Recueilli
par Verjine Svazlian ethnologue à Erevan.
Verjine Svzlian
a passé sa vie à recueillir
les témoignages des survivants du Génocide
arménien de 1915. Elle a réuni
des milliers de témoignages.
Voici le n°
227 : Récit de Siréna Arami
Aladjadjian née en 1910 à ADABAZAR
.
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" Autrefois nous étions au paradis,
nous sommes tombés en enfer. Que de
fois on a changé mon nom, que de fois
on a changé ma famille ! En 1915, j'avais
5 ans quand la population d'Anatolie a été
déportée. J'étais parmi
eux. Je ne suis pas contente d'être
restée en vie, mon coeur saigne quand
je pense à mes parents.
Nous faisions l'élevage des vers à
soie. Mardin Hagopian, avec mon père
Aram Aladjadjian, commençait à
faire croître les graines de vers à
soie, il en remplissait des boîtes,
ils les envoyaient en Arabie. (Les Turcs)
ont tout cassé, ils ont détruit
tout ce que nous avions. Maintenant, quand
je vais à Adabazar et que je vois notre
maison, je pleure, je me rappelle notre vie
passée. J'étais une enfant,
je ne savais rien, mais j'étais intelligente,
je me souviens de tout. Tu vois ma figure
? Quand nous étions déportés,
les Arabes m'ont fait des marques avec de
l'encre bleue pour me transformer en fellah
arabe.
Pendant la Première Guerre mondiale,
les Turcs étaient avec les Allemands.
Les Américains, les Français,
les Anglais et les Italiens étaient
alliés. La guerre a commencé..
Dans tous les consulats, les étrangers
devaient s'en aller, partir. D'abord nos pères,
nos oncles, nos frères, tous ceux qui
avaient plus de vingt ans, ont été
ramassés, disant qu'ils devaient être
des soldats turcs.
Mon
père a reçu un appel du consulat
russe : Sortez vite de là votre
vie est en danger !
Mon
père et ma mère étaient
occupés avec l'élevage du ver
à soie ; moi j'étais chez ma
grand'mère. De sorte que mon père
et ma mère sont partis en hâte
en Russie. C'était la guerre, les routes
furent coupées. On n'avait pas le droit
de sortir du pays. Un Turc est accouru de
Russie, il avait été envoyé
pour venir nous chercher, mais il n'a pu nous
trouver puisque les gendarmes turcs avaient
bloqué les routes tout autour de la
ville, personne ne pouvait sortir. Ceux qui
essayaient étaient frappés,
tués.
Mon
père avait enterré douze récipients
d'or, mais moi j'ai été déportée
avec ma grand'mère, nous n'avions rien
emporté avec nous . Nous avions seulement
notre vêtement sur nous. La nuit, nous
étions trempés sous la pluie,
dans la journée le soleil nous séchait,
notre habit fumait. Pendant quatre ans durant
la guerre, nous avons erré dans les
montagnes, souffrant de faim et de soif. Les
Turcs vendaient du boulghour, ma grand'mère
en achetait, elle remplissait ma poche, nous
marchions, nous mangions les grains, comme
les poules. Partout où nous allions,
le sol était couvert de morts ; ceux
qui étaient partis avant nous étaient
tout noircis, tombés les uns sur les
autres. Lorsque nous sommes arrivés
à Deir Zor, la guerre venait de se
terminer. Les alliés européens
avait gagné. Les routes se sont ouvertes.
Sur
la route de déportation, ma grand'mère
est morte à côté de moi.
Elle était âgée, elle
n'a pas résisté à la
faim , à la fatigue. On a tout subi.
Les gendarmes à cheval nous fouettaient
en criant " yürün ! "
(marchez ! ) .
Deir
Zor était l'endroit le plus mauvais.
La chaleur nous coupait le souffle. Sur la
terre, il n'y avait pas d'herbe à manger.
A trois reprises j'ai perdu ma grand'mère,
mais ensuite elle est morte en chemin. Je
suis restée orpheline, silencieuse,
j'errais dans les sables du désert
quand on m'a trouvée. Un couple arabe,
un homme et une femme, m'ont emmenée
dans leur tente. Ma nouvelle mère s'est
assise, elle a commencé à me
débarrasser des poux que j'avais dans
les cheveux. Elle m'a lavée. Elle a
brûlé mes habits dégoûtants.
Elle m'a mis ses habits à elle. Je
me suis sentie enfin convenable. Disons qu'ils
m'aimaient beaucoup. Ils n'avaient pas d'enfant,
ils m'ont accueillie comme leur enfant. Moi
je chantais pour eux, je faisais du théâtre.
Mon père arabe me donnait 40 paras
pour acheter un coq en sucre. Ils m'avaient
mis aux bras des bracelets en or, et même
aux chevilles, j'avais un magnifique collier
en or. Mais pour ne pas qu'on vienne me chercher,
ils m'ont maintenue un jour les pieds et les
mains, à quatre personnes, et se sont
mis à me couvrir la figure avec de
l'encre bleue, jusqu'à la poitrine.
Quant à moi, je criais de douleur,
mais en vain. N'en parlez pas, c'est là
leur coutume, ils m'ont transformée
en arabe.
Pendant
toute la durée de la guerre, je suis
restée auprès d'eux, dans le
désert.
Après l'armistice, les Américains
sont venus dans le désert chercher
les orphelins arméniens. Ils m'ont
demandé : échou esmak ?
(comment tu t'appelles ?) et moi j'ai répondu
: Meyram.
- Le nom de ton père ?
- Apou Emin (j'ai donné le nom
de mon père arabe)
- Le nom de ta mère ?
- Hadji Essoum (j'ai donné le
nom de ma mère arabe)
Le
policier arabe, à qui ils avaient promis
une pièce d'or rouge pour chaque enfant
arménien trouvé, m'a dit : Ma
fille, tu ne peux pas être arabe.
C'est vrai, j'étais blonde, j'avais
les yeux bleus, on m'appelait " Moscov
" (russe) et j'avais les cheveux frisés.
Le policier arabe m'a dit :
- Tu es arménienne, ton père
et ta mère sont à Alep, ils
t'attendent.
Moi j'avais peur.
- Emmi ! (maman) ne les laisse pas
m'emmener ! Je crie, je pleure.
Le
policier m'a demandé : - ma fille,
de quelle ville es-tu ?
Je regarde le visage de ma mère, ne
sachant que répondre.
Ils ont compris que j'avais peur.
L'Américain à dit à ma
mère :
- Hanoum, cette enfant a peur de toi, je
te prie de sortir.
Ma mère arabe est sortie de la pièce.
Ces Américains m'ont pris sur leurs
genoux, ils m'ont donné des bonbons
et du chocolat. J'ai pensé qu'ils étaient
gentils.
L'Américain
a dit :
- Baby, (ma petite) comment on fait
le signe de croix ?
Il a commencé à mettre ses trois
doigts sur le front, puis sur la poitrine,
soit-disant le signe de croix.
Voyant cela j'ai dit :
- lé ! (non) ce n'est pas
comme ça, c'est comme ceci.
Avec trois doigts de la main droite, j'ai
commencé à faire le signe de
croix de la bonne manière. Les Américains,
voyant cela applaudirent avec joie. Ils ont
dit :
- Bravo ! she is armenian (elle est
arménienne !)
C'est ainsi qu'ils comprirent que j'étais
une enfant arménienne.
La femme arabe est entrée et m'a dit
:
- Qu'est-ce que tu leur as dit pour qu'ils
se réjouissent et applaudissent ?
Moi, étonnée j'ai répondu
:
- Je n'ai rien dit !
Il ne m'est même pas venu à l'esprit
qu'un simple signe de croix soit une preuve
que j'étais chrétienne.
Le policier arabe à dit :
- Emmenons-la à Alep, qu'ils décident
ce qu'elle est.
Ils m'ont fait asseoir sur le cheval et m'ont
emmenée. Ma mère arabe s'est
mise à marcher derrière nous.
Peu après, elle a vu un âne dans
l'eau, elle s'est assise dessus et nous a
suivis. Nous sommes sortis du village, j'ai
vu que mon père arabe était
venu, il m'a tendu les bras, m'a portée
et a dit :
- Meyram, même s'ils t'emmènent
au palais du roi, sors et reviens chez nous
!
On m'a emmenée à Alep, nous
sommes entrés dans un grand bâtiment.
De chaque côté de la porte, se
tenaient deux soldats indiens. Ils ont laissé
ma mère arabe dehors, elle est restée
dehors avec l'âne. On m'a fait entrer.
Les secrétaires tapaient tac-tac-tac
sur leurs machines à écrire.
Ils m'ont dit :
- Tahali (viens) !
Ils m'ont encore demandé les noms de
mon père, de ma mère. J'ai de
nouveau donné les noms de ma mère
arabe et de mon père arabe. J'avais
maintenant neuf ans. L'Américain a
dit :
- Non, tu es une fille d'Arméniens.
Tu dois dire la vérité, pour
que nous te délivrions d'entre leurs
mains.
Je n'ai pas dit ce qu'ils me demandaient.
- Et le signe de croix que tu as fait ?
a dit l'Américain.
Là pour la première fois j'ai
vu un homme, un bout de bois à la main,
qui parlait tout seul. Je me suis dit : "
il est métchloum (fou). Eh bien,
c'était un téléphone.
Nous sommes sortis du bâtiment. J'ai
vu ma mère arabe qui attendait, avec
l'âne. Je me suis serrée contre
elle, nous nous sommes mises à pleurer
toutes les deux. Puis un pacha arabe nous
a vues et a dit :
- Ah femme, moi j'en avais pris et caché
25 !
Lui aussi a commencé à pleurer,
puisqu'il les gardait pour en avoir des enfants.
Les
Américains m'ont attrapée et
m'ont mise dans une auto. Moi je n'avais jamais
vu d'auto, je croyais qu'on allait s'envoler.
Ils m'ont conduite à l'orphelinat du
Révérend Aharon.
Quelques
jours plus tard, la directrice de l'orphelinat
américain d'Adabazar, Miss Mary Keen,
a adressé une lettre au révérend
Aharon lui demandant de lui envoyer 15 filles
arméniennes, qui soient de bonnes écolières.
Le gérant, nommé Garbis, m'a
conduite avec les autres filles. Tout à
coup, j'entends derrière moi : "
Ammi ! " c'est une femme enveloppée
dans un tcharchaf. Elle a ouvert son tcharchaf
pour que je voie son visage, et j'ai vu que
c'était ma mère arabe. La pauvre
femme attendait depuis plusieurs jours devant
l'orphelinat, espérant pouvoir me ramener.
Mais on nous a fait monter dans un train,
et on nous a conduites à Adabazar.
A l'orphelinat, on nous a fait coucher les
unes à côté des autres.
Sous la direction de Miss Mary Keen nous avons
reçu une très solide instruction
et une bonne éducation. Je parlais
l'anglais " comme un rossignol ".
Un jour, Miss Mary me dit : " Ici
tu vas oublier ton anglais, je vais t'envoyer
à Bolis, comme employée chez
des gens importants ".
J'ai pleuré. Je n'avais déjà
pas de mère, pas de père, j'avais
à peine adopté Miss Mary à
la place de ma vraie mère. Nous nous
aimions tant ! Et elle m'appréciait
comme une personne studieuse, consciencieuse
et travailleuse.
Elle m'a remis un certificat pour que j'aille
me présenter à cette famille
de Bolis.
J'ai été à Bolis. Tant
et tant de personnes me disaient : Celle-ci
est mon enfant !
Je ne répondais rien.
Mardin Hagopyan était encore en vie.
Il m'a reconnue et a dit :
- Tu sais que ton père et ta mère
ne sont plus ?
Je me suis mise à pleurer.
- Ne t'en fais pas, a-t-il dit, moi je
suis là.
La
guerre contre les Grecs a commencé.
Eux (mes maîtres) sont partis en Angleterre.
Je ne les ai plus revus. Mais Violette-Edvin
Lafontaine et sa famille m'ont emmenée
chez eux, ils m'ont élevée,
et leurs enfants ont grandi avec moi. Ils
m'aimaient beaucoup. Ils disaient : "
sini, sini ! ". je suis restée
auprès d'eux jusqu'à la fin,
j'ai élevé aussi les enfants
de leurs enfants, je leur ai appris l'anglais,
et les règles du savoir-vivre. Ils
sont devenus des gens bien.
Avant la guerre de Hitler, ils ont décidé
d'aller en Angleterre, et leurs enfants sont
partis avec eux.
Ensuite
à Istanbul, j'ai travaillé dans
les maisons des princesses indiennes et égyptiennes.
J'ai élevé et éduqué
leurs enfants.
Ainsi s'est passée ma vie. Quand j'étais
jeune, j'ai rencontré un jeune Arménien
qui a été émerveillé
par ma beauté et ma connaissance des
langues, mais il a confié que "
s'il n'y avait pas eu ces marques bleues sur
ce joli visage, nous nous serions mariés
".
C'est
ainsi que les tatouages exécutés
par les Arabes sur ma figure ont été
la cause de ma grande solitude dans la vieillesse...",
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