«
Un pogrom d’Arméniens en Union Soviétique »
Ed. SEUIL
Présentation de Bernard Kouchner – Préface d’Eléna
Bonner
Extrait
de l’introduction de Samuel Chahmouradian –
août 1989 – Erevan
« Un jour, on connaîtra toute la vérité sur la
tragédie de Soumgaït. Sa nature – le génocide
des Arméniens dans la ville de Soumgaït en RSS
d’Azerbaïdjan – et l’objectif politique de ce
crime sont évidents. Il s’agit seulement de
savoir qui a organisé ce génocide, et pourquoi
jusqu’à ce jour les coupables n’ont pas été
désignés ?
Pourquoi n’a-t-on rien fait pour prévenir le
massacre, et pourquoi les mesures prises avec
un immense retard alternèrent avec des
périodes d’inaction (ce qui a valu de
nouvelles victimes) des forces qui avaient été
envoyées à Soumgaït pour sauver les gens et
rétablir l’ordre ?
Pourquoi enfin ces événements n’ont –ils pas
été suivis d’informations complètes et
objectives, ni analysés par les médias, et
pourquoi la direction du pays et les organes
de la justice n’ont-ils pas condamné comme il
se devait ce crime, et ne lui ont-ils pas
donné l’appréciation politique et juridique
qu’il méritait ?
Presque tout le territoire d’une ville de 250
000 habitants a été, pendant trois journées de
février 1988, l’arène du massacre de la
population arménienne, avec comme résultat des
dizaines de tués dont la plupart ont été
brûlés vifs après avoir été roués de coups et
torturés, des centaines de blessés dont
beaucoup sont maintenant invalides, des femmes
et adolescentes violées, plus de deux cents
appartements saccagés et pillés, des dizaines
de véhicules incendiés et démolis, des
dizaines d’ateliers, de magasins, de kiosques
et autres établissements publics rasés, des
milliers de réfugiés. Telle est la face de
Soumgaït.
Mais la tragédie réside-t-elle seulement dans
le fait qu’il y a eu tant de tués et tant
d’appartements pillés dans cette ville ?
On a causé un préjudice moral incommensurable
non seulement au peuple victime de cette
tragédie, et non seulement au peuple au nom
duquel ces crimes ont été perpétrés, mais
aussi à toute la société soviétique.
« Après les férocités staliniennes, ont écrit
les savants moscovites dans leur « Lettre
ouverte aux amis en Arménie » il ne s’est rien
passé dans notre pays qui nous ait rejetés
aussi loin en arrière : de la civilisation à
la sauvagerie ».
Soumgaït a fait de deux voisins – les peuples
arménien et azéri - des ennemis déclarés et
irréconciliables et a eu des conséquences
particulièrement lourdes dans leurs rapports.
Pour la première fois, Soumgaït a montré que,
dans un Etat multinational où l’amitié entre
les peuples était considérée comme une chose
sacrée, on peut tuer des gens pour la seule
raison qu’ils sont d’une autre nationalité !
Le génocide de Soumgaït a un rapport direct
avec le problème du Karabagh. C’est une
monstrueuse réaction à la volonté on ne peut
plus pacifiste et démocratique du peuple
arménien de voir la réunification de la région
autonome du Haut-Karabagh avec la RSS
d’Arménie.
Ce crime avait pour objectif de bloquer la
solution possible du problème, d’effrayer les
Arméniens par la perspective de nouvelles
actions sanglantes et de les contraindre à
renoncer à leur mouvement pour le Karabagh.
Le problème du Haut-Karabagh – petite contrée
depuis toujours arménienne, majoritairement
peuplée d’Arméniens et incluse de force en
1921 en qualité de région autonome au sein de
la RSS d’Azerbaïdjan – a été maintes fois
soulevé : dans les années vingt et dans les
années quarante, mais tout particulièrement
vers le milieu des années soixante.
Dès le début de l’année 1988, l’aspiration des
deux parties d’une même nation à une vie
étatique commune, a pris l’aspect d’une lutte
constitutionnelle du peuple entier. Le peuple
a cru dans les possibilités démocratiques de
la perestroïka. Des meeetings et des réunions
exigeant d’étudier la possibilité de
réunification de la Région autonome du
Haut-Karabagh (RAHK) avec la RSS d’Arménie ont
eu lieu à la mi-février à Stepanakert,
capitale régionale du Karabagh, dans les
centres des districts et dans les villages.
Des télégrammes, des lettres , des requêtes de
collectifs de travailleurs furent adressés à
la direction de l’URSS.
Ils soulignaient le droit constitutionnel des
nations à l’autodétermination, la nécessité de
corriger une erreur historique, le fait que
les Karabaghtsis n’ont rien contre le peuple
azerbaïdjanais.
Le 20 février 1988, la session extraordinaire
de la 20ème législature des députés du peuple
de la RAHK, a décidé de demander aux Soviets
Suprêmes de la RSS d’Azerbaïdjan et de la RSS
d’Arménie de faire passer la RAHK de la RSS
d’Azerbaïdjan dans la RSS d’Arménie.
En même temps, la session a demandé au Soviet
Suprême de l’URSS de résoudre ce problème
favorablement. Ce même jour, le 20 février,
des meetings se tinrent également à Erevan.
La partie azerbaïdjanaise a répondu à
l’exigence des Kharabaghtsis par des menaces
d’extermination physique.
Ces menaces n’émanaient pas seulement et pas
tant des Azéris de la rue que des hauts
fonctionnaires.
« Lorsque dans la nuit du 14 février la
première manifestation s’est déroulée à
Stepanakert,
Assadov, chef du Département au Comité central
du PC d’Azerbaïdjan, a déclaré pendant la
séance du bureau du Comité régional du Parti,
‘que 100 000 Azéris sont prêts à toute heure à
envahir le Karabagh et à y faire un massacre.
» (A.Vassilevski, « Nuages dans les Montagnes
» Aurora, 1988 n° 10).
L’idée d’une extermination physique en cas
d’insoumission du Karabagh a même été soufflée
par M. Gorbatchev.
Le 26 février, c’est-à-dire un jour avant le
début des pogroms à Soumgaït, le secrétaire
général du CC du PCUS a dit, en rapport avec
le problème du Karabagh, aux écrivains
arméniens S.Kapoutikian et Z.Balaïan : «
Avez-vous pensé au sort des 207 000 Arméniens
de Bakou ? » (Z. Balaïan, Artsakh : Plaies et
Espoirs. Notes d’un écrivain, député du peuple
de l’URSS » Komounist, 13 septembre 1989).
Les premières actions ont débuté en même temps
que les menaces de la partie azerbaïdjanaise.
Des incidents relativement mineurs (Arméniens
offensés et roués de coups) ont commencé à
surgir les uns après les autres sur le
territoire de la RSS d’Azerbaïdjan.
Le premier incident d’envergure a eu lieu le
22 février, lorsque des milliers d’Azéris de
la ville d’Aghdam sont entrés sur le
territoire de la RAHK voisine, et ont marché
en direction de Stepanakert.
En chemin, ils ont roué de coups des Arméniens
et saccagé des logements et édifices publics.
La catastrophe était imminente, mais non loin
du bourg d’Askéran des détachements de la
milice et un groupe de Karabaghtsis ont réussi
à stopper la foule déchaînée.
Ce jour-là, des dizaines d’Arméniens ont été
blessés et hospitalisés. Deux Azéris d’Aghdam
ont été tués.
Comme il découle de l’enquête, l’un d’eux a
été abattu par un milicien azéri.
On ne sait rien sur les circonstances de la
mort de l’autre.
Il convient de revenir à l’incident d’Askéran
car il a un rapport direct avec les événements
de Soumgaït.
L’autre page des antécédents de la tragédie
commence dans le district de Ghapan en
Arménie.
C’est un district éloigné d’Erevan et
limitrophe de la RSS d’Azerbaïdjan avec une
forte population azérie, où non seulement il
n’y avait pas de meetings ou de réunions, mais
où, à la suite du silence observé par les
médias, la population ne savait rien des
événements du Karabagh.
Néanmoins, déjà vers le 20 février, des «
réfugiés » venant surtout de ce district et
d’autres d’Arménie à population azérie ont
commencé à se rendre en Azerbaïdjan. Pourquoi
ont-ils subitement quitté leur lieu de
résidence permanent, si ce n’est pour répondre
à la volonté et aux instigations de ceux qui
préparaient de futurs massacres ?
C’est qu’aussitôt après l’apparition des «
réfugiés » en Azerbaïdjan, on a commencé à
propager des bruits sur les prétendues
violences dont les Azéris seraient l’objet en
Arménie…
Ainsi des provocateurs spécialement formés
commencent à agir à Soumgaït sous l’aspect de
réfugiés venus de Ghapan…
Soumgaït sera toujours une bombe à retardement
placée sous les fondements du pays tant qu’il
ne sera pas condamné.
(Témoignages des survivants de Soumgaït : 220
pages)
|
|