurs vœux. Il attendait impatiemment le moment de se mettre en route
Tous les préparatifs étaient terminés. La voiture des délégués de Bitlis était devant, la nôtre derrière, nous nous sommes mis en route vers Bitlis. Le tailleur Salahaddine s'était joint à nous comme guide.
A peine étions nous partis que nous nous sommes aperçus que la voiture ne roulait pas bien, elle ne tournait pas rond. Nous nous sommes arrêtés, nous avons examiné la voiture. Il est certain que le tuyau d'eau est endommagé.
Il a besoin d'être réparé ou changé. Nous entrons dans une station d'essence.
Le patron examine la voiture.
Saroyan s'empresse de lui dire:
"Djanim, que faites-vous ici ? Dépêchez-vous, partons. On nous attend à Bitlis."
Mais il n'y avait rien à faire. Le tuyau doit être rénové ou changé.
Quelques minutes après, Saroyan nous laisse et se dirige vers le bord de mer. Il est à peine à 200 – 300 mètres de nous.
Au bout d'un moment, je le rejoins au bord de la mer, il était occupé à jeter des pierres dans l'eau. Et soudain… je le perds de vue.
Une demi-heure plus tard, la voiture était réparée, nous aurions pu enfin partir, mais cette fois, Saroyan n'est pas là. Je vais voir au bord de la mer, je cherche dans les rues avoisinantes, il n'est pas là, pas là.
Saroyan, qui était si pressé, et ne voulait même pas attendre que la voiture soit réparée, voilà maintenant que nous ne savons pas où il est perdu. Nous avons attendu ainsi presque une heure. Puis Saroyan apparaît, un grand sourire aux lèvres.
— J'ai fait la connaissance d'un type merveilleux. Heureusement que j'ai été de ce côté-là, le derviche Yilmaz est un homme vénérable.
Saroyan, en revenant du bord de mer, avait vu dans la rue quelques enfants qui jouaient devant une chaumière. Il s'approche d'eux et observe leurs jeux.
A ce moment sort de la chaumière le Derviche Yilmaz, un vieillard qui boite. Il avait perdu une jambe lors de la première guerre mondiale, au cours d'un combat contre les Français. Le derviche était père de dix enfants.
Ceux qui jouaient dehors étaient ses petits-enfants. Le derviche l'avait fait entrer chez lui, et voulait lui offrir un café.
— C'était un café délicieux. Sa fille l'avait préparé et le lui avait servi, dit Saroyan. Savez-vous ?, ils étaient pauvres, mais leur maison était très propre. Les femmes faisaient cuire le pain. Elles m'en ont offert aussi. Le derviche était un homme respectable. Il m'a beaucoup plu. J'ai bien fait d'y aller, et de le voir. Jamais je n'oublierai ce derviche, sa fille et ses petits-enfants.
Saroyan, ne s'était vraiment pas rendu compte que l'heure avançait, et que ses chers Bitlistsis l'attendaient. Il vivait à ce moment-là dans un autre monde, le monde du Derviche villageois. Il avait éprouvé un plaisir spirituel en entrant dans sa maison et en buvant son café. C'était cela qui était important pour lui à ce moment-là.
Cela lui était égal, les Bitlistsis qui l'attendaient, et la voiture prête.
Saroyan voulait conduire la voiture. L'incident est oublié, il se dirige vite vers Bitlis.
— Aujourd'hui je me sens bizarre. Le matin quand je me suis réveillé, je transpirais abondamment. Et maintenant j'ai le cœur qui bat. Pourquoi ?
Peut-être que j'ai pris froid. Mais la nuit j'ai assez bien dormi. Au fond, Saroyan était agité. Son frémissement était en lui, et pour ne pas le montrer, il disait qu'il avait pris froid.
— C'est l'émotion, dis-je.
— C'est vrai, c'est possible. Quand cela cessera-t-il ?
— Probablement, quand nous arriverons à Bitlis.
— Je suis très content aujourd'hui mes enfants, je me sens heureux. Je suis très impatient, j'attends Bitlis. Même si j'étais gravement malade en ce moment, je voudrais continuer mon chemin.
Il essuie de nouveau la sueur qui tombe goutte à goutte de son front. Puis il appuie sur l'accélérateur, pour atteindre son but le plus vite possible.
De Tatvan, on se dirige d'abord vers le nord, puis la route tournait vers l'ouest. Sur notre droite s'élevait le mont Nemrout avec sa cime d'une blancheur immaculée. On nous a raconté qu'au sommet de cette montagne il y avait autrefois un petit lac qui approvisionnait en eau la ville de Mouch. Autour de la montagne, il y avait disait-on des sources d'eau chaude où les malades souffrant d'arthrites et de rhumatismes allaient se soigner.
Sur notre gauche, nous avons vu un caravansérail. La voiture de nos guides de Bitlis, qui nous devançait, s'est arrêtée. Notre voiture a fait de même.
Ce caravansérail était un vaste édifice fortifié. J'ai demandé comment il s'appelait. Ils m'ont répondu: "El Aman". Par la suite, je me suis renseigné, et j'ai appris que la plupart des noms de lieux étaient des noms dégradés. J'ai découvert que le nom exact de El Aman était Alamélik, que nos Arméniens appelaient le "Alaments Khan".
Derrière les hauts murs du khan, il y avait une vaste cour, qui aurait été utilisée autrefois comme cour de caserne pour les soldats. A l'intérieur du khan, il y avait de nombreuses pièces et cellules, grandes ou petites, qui servaient de refuges aux voyageurs.
Tandis que nos compagnons de voyage, après avoir jeté un rapide coup d'œil sur les différentes parties du bâtiment retournaient dans leur voiture, Saroyan ne se contentait pas de si peu. Il voulait voir chaque recoin de cet édifice. Nous avons examiné ensemble toutes les parties de ce caravansérail en pierre, à moitié démoli. Puis nous sommes montés au sommet de ces remparts gigantesques, où Saroyan s'est allongé un moment pour se reposer.
Nous avons ensuite fait le tour des cellules du dernier étage et sommes retournés dans la cour, et dans notre voiture.
Nous étions maintenant prêts à repartir.
Nous continuons notre voyage. Nous traversons des monts et des vallées.
— J'avais imaginé ces montagnes. Nous approchons, n'est-ce pas ?
C'est exact., nous devons être tout près. Mais jusqu'à présent, aucune ville n'apparaît. Nous sommes entourés de montagnes et de vallées.
Saroyan est de nouveau plongé dans ses souvenirs arméniens. La voiture est confiée à son instinct puissant ou sa longue expérience de la conduite .
Il remue à chaque instant. Il ouvre la vitre. Puis il la ferme. Il sort son mouchoir, il essuie la sueur de son front, et soudain se rappelle sa grand'mère Loussi, qui avait beaucoup parlé de Bitlis, et lui avait raconté beaucoup de choses. Il se rappelle aussi son grand-père, Minas, le mari de Loussi.
Saroyan avait une très grande considération pour Loussi. Il s'exprime toujours avec émerveillement à son sujet. Dans ses histoires, Loussi leur avait toujours donné une leçon de morale.
Saroyan commence à raconter: « Un jour, en hiver, mon grand-père Minas, malade, était alité. Minas avait une envie de melon. Il dit : "Loussi, apporte-moi un melon," dit-il. A cette époque là, il paraît que dans leur cellier bien frais, les melons pouvaient se conserver longtemps. Loussi descend dans le cellier, elle voit qu'il ne reste plus qu'un seul melon, et de plus, en partie ramolli. Elle prend le melon et l'apporte à Minas. Celui-ci regarde le melon et dit: celui-ci est pourri, je n'en veux pas, apporte-moi un autre melon. Loussi, ne voulant pas chagriner son mari, ne lui dit pas qu'il ne reste plus de melon. Très bien, dit-elle, et elle retourne à la cave, et rapporte à Minas le même melon. Minas regarde de nouveau le melon: "Celui-ci non plus n'est pas bon, va en chercher un autre", lui ordonne-t-il. Loussi, sans s'énerver, refait le même manège, et rapporte de nouveau le même melon.
Minas réfléchit, et se radoucit : "Celui-ci est le meilleur" dit-il, et il le mange… Loussi ma grand'mère racontait cette histoire à ses filles, pour leur apprendre que les femmes doivent bien comprendre l'état d'esprit de leur mari et bien se comporter envers lui. Loussi racontait particulièrement cette histoire à ses belles-filles récemment mariées, comme un conseil. »
En route, nous voyons un panneau indiquant: Bitlis, 10 km
Saroyan arrête de nouveau la voiture. Il va s'asseoir près du panneau sur une pierre, convertit les km en miles et dit:
— Il ne reste plus que 6 miles. Reposons-nous un peu et nous repartirons.
Vers les onze heures nous voyons au bord de la route deux ou trois automobiles, en arrêt. A côté, attendent un groupe de paysans. Notre guide les connaît. Ce sont des habitants de Bitlis qui sont venus jusque là pour accueillir leur concitoyen.
Nous nous arrêtons. Ces Bitlistsis offrent à Saroyan un bouquet de fleurs de montagne.
Saroyan leur demande: "On m'a raconté qu'il y avait par ici de la très bonne eau. Où se trouve cette eau ? Je veux voir la source et boire l'eau.
Les paysans connaissent l'endroit. "Tournez ce coin, c'est là" disent-ils
En effet, à droite de notre route nous voyons la fontaine; entourée d'un muret de pierre, sans robinet, l'eau s'écoule sans cesse d'un tuyau.
Saroyan se précipite immédiatement vers la fontaine. Il ôte son chapeau, et joignant les paumes de ses grandes mains, forme un "tchanakh" une écuelle dans laquelle il recueille l'eau. Puis il plonge son épaisse moustache dans ce "tchanakh" fait main, et boit longuement cette eau fraîche et rafraîchissante de Papchén.
Une fois bien désaltéré, il recueille encore une poignée d'eau dans ses mains et s'en jette à la figure et à la tête comme s'il voulait échapper au monde des rêves et se transporter dans la réalité d'aujourd'hui et de la vie vécue.
Sur le muret de pierre entourant la fontaine était écrit en turc: "eau de Papchen".
— C'est ça, c'est ça…"Tu dois boire l'eau de Papchen", m'avait-on dit.
Saroyan retire de notre voiture nos thermos, il les vide de leur contenu, et les remplit de l'eau de Papchen.
— Nous, nous n'avons pas besoin de ces eaux odar (étrangères). Dorénavant, nous boirons de cette eau merveilleuse. Qu'elle est belle ! C'est une eau magnifique. Il n'y en a pas de pareille dans le monde.
Il faut reconnaître que cette déclaration de Saroyan n'est pas seulement une conséquence de sa nostalgie du pays natal, ou de sa sensibilité. Effectivement, l'eau de Papchén est bonne et légère.
Cette fontaine se trouvait sur le flanc d'une montagne, à droite de notre route. Sur la gauche, la montagne descend plus profondément et avec les montagnes d'en face forme une vallée où coule l'eau de Bitlis.
Nos nouveaux compagnons de Bitlis nous montrent sur la montagne d'en face, un village. Le nom de ce village est "Bor" disent-ils, à la limite du quartier de Dzabergor des Saroyan. C'était loin et d'un accès difficile, de Bitlis jusqu'à ce village, ce n'est pas évident que nous puissions arriver jusque là. Nous voulons quelques renseignements sur ce village.
De loin, on aperçoit les maisonnettes du village, quelques-unes sont plus grandes et plus visibles. Nous questionnons. C'était l'église arménienne de ce quartier, en partie démolie, mais encore debout.
Saroyan observe longuement le village de Bor et l'église désignée., puis son regard se dirige vers la droite où ils avaient dit que se trouvait leur village de Dzabergor.
De loin, il aperçoit d'abord un village voisin du village de ses parents. Ses yeux s' emplissent de larmes. Il se plonge de nouveau dans ses pensées. Il ne parle pas.
Saroyan, dans un champ, cueille une rose sauvage, il la sent, puis il la met soigneusement dans sa poche.
"Partons, partons", dit-il Je ne peux plus attendre. Je veux vite arriver à Bitlis.
La voiture redémarre de nouveau, vers la ville.
(à suivrea)