Des Sauterelles et des Hommes
Une interview d'Arundhati Roy

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Par Khatchig Mouradian – The Armanian Weekly, 9 février 2008
Traduction Louise Kiffer

Arundhati Roy est née en 1959, à Shillong, Inde. Elle a étudié l'architecture à New Delhi, où elle habite maintenant, et a travaillé comme décoratrice, actrice, et scénariste en Inde. Arundhati Roy est l'auteur du roman "The God of Small Things" (Random House/ HarperPerennial) (Le Dieu des Petits Riens) pour lequel elle a reçu le Booker Prize en 1997. Le roman a été traduit en des dizaines de langue dans le monde entier. Elle a écrit plusieurs livres documentaires. The Cost of Living (Random House/Modern Library), (Le Coût de la Vie) "Power Politics "(South End Press, (Les politiques du pouvoir) et "Guide de l'Empire pour une Personne Ordinaire" (South End Press) et "Public Power in the Age of Empire" (Seven Stories/Open Media). (Le Pouvoir public à l'âge de l'Empire).

Arundhati Roy a été présentée à la BBC dans un documentaire télévisé appelé Dam/age" (l'âge des barrages) où elle décrit son travail pour soutenir la lutte contre les grands barrages en Inde et le mépris de l'affaire judiciaire qui a prolongé son procès contre elle et éventuellement une sentence d'un jour de prison au printemps 2002. L'ensemble de ses interviews par David Barsamian a été publié dans "The Checkbook and the Cruise Missile (South End Press).(Le Livre de Contrôle et le Missile de Croisière) Arundhati Roy a reçu en 2002 le Prix de la Liberté Culturelle de la Fondation Lannan.

Le 18 janvier 2008, Arundhati Roy prononça une conférence à la mémoire de Hrant Dink à l'Université Bosphorus d'Istanbul. Dans sa conférence intitulée "Ecouter les Sauterelles: Génocide, dénégation et célébration" Arundhati Roy a réfléchi sur l'héritage de Hrant Dink, et a traité sur l'histoire de "l'impulsion génocidaire", le génocide arménien de 1915 et le meurtre de Musulmans à Gujarat, en Inde en 2002.

Parlant de l'éditeur assassiné du journal arméno-turc Agos, Arundhati Roy a dit: "Je n'ai jamais rencontré Hrant Dink, une malchance que je regretterai toujours. D'après ce que je sais de lui, de ce qu'il a écrit, de ce qu'il a dit et fait, de la façon dont il a vécu sa vie, je sais que si j'avais été ici à Istanbul il y a un an, j'aurais été parmi la centaine de milliers de gens qui ont marché derrière son cercueil dans un profond silence, à travers les rues glaciales de cette ville, avec des bannières qui disaient "Nous sommes tous Arméniens", "Nous sommes tous Hrant Dink". Peut-être aurais-je porté celle qui disait: "Un million et demi plus un."

Elle ajouta: "Je me demande quelles pensées m'auraient traversé l'esprit si j'avais accompagné son cercueil. Peut-être que j'aurais réentendu la voix d'Araxie Barsamian, la mère de mon ami David Barsamian, me racontant l'histoire de ce qui lui était arrivé, à elle et à sa famille. Elle avait dix ans en 1915. Elle se rappelait les nuées de sauterelles qui arrivaient dans son village, Dubne, qui se trouvait au nord de la ville historique de Dikranakerd, aujourd'hui Diyarbékir. "Les anciens du village étaient alarmés, disait-elle, parce qu'ils étaient convaincus que les sauterelles étaient un mauvais présage. Ils avaient raison. La fin arriva quelques mois plus tard, quand le blé dans les champs fut prêt à être moissonné".

Dans cette interview, menée au téléphone le 2 février, nous avons parlé de quelques-uns des sujets qu'elle a soulevés lors de sa conférence et de sa réflexion sur le génocide et la résistance.

Khatchig Mouradian – Qu'aviez-vous à l'esprit quand vous avez écrit le discours pour la commémoration à Istanbul de l'assassinat de Hrant Dink ?

Arundhati Roy – Ces jours-ci, nous traversons une sorte de convulsion psychotique en Inde. Le génocide et sa célébration sont dans l'air. Et c'est terrifiant pour moi d'observer les gens qui célèbrent tous les jours le génocide. Ce fut au moment où j'étais très frappée par la célébration en Inde, et la dénégation en Turquie, qu'on m'a demandé d'aller à Istanbul.

Quand j'ai atterri à Istanbul, je me suis rendue compte qu'il y avait une très grosse différence entre ce que les Arméniens, les Turcs et les autres pouvaient dire hors de Turquie – où tout le monde pouvait parler ouvertement du génocide arménien – et à l'intérieur de la Turquie où Hrant Dink, par exemple, essayait de trouver un moyen de dire les choses de façon à continuer à vivre. Son idée était de parler franchement, mais pas de mourir.

A Istanbul, j'ai parlé à des gens et j'ai été très attentive à ne pas donner l'impression que je m'esquivais, que je prononçais un discours et que je m'envolais en laissant tous les autres dans l'inquiétude. Je voulais aider à créer une atmosphère où les gens pourraient commencer à parler entre eux du génocide arménien. Après tout, c'est le projet des Arméniens qui vivent en Turquie, d'essayer d'y survivre.

En même temps, j'étais quelqu'un qui s'impliquait profondément dans les problèmes de l'Inde, et je ne voulais pas paraître une intellectuelle mondaine qui débarque, fait quelques déclarations superficielles et s'envole. Je voulais relier cette question à ce que je connaissais et pour lequel je luttais, et j'ai essayé de pousser un peu plus loin, et encore un peu plus loin. Et cela n'est pas quelque chose de simple à faire.

K.M. – L'histoire qui se faufile dans votre conférence est celle de votre amie, la mère de David Barsamian, Araxie Barsamian. Dans une interview, vous dites: "Je pense qu'une histoire est comme la surface de l'eau, on peut en prendre ce qu'on veut.". Qu'avez-vous pris de l'histoire d'Araxie Barsamian ?

A.R. – En fait, il se trouve que David était venu en Inde juste avant que j'aille en Turquie, et nous avions parlé de cette question. Le fait que je le connaisse avait de l'importance pour moi. Je ne dis pas que si je ne l'avais pas connu je n'aurais pas parlé, mais c'est devenu soudain quelque chose de plus personnel. J'avais une discussion avec un ami au sujet de gens qui parlent de politique d'information, et d'autres de politique de transformation. Il y a ces séparations stupides parce qu'en Turquie, par exemple, tout le monde sait ce qui est arrivé. C'est seulement qu'il y a un silence à ce sujet, et l'on n'est pas autorisé à dire ce qui s'est passé. Et quand on le dit, cela crée une transformation. Je me suis basée sur les paroles de la mère de David au lieu d'aller dire: "Voyez-vous, cette balle destinée à faire taire Hrant Dink, a fait en réalité que quelqu'un comme moi prenne la peine d'aller lire l'Histoire. Que je dise cela ou que je ne le dise pas, vous et moi savons ce qui est arrivé, et si vous voulez continuer à garder le silence, alors les gens ici vont devoir combattre cela, comme j'aurai à combattre la célébration autour du génocide en Inde".

C'est là ce que fait un romancier. La façon dont on dit ce qu'on a à dire est aussi importante que ce qu'on a à dire. En racontant l'histoire d'Araxie Barsamian, l'Histoire prend vie. On pouvait dire qu'un million et demi de gens avaient été tués, ou l'on pouvait dire que les sauterelles étaient arrivées dans le village d'Araxie Barsamian …

K.M. – Vous avez parlé de la différence entre parler du génocide arménien hors de Turquie et en Turquie. Mais dans votre discours, vous êtes très audacieuse: vous ne vous en tirez pas en essayant de supposer des choses, mais plutôt en les déclarant ouvertement. Vous n'essayez pas d'éviter d'employer le mot génocide…

A.R. – Quand j'ai commencé à parler du terme "génocide", en le définissant, puis en parlant de l'histoire du génocide, et de ce qui arrive aujourd'hui en Inde – comment les fascistes en Inde ont tué des Musulmans – je voulais éclaircir le fait que l'impulsion génocidaire a traversé les religions et que la même rhétorique odieuse, fasciste, que les Turcs ont utilisée contre les Arméniens, a été employée par les Chrétiens contre les Indiens, a été employée par les Nazis contre les Juifs, et est aujourd'hui employée par les Hindous contre les Musulmans. Le génocide est un processus si complexe. L'impulsion génocidaire n'a jamais été le fait d'une seule culture ni d'une seule religion. J'ai parlé du génocide arménien et de son déni aussi ouvertement que possible, sans avoir à faire taire le public.

J'aimerais faire remarquer que dans mes lectures, il y a un problème dont je me suis rendue compte, c'est que de nombreux chercheurs ayant étudié à fond le génocide arménien – presque tous – continuent à affirmer que ce fut le premier génocide du 20ème siècle, et en affirmant cela, ils nient les autres génocides qui ont eu lieu – par exemple le génocide envers le peuple Herrero en 1904. J'ai donc essayé aussi de parler du génocide arménien sans donner l'impression que certaines victimes valent plus que d'autres.

K.M. - Comment votre conférence a-t-elle été reçue ?

A.R. – L'important était qu'elle fût reçue. Elle n'a pas été empêchée. Elle n'a pas été déniée. Les gens n'ont pas dit: "Oh, voilà une personne qui est venue ici nous parler de notre passé". C'est parce que je ne parlais pas uniquement du passé de la Turquie. Pour moi, c'était une façon de garantir que mon exposé soit reçu.

La meilleure chose est qu'elle fut reçue. Elle fut comprise et méditée. J'ai vu beaucoup de gens en larmes dans le hall. Et j'espère que d'une façon minime, minuscule, cela va changer la manière dont on va parler de ce sujet. Il se pourrait que je présume trop…

K.M. – Comme vous l'avez signalé dans votre conférence, le génocide et les importantes violations des Droits de l'Homme nous ont tourmentés pendant des siècles et continuent à le faire. Qu'y a-t-il de changé ?

A.R. – Je ne crois pas qu'il y ait eu tellement de changement dans l'impulsion

génocidaire. La technologie et l'industrialisation ont seulement permis aux êtres humains de s'entretuer en plus grand nombre. J'ai parlé du massacre de 2000 Musulmans dans l'Etat de Gujarat en Inde. Tout était passé à la télé.

Il y a environ trois mois, les tueurs avaient été captés par une caméra, en train de parler de la façon dont ils avaient décidé de cibler la communauté musulmane, comment tout avait été planifié, comment la police était impliquée, comment les principaux ministres étaient impliqués, comment ils tuaient, comment ils violaient. Cela fut réellement diffusé à la télé, et cela attira la faveur pour ce parti. Les gens qui votaient pour lui disaient: "C'est ce qu'ils méritent". Aussi je sens réellement que cette notion de conscience libérale, de conscience humaine, est une notion fausse. Aujourd'hui en Inde nous sommes au bord de quelque chose de terrible. Comme je le dis dans l'article, les sauterelles ont atterri et il y a une sorte d'imposition de silence, et de privation des pauvres de leurs ressources, en les expulsant de leurs terres et de leurs rivières. Et les gens se contentent d'observer. Ils ont les yeux ouverts mais regardent ailleurs. Et nous pensons, encore et encore, au fait qu'en Allemagne, alors que les Juifs étaient exterminés, les gens devaient conduire leurs enfants aux cours de piano, aux cours de violon, s'inquiétant des devoirs de leurs enfants. Cette sorte d'absolu manque de conscience est toujours présente aujourd'hui. Aucun montant d'appel à la conscience ne peut faire de changement. Le seul moyen pour qu'un désastre soit évité est que le peuple qui est finalement visé puisse résister.

Khatchig Mouradian est un journaliste, écrivain et traducteur habitant à Boston. Il est éditeur d'Armenian Weekly. On peut le contacter à: khatchigm@hotmail.com