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« Nous le savons, l'homme est un être
raisonnable,
mais les hommes le sont-ils ? »
Raymond Aron
Comment comprendre les massacres de populations civiles ? Comment en faire l'étude du point de vue de la science politique ? Le chercheur se sent quelque peu démuni, non parce qu'il se trouve confronté à l'analyse du conflit ou de la guerre - objets d'étude qui lui sont familiers- mais parce qu'il se doit de travailler sur l'horreur. Comme tout un chacun, son premier réflexe est l'évitement, voire la répulsion. Ses outils d'analyse paraissent de toute façon bien insuffisants pour expliquer des actes de pure barbarie. S'il s'engage pourtant dans une telle recherche, il risque alors de se laisser gagner par la passion tant le sujet touche de près la mort. Rares sont les travaux sur lesquels il pourrait s'appuyer: jusqu'à présent, la science politique s'est peu intéressée à l'analyse de tels phénomènes, bien qu'ils aient connu un développement considérable au XXème siècle1. Tentons ici d'en délimiter l'objet d'étude.
Il est essentiel de s'entendre sur l'emploi d'une notion qui permette de différencier les phénomènes de destructions de populations civiles d'autres formes de violences collectives telles que la guerre ou l'insurrection. A cet effet, je suggère celle de « crime de masse » . Cette expression semble la plus adéquate pour désigner de manière assez neutre l'ensemble des cas connus. Celles de « génocide » ou de « crime contre l'humanité » ne peuvent convenir, car leur contenu est plus spécifique, et elles renvoient à l'univers juridique du droit international.
Le crime de masse ne constitue pas une « simple » atteinte aux droits de l'homme commise par un pouvoir à l'encontre d'une minorité (cas de l'oppression d'un groupe). Il ne s'agit pas non plus d'une forme d'exploitation économique particulièrement outrancière (cas de l'asservissement d'un groupe). Le crime de masse consiste en une destruction pure et simple de civils en grand nombre, souvent accompagnée d'atrocités qui, à première vue, semblent ne « servir » à rien. En guise d'explication, on se contente souvent d'invoquer la « folie meurtrière des hommes » . On verra pourtant que le crime de masse obéit à une certaine « logique » du point de vue de ses objectifs, même si cette rationalité peut être qualifiée de délirante.
Le crime de masse n'est pas non plus un crime de guerre : il ne procède pas de « ce délire du champ de bataille » dont parle l'historien Christopher Browning pour décrire les atrocités commises par des soldats contre d'autres soldats dans la dynamique même de la guerre2. Le crime de masse résulte d'une politique délibérée visant à assassiner des populations civiles (hommes, femmes et enfants), ce que Frank Chalk et Kurt Jonassohn appellent la « tuerie d'un seul côté » (one-sided killing)3. Par définition, il y a une dissymétrie absolue du rapport de force physique. Le crime de masse ne désigne pas une technologie particulière du meurtre (couteau, mitraillette, feu ou gaz...), mais un acte ou une série d'actes, collectivement organisés, dont le but est de provoquer la mort de groupes entiers d'humains non armés.
Du fait qu'elle exige une bonne organisation, la criminalité de masse est surtout le fait de certains Etats. Bien entendu, des groupes privés, milices et mouvements de luttes divers peuvent aussi commettre de telles atrocités, dans leur lutte pour la conquête du pouvoir. Si « la guerre fait l'Etat tout autant que l'Etat fait la guerre » , pour reprendre la formule de Charles Tilly4, on dira aussi que le crime de masse fait l'Etat et vice versa. Cependant, le crime sera d'autant plus massif que ses organisateurs ont effectivement les moyens de le rendre tel : seul le pouvoir d'un Etat avec son armée, sa police, son administration, ses divers relais dans la société permet le déploiement d'une entreprise criminelle à grande échelle. Telle est la thèse défendue par Rudolph Rummel qui, dans son étude quantitative de la violence, estime que près de 160 millions de personnes ont été tuées au cours du XXème siècle par leurs propres gouvernements5.
Les situations historiques et politiques de ces crimes de masse sont cependant très différentes d'un pays à l'autre. De cette diversité, on peut dégager, en fonction des objectifs visés, deux dynamiques criminelles fondamentales :
soit il s'agit seulement de parvenir à la capitulation du groupe visé pour lui imposer sa propre domination politique ; | |
soit il s'agit, une fois cette soumission obtenue, d'engager un projet de « rééducation » des membres survivants du groupe . Dans ce dernier cas, le rapport entre terreur et idéologie sera tout à fait central. |
soit il s'agit de détruire le groupe partiellement pour le contraindre à fuir. L'effet de terreur vise essentiellement à provoquer puis accélérer ces départs. Le cas échéant, ces mouvements forcés de populations sont organisés (marches, convois...) ; | |
soit il s'agit de détruire totalement le groupe sans même laisser à ses membres la possibilité de s'enfuir. En ce cas, il s'agit de capturer tous les membres du groupe, où qu'ils se trouvent, pour les faire disparaître. La notion de « territoire à « purifier » devient alors secondaire par rapport à celle de l'extermination totale du groupe. L'extermination des Juifs par les nazis entre dans ce cas de figure. |
Ces deux dynamiques criminelles (soumission et éradication) peuvent coexister dans une même situation historique : l'une étant dominante et l'autre secondaire. Quelque soit son objectif, la logique du crime de masse est proche de celle de la guerre. Elle repose sur la construction d'une figure de l'ennemi (fut-il un ennemi intérieur), à mater ou anéantir. Le crime de masse se développe ainsi à partir d'une polarisation radicale de la société en un binôme « amis-ennemis » , dont Karl Schmitt soutient qu'elle constitue l'essence même du politique et de la guerre6. Si donc le crime de masse se distingue du crime de guerre, il a pourtant bien à voir avec la guerre. Doit-il être vu comme un produit de la guerre? un prétexte à la guerre ?
Trois types de situations sont à distinguer. Le crime de masse peut être :
intégré à la guerre, parce que se situant dans le prolongement ou la pratique même de celle-ci : guerre conventionnelle (quand des militaires massacrent des villages entiers comme celui d'Oradour-sur-glane, en France, le 10 juin 1944) ou guerre civile (comme dans les premiers temps de l'URSS ou au cours du conflit espagnol de 1936). C'est la dynamique même de l'affrontement qui conduit les armées en présence à commettre des atrocités contre les populations civiles ; | |
combiné à la guerre, parce que se situant dans un contexte de confrontation militaire. Le crime de masse n'est pas alors le prolongement de la guerre : sa perpétration ne joue aucun rôle décisif sur l'issue du conflit. En revanche, la guerre crée les conditions favorables à la perpétration du crime, du fait de la brutalisation intense des rapports sociaux. Tels sont notamment les cas de l'extermination des Arméniens au cours de la première guerre mondiale, des Juifs, des homosexuels et des tziganes au cours de la seconde ; | |
quasi autonome. Le crime de masse tend ici à se détacher presque complètement de la pratique ou du contexte de guerre. Certes, il cherche encore à se justifier au nom d'une prétendue « menace » . Mais sur le « champ de bataille » , il n'y a rien d'autre que lui, ou presque. En ce sens, c'est un crime quasi « autonome » par rapport à la guerre, même si ses instigateurs cherchent encore à le justifier en le présentant comme un acte de guerre. La « purification ethnique » en ex-Yougoslavie (1991-1999) relève d'une telle dynamique. C'est ce cas de figure qui sera examiné ici. |
Comment en expliquer le développement spécifique dans le contexte européen de la fin des années quatre-vingt ? Je fais ici l'hypothèse que la peur, exploitée par la propagande, a joué un rôle fondamental dans la construction du projet criminel. Une fois mis en mouvement, le crime obéit toutefois à bien d'autres variables, y compris des facteurs de contexte, sur lesquels il tend à s'appuyer pour atteindre son unique objectif : la purification du territoire7.
La peur tient une place fondamentale dans l'histoire des Balkans. Dès qu'on approche les représentations collectives que chaque peuple de cette région a de lui-même et de ses voisins, la peur est là : discrète ou manifeste, subtilement distillée ou grossièrement orchestrée, elle reste partout présente dans les esprits. D'où vient-elle ? Assurément des épisodes de massacres en série que les peuples de cette région ont subis depuis au moins trois siècles. La volonté de construire dans les Balkans des Etats homogènes, alors que les populations y sont particulièrement mélangées, s'est traduite, à de nombreuses reprises, par des mesures sournoises ou brutales visant à chasser ou éliminer les groupes humains non désirés. Cette recherche d'homogénéisation s'est d'abord opérée sur un critère religieux : au XVIIIème siècle, au fur et à mesure de leur reconquête sur les Turcs, les puissances catholiques (Autriche et Venise) ont chassé les musulmans de Hongrie, Slavonie, Dalmatie, etc. Puis au XIXème, le critère national l'a largement emporté : les nouveaux Etats (Serbie, Grèce, Montenegro), au fur et à mesure de leur formation et de leur extension, ont expulsé de leurs territoires leurs anciens oppresseurs musulmans. Au XXème siècle, les guerres balkaniques puis le conflit gréco-turc sont l'occasion de nouveaux massacres de populations civiles. Mais c'est dans le cadre de la seconde guerre mondiale que le pire est atteint. Outre l'extermination des Juifs et des Tziganes impulsée par l'Allemagne nazie, le nouvel Etat croate des oustachis, dirigé par Ante Pavelic, entreprend d'éliminer la population serbe (en Croatie et en Bosnie). Presque simultanément, des nationalistes serbes, les tchetniks, commettent des massacres contre des villages croates et musulmans. Les Partisans de Tito sont eux-mêmes responsables de multiples exactions contre les tchetniks. C'est dire que les événements dont l'ex-Yougoslavie est le théâtre à partir de 1991 sont à situer dans la longue durée.
Chaque peuple peut se sentir potentiellement menacé, en tant que peuple, par un autre peuple dont il a eu à souffrir dans un passé proche ou lointain. De ce fait, il subsiste un sentiment diffus de peur, qui se nourrit de la mémoire collective des massacres et qui est à la base de la propagande nationaliste.
Car ce type de propagande prospère précisément sur le fond de ces peurs anciennes. Elle vise à les attiser, à les exploiter alors que celles-ci pourraient rester latentes, à l'état de souvenirs douloureux. Le régime de Tito avait d'ailleurs réussi, en apparence, à faire taire les passions nationalistes8. L'idéologie officielle était celle de la « fraternité et de l'unité » des peuples. Certes, les médias yougoslaves rappelaient certains des massacres de cette période : ceux des oustachis et des tchetniks ; jamais toutefois ceux des Partisans sur lesquels pesait un rigoureux tabou . L'évocation de ces massacres était conforme à l'approche politique du système. On en parlait d'une manière très générale, en rappelant la mémoire des « victimes du fascisme » . Mais une telle présentation ne pouvait satisfaire ceux qui, en Serbie par exemple, auraient voulu que l'on disent que les oustachis, nommément les Croates, avaient massacré les Serbes, non parce qu'ils avaient rejoint le camp des Alliés, mais parce qu'ils étaient Serbes. A côté de la mémoire officielle, subsistait ainsi une mémoire propre à chaque peuple, qui ne pouvait s'exprimer ouvertement, mais qui restait pourtant bien vivante dans les familles.
Après la mort de Tito, en 1981, des fissures de plus en plus visibles apparaissent dans le système officiel. Simultanément, la crise économique qui atteint la Yougoslavie, devient un puissant facteur de montée de l'inquiétude collective. Le « déclin du niveau de vie (est tel) qu'il est difficile d'imaginer un autre pays qui n'aurait pas réagi à cette situation par des changements politiques radicaux ou même par une révolution » 9. Au début de ces années quatre-vingt, on commence à entendre dire que « les Albanais veulent un 'Kosovo ethniquement pur' » 10. Simple rumeur ou bien déjà action de propagande, distillée par des nationalistes serbes ? Toujours est-il que cette petite phrase fait mouche puisqu'elle signifie que les Albanais voudraient la « disparition » des Serbes dans une province, le Kosovo, que nombre d'entre eux considèrent comme la terre sacrée de leurs ancêtres. Parler d'un « Kosovo ethniquement pur » , c'est donc nécessairement réveiller chez les Serbes la peur d'un nouveau « génocide » .
Historiquement, la perception des Albanais dans la population serbe a toujours été négative, avec toutefois des périodes de plus ou moins franche agressivité11. Dans les années quatre-vingt, cette hostilité s'accentue nettement, des textes mettant de plus en plus en garde contre leur « prolifération diabolique »12 . Cette peur, ancienne chez les Serbes, leur paraît d'autant plus fondée que les Albanais du Kosovo y sont devenus majoritaires à 90%. Certains Serbes, qui vivent dans cette province, ont bien cherché à dénoncer ce début de psychose collective, témoignant de leur relative bonne entente avec les Albanais. Mais « en quelques années, on a vu l'effrayante efficacité d'une propagande, de plus en plus présente dans la presse, fondée sur la diabolisation des Albanais ...(qui) l'emportait sur les réticences, le bon sens et l'objectivité » 13.
Toutefois, l'efficacité de cette propagande ne repose pas seulement sur la force de ses messages. Elle tient aussi, et peut-être d'abord, à la réceptivité de ceux qui y sont exposés et qui veulent bien y croire. Même si l'« information » n'est pas crédible, elle est crue. A cet égard, peur et propagande se trouvent dans une relation dialectique. Les sentiments de peur, historiquement enracinés, offrent de bonnes conditions de réceptivité à une propagande, même grossière. La peur d'être détruit rend crédible l'irrationalité du discours. Inversement, la propagande elle-même, par la diffusion répétée de messages anxiogènes, contribue à accroître la peur au sein d'une population déjà inquiète. La propagande a alors pour effet de polariser le groupe qui se sent menacé et à y développer la haine contre ce que ce groupe perçoit comme un danger mortel.
En 1986, un mémorandum rédigé par l'Académie des Sciences de Belgrade, sur la situation de la Yougoslavie, donne un crédit intellectuel à cette thèse. Inspiré par l'écrivain nationaliste Dobrica Cosic, ce rapport dresse un réquisitoire contre le système Tito et, dans sa deuxième partie, dénonce le « génocide physique, politique, juridique et culturel de la population serbe au Kosovo » 14. Des critiques sont également lancées contre les Républiques voisines (Slovénie et Croatie), accusées de dominer politiquement la Serbie, et contre le système fédéral yougoslave dans son ensemble, qui serait responsable de la « discrimination » des Serbes au sein de la fédération. Ce texte qui, à l'origine, circule clandestinement, est bien accueilli par une opinion qui voit ainsi justifier les fondements de sa peur. Ce qui circulait dans la société, ce qui apparaissait déjà dans la presse se trouve maintenant « condensé » dans le rapport d'une prestigieuse institution scientifique. Dans un contexte international où l'esprit de réforme commence à souffler à l'Est, le mémorandum présente lui aussi une voie nouvelle, certes très différente de la Glasnost de Gorbatchev, mais qui « parle » aux Serbes : il les appelle ouvertement à se défendre, « la plus grande calamité (étant) que le peuple serbe n'a pas son Etat comme l'ont tous les autres peuples » 15.
A partir de 1987, Slobodan Milosevic va transformer la perspective tracée par le mémorandum en stratégie politique concrète. Parmi les hommes de l'appareil communiste, il est l'un des rares à ne pas critiquer ce texte. Ancien apparatchik, il va rapidement se transformer en leader nationaliste de premier plan. Les étapes de son accession au pouvoir sont trop connues pour qu'on s'y arrête16. Nombre de commentateurs ont souligné à juste titre ses qualités de fin tacticien et d'excellent propagandiste. Mais on ne souligne pas assez que s'il parvient ainsi au sommet de l'Etat au moyen de diverses manoeuvres lui donnant le contrôle de l'appareil -notamment des médias-17, il est aussi le produit de l'évolution de la société serbe des années quatre-vingt. Ainsi, le terreau de la peur, l'instrument de la propagande, et la formation d'un pouvoir qui est la résultante de l'une et de l'autre, sont-ils dans une sorte de continuum historique. Les premières élections libres de décembre 1990 viennent sanctionner positivement la stratégie politique que Milosevic a suivie depuis trois ans. Elles voient la victoire écrasante de son parti et lui donnent une toute nouvelle légitimité pour pousser plus avant ses projets.
Que ce nouveau pouvoir serbe soit qualifié de « national-communiste » ou d'« ethno-nationaliste » 18, sa finalité reste la même : défendre l'identité serbe où qu'elle se trouve, contre « les dangers qui l'assaillent » . En clair, il s'agit de créer un Etat pour les Serbes dans le cadre d'une « grande Serbie » . Aussi ce pouvoir est-il bâti pour l'attaque : pour détruire ce qui n'est pas Serbe. Bien entendu, ce but n'est pas explicité. Le mémorandum n'en dit mot. Ceux qui pratiquent la purification ethnique dans les Balkans, qu'ils soient Serbes, Croates ou autres, n'en parlent guère: ils la font. Le pouvoir de Milosevic s'inscrit dans cette tradition. Incarnation de la psychose collective qui l'a enfanté, il surgit pour anéantir ce qui a été défini, avant même sa naissance, comme la « menace » . C'est pourquoi ce pouvoir, dans sa conception même, est né pour le crime.
La peur de la mort est l'un des ressorts les plus puissants de la violence. Dans la pratique de la guerre, le risque de mourir représente une menace bien réelle : il faut tuer pour ne pas être tué. Dans le crime de masse, en revanche, la menace de mort est purement imaginaire puisque « l'adversaire » à tuer est sans armes. D'où le caractère foncièrement énigmatique de ce type de « guerre » contre des civils. Comment s'opère alors le passage à l'acte criminel, comment bascule-t-on du fantasme à l'action, de la peur d'être détruit à l'opération de détruire des civils sans défense ? L'irrationalité de cette violence ne l'empêche aucunement de se déployer de manière rationnelle. Bien au contraire, le criminel fait preuve de calcul et sait choisir le moment favorable pour agir. Distinguons, à cet égard, la préparation de l'acte criminel et le moment précis de basculement dans le crime de masse.
Pour juguler la peur d'être détruit, il faut frapper avant d'être frappé. Il s'agit donc de chasser et de tuer -préventivement- ceux qui incarnent une telle menace. En ce sens, le processus de purification ethnique est non seulement prémédité mais bel et bien préparé de longue date. Découvrira-t-on un jour en Serbie les archives de tels plans ? En tout cas, les rapports publiés par l'ONU, principalement ceux de Tadeusz Mazowiecki et de Cherif Bassiouni, sont unanimes à décrire une « entreprise systématique »19. Ceci suppose une action concertée, impulsée au plus haut niveau de l'Etat, impliquant l'armée, la police, l'administration, divers services spéciaux et milices. Dans quelle mesure tous les responsables concernés ont-ils collaboré à la préparation et à l'exécution de ces plans ? Pourra-t-on écrire un jour une histoire de l'obéissance et de la désobéissance des fonctionnaires serbes à la purification ethnique ? Quoi qu'il en soit, la conviction de servir les intérêts supérieurs de la nation serbe, la légitimité politique de celui qui en est devenu le chef, et le processus même de la soumission à l'autorité20 expliquent largement la participation du plus grand nombre.
Se pose la question du moment précis de son déclenchement. Le contexte de l'effondrement de l'empire soviétique, en général, et de l'Etat fédéral yougoslave en particulier, joue ici un rôle fondamental, comme le suggèrent les travaux de K. Holsti21. En 1991 et 1992, les déclarations d'indépendance de la Slovénie, de la Croatie puis de la Bosnie ont donné à Milosevic un prétexte pour venir « porter secours aux minorités serbes » de ces anciennes Républiques, minorités qui, on le sait aujourd'hui, avaient été précédemment armées par Belgrade22. En Slovénie, la « guerre » s'arrête très vite. Ce n'est pas le cas en Croatie où débutent les premières opérations de purification ethnique, à partir de juillet 1991. Commence alors une guerre totale contre une population menacée de « mémoricide » , selon l'expression de Mirko Grmek23 : le but n'est pas seulement de tuer et de chasser ceux qui sont jugés indésirables sur le territoire à « purifier » , mais d'anéantir tout souvenir qui en rappelle la présence (écoles, édifices religieux,...). C'est en ce sens que la purification ethnique est bien une forme de crime de masse ayant pour finalité l'éradication du groupe dans un territoire donné.
Un autre facteur de contexte est à prendre en compte : la passivité de l'environnement international vis-à-vis de l'agression serbe. Pierre Hassner a montré comment les atermoiements et les contradictions des grandes puissances ont été interprétés par Belgrade comme autant de feux verts pour aller plus avant dans la purification ethnique24. Le pouvoir serbe guettait bien évidemment les réactions « extérieures » qui auraient pu en contre-carrer l'exécution. Or, le fait que les Etats occidentaux laissaient faire ce qui se déroulait en Croatie a été, pour la Serbie, un encouragement certain à poursuivre le même type d'opération en Bosnie.
Cette troisième agression, à partir du 6 avril 1992, a été la plus meurtrière et la plus cruelle. Elle provoque la généralisation des pratiques de purification ethnique. Les Croates d'Herzégovine commencent, à partir de mars 1993, à massacrer des musulmans de Bosnie, tandis que les Bosniaques commettent à leur tour des atrocités. Tout se passe comme si les massacres se propageaient par mimétisme, en une même « ronde macâbre » 25. Répétition de l'Histoire ? Cette terre de Bosnie, qui avait été le théâtre d'invraisemblables actes de cruauté durant la deuxième guerre mondiale, connaissait à nouveau l'horreur, les tueries se produisant parfois dans les mêmes villages que cinquante années plus tôt. Tous les protagonistes finissent ainsi par se ressembler dans une vaste mêlée sanglante. Fin 1995, au moment des accords de Dayton qui doivent y mettre un terme, elle aura fait quelques 250 000 morts.
Cette chronologie des événements a de quoi surprendre l'analyste. Pourquoi la purification ethnique n'a-t-elle pas été engagée en priorité contre les Albanais du Kosovo ? On sait que la propagande à leur encontre a été à l'origine de la renaissance du nationalisme serbe. En bonne logique, ils auraient donc dû être les premiers à en faire les frais. Certes, depuis les années quatre-vingt, les Albanais subissaient une politique de « différenciation » de plus en plus sévère qui s'est transformée en un véritable régime d'apartheid en 1990, après la suspension du gouvernement et du parlement du Kosovo ; bien peu d'observateurs en avaient alors conscience26. Plusieurs rapports ont dénoncé la violation des droits de l'homme au Kosovo et l'emploi systématique de la torture27. Mais on n'en était pas encore au degré de violence et de barbarie que connaît alors la Bosnie. Comment donc expliquer ce report des massacres au Kosovo ?
Il faut garder en tête la notion de peur, qui a enfanté le pouvoir de Milosevic. Né de la perception d'une menace, ce pouvoir est précisément attentif à la formation de contextes menaçants, dont il se saisit pour passer à l'acte28. De ce fait, il fait preuve d'une véritable intelligence de situation. Or, au début des années quatre-vingt dix, un tel contexte menaçant apparaît en Croatie non au Kosovo. La déclaration d'indépendance de Zagreb permet de justifier l'agression serbe et de procéder à la purification ethnique des territoires convoités. A la même époque, le Kosovo se trouve dans une toute autre situation. En effet, les Albanais commencent alors une forme originale de résistance civile contre les Serbes, un mode d'opposition dont on a pas suffisamment souligné le caractère surprenant dans une région pétrie par la violence et la culture de la vendetta29. Sous l'impulsion d'Ibrahim Rugova, ils veulent que leur opposition conserve un caractère pacifique30. Est-ce l'esprit des mouvements non-violents de l'Europe centrale qui, après avoir contribué à l'ouverture du mur de Berlin, vient souffler sur les Balkans ? Est-ce la perception du danger de mort planant sur leurs têtes, qui convainc alors une majorité d'Albanais de ne pas donner davantage de prétextes à la répression serbe ? Toujours est-il que la nature pacifique de leur résistance n'offre pas de prise au déclenchement immédiat de la purification ethnique de la province31.
En1998-1999, le contexte devient plus favorable pour Belgrade, dans une période où de plus en plus d'Albanais se résolvent à soutenir le projet de l'armée de libération du Kosovo (U.C.K.). Les toutes premières actions de cette « armée » , encore bien embryonnaire, déclenche une répression serbe totalement disproportionnée, en février 1998, dans la vallée de la Drenica32. La province bascule alors dans un climat de terreur et de guerre, qui favorisent à la fois le recrutement dans les rangs de l'U.C.K. et les actions de représailles de l'armée serbe contre des villages albanais. En fait, sous le prétexte de lutter contre les « terroristes » de l'U.C.K, Belgrade commence la purification ethnique de la province. En raison des risques d'extension du conflit et de l'émotion des opinions publiques, les grandes puissances se préoccupent enfin du sort des Albanais du Kosovo, « oubliés » par les accord de Dayton33. Mais le début des frappes aériennes (24 mars 1999) visant à contraindre la Serbie à signer les « accords » de la conférence de Rambouillet, renforce le climat de guerre propice au développement du crime de masse. Milosevic, ne semblant préoccupé que par la réussite de la purification ethnique, profite des bombardements de l'OTAN pour en accélérer la mise en oeuvre. Comme en Bosnie, sept ans plus tôt, les massacres et expulsions vont pouvoir être organisés à grande échelle.
Les opérations de massacre semblent avoir toujours été bien préparées, comme en témoigne celui de Srebrenica (13-15 juillet 1995), le plus important d'entre eux34. Que ce soit en Bosnie ou, plus tard, au Kosovo, il suppose la coordination de quatre types d'acteurs : l'armée serbe, la police serbe, des para-militaires venus de Serbie, des civils serbes habitant aux environs. Les récits de massacres montrent invariablement la réunion de plusieurs éléments qui constituent ce qu'on pourrait appeler le « dispositif élémentaire du crime de masse » , ce par quoi il peut se produire. Ses constituants fondamentaux sont :
Un tel dispositif repose sur l'abolition de l'ordre social ordinaire, avec ses normes et ses interdits. Il induit une relation étrange entre les persécuteurs et leurs victimes. La situation de huis clos et la totale dépendance des seconds vis-à-vis des premiers provoquent en effet de profondes modifications de leur rapport au monde. Du côté du persécuteur, le sentiment de toute-puissance est à son comble : « Rien ni personne, ni Allah, ni les Nations Unies, ne peuvent vous aider. Je suis votre Dieu » déclare le général Mladic à Zepa devant les Musulmans qu'il veut faire tuer37. Du côté des victimes, le temps s'est arrêté. « Je vis dans un autre monde, écrit le maire de Prijedor, après son arrestation. Ce qui nous arrive me semble inconcevable.(...) J'ai l'impression de n'avoir jamais été vivant » 38.
Mais ce dispositif ne définit encore que le « cadre » de la production du crime. S'y ajoutent toutes sortes de procédés et de techniques qui visent à en stimuler la perpétration. Au premier rang, on retrouve la propagande, cette fois-ci au moment même du meurtre, tel ce tract qui circulait dans les rangs de l'armée serbe en 1992 : « Sous le chaud soleil des Balkans,... on a passé des humains à la broche et percé des corps d'enfants avec des baïonnettes, pour alimenter une fois encore le folklore des ennemis du peuple serbe » 39. Autrement dit : ce que l'on a fait aux Serbes, vous pouvez, vous devez le faire à votre tour. La propagande vise une nouvelle fois à réveiller la peur et provoquer -en miroir- la vengeance.
L'appât du gain (par le pillage des maisons), l'ambition de la carrière (« Tu viens avec nous et tu auras une promotion » ), la perspective d'une sexualité violente (viols de masse), sont autant de facteurs supplémentaires de participation à la dynamique criminelle. Le but est d'impliquer le plus d'individus possibles dans la perpétration du crime. Le crime de masse vise à la massification du crime.
La pression du groupe, en suscitant l'émulation, contribue beaucoup à l'escalade de la violence. Les plus déterminés surveillent ceux qui hésitent et les forcent à l'acte barbare. Chacun se doit de prouver aux autres sa propre dureté. Les expériences de Philippe Zimbardo sur les rapports entre gardiens et prisonniers ont montré la puissance d'une telle dynamique40, tout comme les analyses d'Elias Canetti sur la « masse » 41. En fait, chacun doit finir par se ressembler dans le crime. Ce que Christopher Browning nomme le « conformisme des tueurs » 42 constitue un puissant facteur d'indifférenciation des criminels. Si le crime de masse suppose la déshumanisation préalable des victimes, il provoque aussi une autre forme de déshumanisation : celle des tueurs. En détruisant les autres, ils se détruisent eux-mêmes. Et si cela ne suffit pas, l'alcool ou la drogue peuvent aider à lever les derniers interdits. L'ivresse de soi entraîne à l'ivresse de tuer.
Ainsi le crime de masse peut-il être commis et répété. Les manières de donner la mort s'inscrivent souvent dans une tradition historique. La pratique de l'égorgement au couteau, (par derrière et après avoir fait agenouiller la victime) est exactement semblable à celle des Tchetniks durant la seconde guerre mondiale. Les tueurs affirment aussi leur identité à travers des chants nationalistes, entonnés au moment des tueries. Cette volonté d'exprimer sa propre identité à l'instant même du crime est probablement symptomatique du processus de purification ethnique. Cette phrase entendue au Kosovo est aussi très significative : « Vous avez brûlé nos coeurs, nous brûlons vos maisons » . Elle traduit très bien ce basculement évoqué plus haut du fantasme de destruction à l'acte destructeur.
Au moment de tuer, les paroles du criminel peuvent encore nier l'identité des victimes. Tout se passe comme si, à l'instant de l'exécution, il voulait se justifier. Ainsi la fréquente injure « fils de turc » , qui inscrit la mort de la victime dans un combat séculaire, aux dimensions à la fois politique et religieuse. L'identité des victimes peut être aussi « militarisée » ; ainsi en criant aux victimes « L'OTAN vous a bien laissé tomber ! » les criminels inscrivent leur acte dans un rapport de forces militaires. Au dernier moment, le crime de masse se déguise encore en acte de guerre.
Le crime de masse ne se réduit pas à l'action de tuer à grande échelle : il consiste souvent en une manière de tuer atrocement. Les opérations de purification ethnique sont précédées et accompagnées d'une barbarie stupéfiante. On l'a constaté dès les premiers jours de l'agression contre la Croatie. De même, les camps de concentration en Bosnie sont autant de lieux où se répand ce que Primo Levi nomme la « violence inutile » 43. Là, tuer ne suffit pas, faire souffrir ne suffit pas. Il faut atteindre l'abjection. Dans les villages de Bosnie ou au Kosovo, les massacres donnent lieu à des scènes horribles de viols, mutilations, castrations. Des cas de cannibalisme ont même été rapportés. Une fois tués, les corps peuvent être dépecés, coupés en morceaux ou brûlés. Comment comprendre l'apparition de telles atrocités ?
Ecartons d'emblée l'idée que tous les individus qui commettent de telles horreurs sont tous des monstres psychopathes. Certains d'entre eux ont probablement des personnalités perverses ou sadiques. Mais on ne peut supposer que cela soit le cas du plus grand nombre. Les individus ne sont pas monstrueux en tant que tels, mais en tant qu'ils sont engagés dans la dynamique monstrueuse d'un crime de masse. A cet égard, la notion de « banalité du mal » , formulée par Hannah Arendt, est particulièrement éclairante. Dans la même perspective, Pierre Favre propose à la science politique de travailler sur « l'hypothèse continuiste » , pour comprendre comment l'individu ordinaire peut basculer dans l'extraordinaire de la barbarie ; d'où l'intérêt qu'il porte, comme moi-même, à l'analyse du processus de passage à l'acte44.
Quelques lignes d'interprétation peuvent être avancées pour élucider ce rapport ordinaire/extraordinaire de la conduite atroce. En adoptant le point de vue de la rationalité délirante du crime, on peut d'abord soutenir que les atrocités, loin de ne « servir » à rien, sont perçues par les criminels comme nécessaires. Plusieurs auteurs ont ainsi réfléchi sur les usages politiques des atrocités de masse45. Certains accordent à l'idéologie un poids considérable : c'est bien parce que l'individu est personnellement convaincu que l'horreur est nécessaire qu'il la commet effectivement. Les pratiques les plus cruelles sont justifiées à ses yeux au nom d'un idéal transcendant. Et c'est bien parce que le tueur perçoit sa victime comme étant moins qu'un homme, un animal, un déchet, qu'il peut lui faire subir les pires sévices. Plus il tue d'êtres humains sans défense, plus il doit se persuader qu'il fait bien cela au nom d'un projet ou de valeurs qui l'exigent. La pensée de Hannah Arendt sur le totalitarisme se fonde précisément sur l'analyse de cette dialectique entre terreur et idéologie46.
D'autres auteurs explorent les rapports entre violence et identité, montrant l'importance des procédés manipulatoires de l'identité d'un groupe à des fins destructrices d'un autre groupe. Ainsi Jean-François Bayart attribue-t-il à l'imaginaire un rôle déterminant dans cette production du crime47, le cas de la purification ethnique en ex-Yougoslavie en offrant une illustration saisissante. Dans cette optique, l'anthropologue Véronique Nahoum-Grappe propose une lecture très originale de ce qu'elle nomme « l'usage politique de la cruauté » 48. Partant d'une analyse de l'imaginaire serbe, de sa vision du pur et de l'impur, elle montre comment « l'ennemi est défini par ses liens de filiation, étendus à une race » . L'objectif de l'éradication du groupe ira donc au-delà de la simple destruction physique des membres de ce groupe. En ce sens, le viol de masse et la profanation des cimetières sont des pratiques particulièrement révélatrices de la purification ethnique, comme processus de destruction de l'identité ennemie. « Le saccage des tombes, celui des monuments historiques, écrit-elle, tout cela répond en miroir au viol des femmes et à l'égorgement des hommes, et achève en direction du passé et de l'avenir l'invasion en cours » 49.
On pourra reprocher à ces interprétations « fonctionnelles » des atrocités de masse de vouloir toujours leur attribuer une signification qui, en réalité, n'existe peut-être pas. Les travaux de Wolfgang Sofsky sur la « violence extrême » partent précisément du point de vue que la perpétration d'atrocités n'a d'autre but qu'elle-même. Son analyse du fonctionnement de la terreur dans les camps de concentration nazis est à cet égard tout à fait remarquable50. Selon lui, le poids de l'idéologie n'est pas si déterminant pour comprendre le déchaînement de la violence extrême, car un pouvoir forcé de se légitimer est un pouvoir faible. Le pouvoir absolu ne peut reposer que sur lui-même : l'exercice de sa cruauté devient un but en soi. Sofsky suggère ainsi que le massacre, en tant qu'acte collectif, obéit à des invariants, qu'il esquisse dans son Traité de la violence51. Les formes de cette sauvagerie, que l'on croit trop souvent spécifique des Balkans, se retrouvent donc en bien d'autres lieux. Le scénario du massacre est en effet presque toujours le même : intervention à l'improviste, encerclement, séparation des hommes et des femmes, attente, atrocités et viols éventuels, déclenchement des tueries, saccages et pillages des maisons, mutilations des cadavres, incendies. En somme, pour Sofsky, l'uniformité des massacres ne tient pas à l'identité des objectifs mais à la dynamique universelle de la violence absolue52.
Ces deux interprétations reposent sur des points de vue contradictoires. L'une soutient que les atrocités ont bien un sens, l'autre non. L'une souligne l'usage fonctionnel de l'horreur du point de vue du criminel, l'autre délie totalement l'atrocité dans l'action et la finalité de l'action. En l'état actuel des connaissances, il me paraît impossible de trancher entre ces deux thèses. La complexité et l'étrangeté des phénomènes d'atrocité appellent un effort de recherche pluridisciplinaire. La psychologie, l'histoire, la sociologie, l'anthropologie sont les premières concernées. Des études comparatives sont aussi à développer, à l'instar de ce que tente Ben Kiernan, à l'Université de Yale, dans le cadre de son Program on genocide studies53. Dans le même esprit, une nouvelle revue américaine, Journal of genocide research, entend stimuler et faire connaître les travaux sur les crimes de masse54. Mais il est à parier que toutes ces études, si nécessaires soient-elles pour éclairer l'analyste du fait politique et accroître la connaissance de l'homme, ne parviendront jamais à percer complètement ce mystère : l'énigme de notre propre barbarie.
Notes :
Source :
« Du crime de masse », in Violences, Bruxelles, Complexe, 2000. | |
« Qu'est-ce qu'un crime de masse? », Critique Internationale, 6, hiver 2000. |
Nous remercions Jacques Sémelin de nous avoir autorisés à reproduire son article
Jacques Sémelin possède une formation pluridisciplinaire en histoire contemporaine. Voir le site:
http://www.ceri-sciencespo.com/cerifr/cherlist/semelin.htm
Son étude sur le cas de l'ex-Yougoslavie est également très intéressante en ce qui concerne les autres cas de génocide.
Le dernier livre de Jacques Sémelin:
Purifier et Détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil – 2005
Intéressera non seulement nos amis, mais même nos ennemis.