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Par Khatchig Mouradian
The Armenian Weekly
23 septembre, 2006
Traduction Louise Kiffer
Quelle terminologie les Arméniens ont-ils employée pour décrire la plus grande tragédie de leur histoire ? Quand le terme Tséghasbanoutioun (Génocide) a-t-il été incorporé dans leur discours ? Je vais essayer de répondre à ces questions après lecture des éditoriaux du 24 avril de trois quotidiens en langue arménienne: Aztag (Facteur) – Zartonk (Réveil) et Ararad.
Ces journaux, tous publiés à Beyrouth, expriment les points de vue de trois partis politiques arméniens qui ont survécu dans la Diaspora – La Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA) ou Tashnags, le parti Hentchag ou Social Démocrate, et le Parti Démocratique Libéral ou Ramgavars, respectivement, Aztag a été publié pratiquement sans interruption depuis 1927 ; Ararad et Zartonk depuis 1937. (2)
Les survivants du Génocide arménien ont utilisé un certain nombre de termes pour désigner la destruction de leur peuple dans l'Empire Ottoman. Dans les éditoriaux étudiés, le terme le plus communément et constamment employé depuis les années 1920 jusqu'à présent est: Yéghern (Crime/Catastrophe), ou des variantes comme Médz Yéghern (Le Grand Crime) et Abrilian Yéghern (Le Crime d'Avril). D'autres termes comprennent: Hayasbanoutioun (Arménocide) Médz Voghpérkoutioun (Grande Tragédie) Médz Voghtchaguéz (Grand Holocauste) Médz Nahadagoutioun (Grand Martyre) Aghéd (Catastrophe) Médz Nakhdjir et Médz Esbant (tous deux : Grand Massacre), Médz Potorig (Grand Orage), Sév Vodjir (Crime Noir), et après 1948, tséghasbanoutioun (Génocide) ou des variantes comme Haygagan Tséghasbanoutioun (Génocide arménien) et Hayots Tséghasbanoutioun (Génocide des Arméniens)(3).
Yéghérn a été le mot le plus fréquemment employé en se référant à la destruction des Arméniens, avant que le mot "génocide" ait été inventé par Raphaël Lemkin en 1944 et incorporé dans la Convention du Génocide des Nations Unies, de 1948. Même après cela, Yéghern a gardé sa proéminence pendant plusieurs décennies.
Ce n'est que vers la fin des années 1980 et début 1990 que l'expression Haygagan Tséghasbanoutioun a commencé à apparaître plus fréquemment que le terme "Yéghérn" dans les éditoriaux étudiés, et, généralement, dans d'autres articles apparentés des journaux et publications en langue arménienne (4).
Hayasbanoutioun fut employé après que le juriste libanais Moussa Prince ait publié son livre "Un génocide impuni: l'Arménocide", en 1967 (5). Dans les quelques années qui suivirent plus d'une traduction arménienne de ce livre parut sous forme de livres ou de feuilletons dans Ararad (6).
De 1978 à 1982, le terme Hayasbanoutioun a été employé au moins une fois dans chaque éditorial du 24 avril dans Aztag. Toutefois, il est rarement apparu dans les autres journaux étudiés.
Le terme Tséghasbanoutioun est apparu pour la première fois dans Aztag le 25 avril 1948, quelques mois avant l'approbation par l'Assemblée Générale des Nations Unies de "La Convention sur la Prévention et la Pénalisation du Crime de Génocide" en décembre de cette année-là. Intitulé "Tséghasbanoutioun" l'éditorial commence par la question suivante en référence à l'Holocauste juif (7): Un autre orage sismique était-il nécessaire pour que les hommes apprennent le mot Tséghasbanoutioun (Génocide) ?… La tentative d'exterminer les Arméniens en masse – génocide – n'a servi qu'à remplir des pages de livres et à prononcer de brillants discours, alors que d'autres [tentatives d'extermination] se sont terminées par un résultat logique immédiat: des procès et pendaisons". (Aztag, 1948).
L'occasion suivante où le terme fut utilisé dans Aztag l'a été dans un éditorial condamnant le désintérêt de l'Occident pour la tentative de décimation des Arméniens (8) qui était encore plus évidente:
"Fallait-il une seconde Guerre mondiale pour que les peuples de l'Occident sentent dans leur propre chair ce que cela signifiait de planifier un crime contre une nation et le condamnent par l'emploi du terme "génocide" ? (Aztag 1950)
Deux ans plus tard, un autre éditorial du 24 avril déclarait: "La condamnation du crime de génocide en paroles et sur papier ne suffit pas" (Aztag 1952). Dans cet éditorial, le terme de tséghasban (9) (les auteurs du génocide) est aussi employé en référence aux Turcs.
Dans les années suivantes, et jusqu'au 50 ème anniversaire du Yéghérn, en 1965, le terme "tséghasbanoutioun" n'a pas été employé dans les éditoriaux d'Aztag. Cependant, il a été mentionné, plutôt sporadiquement, dans d'autres articles traitant de ce sujet, publiés dans le même journal. (10)
Zartonk a employé le terme Tséghasbanoutioun dans son éditorial du 24 avril en 1954 et il a continué à l'utiliser les années suivantes (11) "La patrie des Arméniens a été dépeuplée par suite de l'horrible crime de Génocide perpétré le 24 avril" (Zartonk 1954). Personne n'a écouté les quelques grands humanistes "condamnant la barbarie et le génocide" (Zartonk 1954); "Les politiciens putains germano-autrichiens fermaient les yeux sur le monstrueux génocide" (Zartonk 1956). "Aujourd'hui, quarante-cinq ans après le début du Médz Yéghérn, alors que nous pleurons amèrement le martyre de nos pères et mères, frères et sœurs, nous affirmons aussi, avec une joie infinie que le Turc génocidaire a échoué dans son plan…Nous devons jurer de tout faire pour couronner de succès notre CAUSE SACREE [appuyé par Zartonk] de sorte qu'aucun [autre] Talaat (12) ne vienne jamais plus envisager de résoudre la "question arménienne" par un violent génocide" (Zartonk, 1960) "Les dirigeants ittihadistes ou les ministres ottomans avaient déjà préparé le terrain pour le génocide sans précédent" (Zartonk, 1964),etc…
Après 1965, soulignant l'importance du 50ème anniversaire du Génocide, le Comité central de la FRA au Liban a signé une déclaration dans Aztag, intitulée "Notre Parole" parue à la place d'un éditorial. Dans cette déclaration, le terme "Yéghérn" était répété 5 fois, alors que "Tséghasbanoutioun" n'était employé que deux fois.(13)
En 1966, en un mouvement atypique pour l'époque avant les années 1990, un éditorial intitulé "Tséghasbanoutioun" a utilisé le terme Tséghasbanoutioun 7 fois (trois en référence à la Convention du Génocide des Nations Unies), tséghasban Turk (le Turc génocidaire) une fois, et Yéghérn pas du tout.
Ararad a utilisé pour la première fois le terme Tséghasbanoutioun dans l'éditorial du 24 avril 1966. Par la suite, le terme est apparu régulièrement dans les éditoriaux du 24 avril du journal: "Les Arméniens de la Diaspora ont un rôle immensément important à jouer pour l'obtention de la condamnation du génocide par les Turcs" (Ararad 1966) "Même l'imagination la plus sauvage ne pourrait décrire le génocide commis envers nous" (Ararad 1967); "Le génocide commis contre notre peuple est aussi un crime contre l'humanité" (Ararad 1968); "56 ans ont passé depuis le génocide et le pillage de l'Arménie Occidentale" (Ararad 1971), etc…
L'expression Haygagan Tséghasbanoutioun n'a pas été utilisée jusque là. Typiquement, quand on se référait aux événements de 1915-1916, l'expression utilisée était: "le génocide de 1915" "Le génocide turc" et "Le génocide commis envers les Arméniens". C'est seulement dans les années 1980 que Haygagan Tséghasbanoutioun est devenu l'expression la plus fréquemment employée en référence à 1915.
Les négateurs du Génocide arménien disent que les Arméniens eux-mêmes ne parlaient jamais de 1915 en tant que "génocide" avant les années 1980. Comme le démontre cette étude, leur argument, populaire dans les médias turcs et les cercles universitaires turcs ne tient pas debout. Certes, les Arméniens ont employé effectivement un certain nombre de termes en référence à l'extermination de leur peuple, peu de temps après que le terme "génocide" fût inventé par Raphaël Lemkin et même avant l'approbation de la Convention du Génocide des Nations Unies, mais les Arméniens ne se sont rendus compte que le terme était applicable aux horreurs subies par leur peuple, que depuis quelques décennies.
Naturellement, ils n'ont pas été seuls à faire cette découverte. Lemkin lui-même s'était référé à 1915 comme "génocide" et avait déclaré que ces horreurs avaient pavé le chemin de l'adoption unanime de la Convention du Génocide par l'Assemblée Générale des Nations Unies en 1948. "Un million d'Arméniens sont morts, mais une loi contre le meurtre de populations a été écrite avec l'encre de leur sang et l'esprit de leurs souffrances" écrivit Lemkin dans un article exclusif pour "Hayrénik Weekly" en 1959.
Notes: