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Par Ayse Gunaysu
Traduction Louise Kiffer
Ce n'est pas la première fois qu'un important journal en Turquie consacre sa UNE à un titre hautement provocateur portant une accusation non fondée qui inciterait manifestement à la haine et l'animosité envers "l'autre".
Je parle de "Hurriyet", l'un des journaux qui circulent le plus en Turquie. Il s'agit du titre de la première page du n° du 3 août, citant le PKK - l'organisation armée kurde hors-la-loi - comme responsable de l'attentat à la bombe du 28 juillet, qui a tué 17 personnes. Les informations donnaient des détails sur la façon dont l'un des neuf suspects détenus - le "bombardeur" - était entré en Turquie illégalement - et comment il avait observé, de sang froid - les gens mourir dans l'explosion.
Ce que les lecteurs de Hurriyet - dont le slogan est : "La Turquie appartient aux Turcs" - ne pouvaient pas apprendre par leur journal, était qu'après un interrogatoire complet de la police puis du Procureur général, le tribunal avait détenu les suspects - non pas sur les accusations relatées dans l'attentat du 28 juillet, mais parce qu'ils étaient membres d'une organisation illégale. La cour ayant ordonné l'arrestation des suspects n'avait fait aucune mention de l'attentat à la bombe. C'était parce qu'il n'y avait pratiquement aucune preuve pour accuser l'une quelconque des neuf personnes placées en garde à vue d'avoir lancé la bombe ou d'avoir un lien quelconque avec l'attentat. Le quotidien Taraf, interviewant la famille et l'employeur du suspect, précisa dans son numéro du 5 août que le coupable présumé n'était pas entré illégalement en Turquie, mais était, en fait un travailleur dans le textile qui avait travaillé dans la même entreprise sans interruption au cours des sept dernières années, et qu'il vivait avec sa famille.
Sur la même page, à côté de cette information, Ahmet Altan, fils du légendaire membre du Parlement turc du Parti des Travailleurs dans les années 60, a commencé son article en disant que le but fondamental de la justice n'est pas d'attraper un criminel, mais de protéger l'innocent. La Justice, continue-t-il, attrape et condamne le criminel pour la cause de la protection de l'innocent. Et la plus grande crainte de la justice est de condamner un innocent. Avec son style énergique habituel, il écrit "est" au lieu de "devrait être", uniquement pour souligner qu'en employant le terme "devrait être", cela ne suffirait pas pour formuler un principe aussi vital, et que cela devrait être un axiome, une règle catégorique, plutôt que conditionnelle.
Cependant, malgré le fait que le déroulement du procès est le même pour tous, le Ministre de l'Intérieur et les autres porte-parole du gouvernement, déclarèrent le suspect coupable de l'attentat à la bombe, sans faire aucune référence aux objections de Taraf.
Plusieurs journaux, y compris Taraf et Radikal, rapportèrent que le PKK avait désavoué l'attentat à la bombe et l'avait condamné. Les porte-parole du groupe avaient clairement déclaré que l'attentat à la bombe n'avait rien à voir avec le "Mouvement de Libération kurde" et qu'ils étaient contre le meurtre de civils, et croyaient que cela ressemblait à l'une des opérations secrètes mises en scène à plusieurs reprises dans le passé.
Le gros titre de Hurriyet et le récit provoquant soutenant la déclaration du Ministre n'est pas seulement un exemple d'une pauvre pratique du reportage. Nous sommes ici dans un pays où les affrontements armés en cours pendant les trente dernières années, ont déclenché de temps en temps, des agressions de masse contre les immigrants kurdes qui essayaient de gagner leur vie dans les villes, loin de leurs villages natals frappés par la guerre. Plusieurs fois, dans les banlieues des grandes villes, des ouvriers kurdes travaillant pour des salaires de misère, sans aucune sécurité sociale, ont été les cibles de tentatives de violences à la suite de rumeurs selon lesquelles ils avaient des liens avec le PKK. Les immeubles du DTP, le parti kurde représenté au Parlement par 17 députés, ont été parfois attaqués par des ultra-nationalistes, et il y a plusieurs années un bus transportant des membres du DTP a été détruit par une foule qui leur jetait des pierres en hurlant des slogans anti-kurdes à Gebze, un quartier d'Istanbul, blessant une douzaine de personnes. Plus récemment, une salle de conférence où le DTP tenait une réunion fut bloquée pendant des heures par des milliers de gens, tandis que la police n'intervenait pas, et un membre du DTP est mort d'une crise cardiaque au cours de cette circonstance. En d'autres termes, Hurriyet savait très bien qu'une telle accusation, prouvée comme étant sans fondement lors du procès, comportait un risque potentiel de déclencher un nouveau déferlement de sentiment anti-kurde parmi les ultra-nationalistes.
Mais, oui, ce n'est pas la première fois. Pendant des décennies, les journaux turcs semi officiels suscitaient la haine envers les "ennemis de la nation" - tantôt les "communistes", tantôt et plus souvent les "minorités déloyales" et fréquemment les "séparatistes kurdes". Tout au long de nombreux événements tragiques de l'histoire de la Turquie, sans parler des événements mineurs, les gros titres des journaux ont servi de catalyseurs à l'incitation frénétique des masses à l'action.
Les lecteurs turcs ont pris connaissance du rôle de la presse historique par différents incidents d'agressions de masse ethniques et religieuses envers des non-musulmans, dans le livre de Rifat Bali Cumhuriyet Yillarinda Turkiye Yahudileri: Bir Turklestirme Seruveni, traduit sommairement aux Juifs de Turquie pendant la période républicaine: Une Histoire de Turquification (Iletisim 1999).
Je ne parle même pas ici des discours de haine routinière des journaux ultra-nationalistes et ultra-islamistes, mais de la pratique de l'un des plus grands quotidiens de Turquie. Le discours routinier de haine dans les publications extrémistes comporte des insultes envers les Arméniens, les Juifs, et les Kurdes, ainsi que des attaques personnelles contre des dirigeants de minorités religieuses. Mais tandis qu'il y a des lois qui protègent l'identité turque d'être insultée, il n'y en a aucune qui protège les non-Turcs d'être insultés en Turquie.
Voici venir les jours où, pour la première fois dans l'histoire de ce pays, une affaire judiciaire est en cours contre des personnes qui ont été désignées par les défenseurs des droits humains depuis des années, comme ayant de sombres liens avec "la machine de guerre spéciale" à l'intérieur de l'Etat, qui est connue en Turquie sous le nom 'd'état profond'. Voici venir le temps où le DTP, le député indépendant d'Istanbul Ufuk Uras, et divers autres cercles d'opposition réclament une enquête plus approfondie qui ouvrirait la voie vers une sorte de catharsis partielle et une bien meilleure démocratie, plutôt qu'un superficiel lavage de mains des criminels les plus visibles, déjà parfaitement connus par certains. Au sein d'une telle imprévisibilité, certaines personnes - comme les éditeurs de Hurriyet - continuent à brouiller la perception du public au moyen d'accusations non fondées contre les personnages de la haine de la nation tels que le PKK et les Kurdes. Après tout, inciter à la haine et à l'animosité est le moyen le plus efficace et le plus durable de la manipulation.
Source: http://www.hairenik.com/armenianweekly/fpg08160805.htm
Ayse Gunaysu est une journaliste d'Istanbul, traductrice professionnelle et militante des Droits de l'Homme. Elle a été membre du Comité Contre le Racisme et la Discrimination de l'Association des Droits de l'Homme de Turquie (Branche d'Istanbul) depuis 1995, et a été journaliste dans un quotidien pro-kurde de 2005 à 2007.