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Traduction Louise Kiffer
« L'Anatolie a toujours été une mosaïque de fleurs,
emplissant le monde de fleurs et de lumière.
Je veux qu'il en soit de même aujourd'hui »Yasar Kemal
L'Anatolie que Yasar Kémal, dont on peut dire qu'il est le plus grand auteur turc du XX ème siècle, désire voir, et l'Anatolie qu'il peut réellement voir aujourd'hui, ne peuvent vraiment pas être considérées comme la même région de Turquie. Ce qui était il y a un siècle une mosaïque de groupes ethniques et religieux (Arméniens, Assyriens, Grecs, Turcs, Kurdes, etc…) est maintenant presque homogénéisé par le sang et la destruction, et le souvenir de la plupart des peuples qui autrefois demeuraient dans la région de la Turquie orientale est en passe de tomber par négligence dans l'oubli.
Un certain nombre d'intellectuels turcs luttent pour pousser la Turquie à faire face à son passé et reconnaître "la mosaïque de fleurs" qu'était autrefois l'Anatolie. Leur vision va-t-elle un jour devenir réalité ? Cela dépend beaucoup des changements qui ont lieu actuellement en Turquie. La romancière Elif Shafak, l'une des intellectuelles les plus courageuses qui luttent aujourd'hui pour la préservation de la mémoire et la reconnaissance de la diversité culturelle, m'a parlé de la Turquie d'aujourd'hui et de la Turquie qu'elle aimerait voir demain.
Les deux faces de la Turquie.
"Je me sens connectée à tant de choses en Turquie, spécialement à Istanbul. La ville, les gens, les coutumes des femmes, le monde enchanteur des superstitions, l'univers presque magique de ma grand'mère, l'humanisme de ma mère, et la chaleur, la sincérité des gens", me dit Elif Shafak, parlant de son pays natal. "Cependant, je ne me sens absolument pas connectée à sa principale idéologie, à sa structure d'Etat et son armée", fait-elle remarquer.
La Turquie est le pays des contraires qui souvent défient les lois de la physique, et se repoussent l'un l'autre. L'Orient et l'Occident, à la fois islamique et laïque, le pays est déchiré entre la démocratie et la dictature, la mémoire et l'amnésie. Ces dualités, à la limite de la schizophrénie, perturbent Elif Shafak, auteure de cinq romans publiés. "Je pense qu'il y a deux courants sous-jacents en Turquie, tous deux très anciens. L'un est nationaliste, exclusif, xénophobe et réactionnaire. L'autre est cosmopolite, Soufi, humaniste, tolérant. C'est au second courant que je me sens liée", dit-elle.
Cela n'est pas surprenant, le premier courant qu'elle mentionne ne correspond pas du tout à sa ligne de conduite. Des courriers de haine et l'accusant d'être traître à son pays sont devenus monnaie courante pour la jeune écrivaine.
"Le discours nationaliste en Turquie – exactement le même que celui des Républicains aux USA – est que si l'on critique son gouvernement, on n'aime pas sa nation. C'est un mensonge. Seulement, et seulement si l'on se soucie de quelque chose on va y réfléchir, on va y accorder plus de réflexion. Je me soucie de la Turquie. Cela me fait mal d'être accusée de haïr mon pays" explique-t-elle.
Pourtant, Elif Shafak, qui a passé la majeure partie de son enfance et de son adolescence en Europe, et a, plus tard, déménagé en Turquie pour poursuivre ses études, est tout sauf dans son tort lorsqu'elle fait remarquer que son pays a parcouru un long chemin ces toutes dernières années. "Il y a des changements très importants en cours en Turquie. Parfois, en Occident, la Turquie semble plus en noir et blanc qu'elle ne l'est en réalité, mais le fait est que la société civile en Turquie est multiforme et très dynamique. Spécialement au cours de ces vingt dernières années, il y a eu des transformations fondamentales", dit-elle.
"Plus le changement est grand, plus la panique de ceux qui veulent préserver le statu quo est violente", ajoute-t-elle.
Cependant, le tigre acculé est le plus féroce, comme dit un proverbe oriental. C'est pourquoi la perspective d'adhérer à l'Union Européenne (UE) a semblé nécessaire au courant souterrain cosmopolite du pays, qui lutte contre le statu quo. Pendant des décennies, ceux qui ont osé défier la rhétorique officielle sur une vaste gamme de questions ont été confrontés à l'oppression, la persécution et l'emprisonnement, et ils savent bien que le seul moyen d'empêcher le pays de faire marche arrière dans le temps est de l'aider à aller en direction de l'UE.
Elif Shafak elle-même pense que la tentative de la Turquie d'adhérer à l'UE "est un processus important pour les forces progressistes, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du pays." Elle ajoute: "Il est absolument certain que tout le processus va renforcer la démocratie, les droits humains et les droits des minorités. Il va diminuer le rôle des appareils d'Etat, et ce qui est le plus important, l'ombre des militaires dans l'arène politique".
Venons-en au 'tabou' de la société turque
"Pour moi, la reconnaissance de 1915 est liée à mon amour de la démocratie et des droits humains", dit Elif Shafak. 1915 est l'année où le gouvernement turc s'est embarqué dans une campagne de génocide pour exterminer la population arménienne de l'Empire Ottoman. Ce sujet est resté le plus grand de tous les tabous en Turquie jusque très récemment.
Quoique le génocide arménien soit reconnu par la plupart des intellectuels spécialistes du génocide, et par de nombreux parlements de par le monde, la position officielle du gouvernement turc soutient que les Arméniens n'ont pas été soumis à un processus d'élimination planifié par l'Etat, processus qui a tué plus d'un million et demi de gens en 1915-1916. La position officielle défendue par le gouvernement turc est que les Arméniens ont été victimes d'un conflit ethnique, ou de guerre et de famine, exactement comme de nombreux Musulmans vivant dans l'Empire Ottoman pendant la Première Guerre Mondiale. En outre, selon notre historiographie officielle en Turquie, le nombre d'Arméniens morts par suite de ces "événements regrettables" est exagéré.
Comme un nombre croissant de collègues, intellectuels turcs, c'est contre cette politique de dénégation qu'Elik Shafak s'emporte. "Si nous avions pu faire face aux atrocités commises envers les Arméniens en Anatolie, il aurait été plus difficile pour l'Etat turc d'en commettre contre les Kurdes", rétorque-t-elle.
Elle ajoute: "Une société basée sur l'amnésie ne peut pas avoir une démocratie mûre".
Pourquoi a-t-elle choisi de s'attaquer à cette question si sensible, sachant si bien que le harcèlement et les menaces seraient inévitables ? "Je suis une conteuse. Si je ne peux pas "ressentir" la peine et le chagrin des autres, je ferais mieux d'abandonner ce que je suis en train de faire. Il y a donc pour moi un aspect émotionnel dans le fait que je me suis toujours sentie reliée à ceux qui sont poussés aux marges de la société et réduits au silence, plutôt qu'à ceux qui y sont au centre", fait-elle remarquer. "C'est le motif de tous et de chacun de mes romans; je traite de ce qui est tabou dans la société turque".
Son prochain roman, "The Bastard of Istanbul" (Le Bâtard- ou le fumier- d'Istanbul, ndt) ne fait pas exception à cette règle. La traduction turque du roman, intitulée "Baba ve Pic" ("Le Père et le Bâtard", ndt), a été publiée en Turquie le 8 mars 2006. La version originale en anglais sera publiée aux Etats Unis en janvier 2007 aux Editions Penguin/Viking press. "Le roman est hautement critique de la structure sexiste et nationaliste de la société turque. C'est l'histoire de quatre générations de femmes à Istanbul. A un certain point, leurs histoires convergent sur celle d'une femme arménienne, et ainsi, d'une famille américano-arménienne. J'ai utilisé cette famille de San Francisco et celle d'Istanbul comme miroirs", explique-t-elle. En gros, le roman témoigne du combat entre l'amnésie et la mémoire. Il traite des passés douloureux, à la fois au niveau individuel et au niveau collectif", ajoute-t-elle.
La Turquie qu'elle aimerait voir en 2015, un siècle après le génocide arménien, forme un profond contraste avec celle que le monde a connue pendant la plus grande partie du siècle passé. C'est "une Turquie qui ferait partie de l'UE, une Turquie où les femmes ne seraient pas tuées pour cause "d'honneur familial", une Turquie où il n'y aurait pas de discrimination de sexe, ni de violations contre des minorités; une Turquie qui ne serait ni xénophobe, ni homophobe, où tous les individus et chacun d'eux seraient traités comme aussi précieux que le reflet de la face Jamal de Dieu, sa beauté.
Il serait difficile d'être en désaccord avec Elif Shafak, car c'est seulement dans la Turquie qu'elle envisage que le cosmopolitisme éclipsera le nationalisme et le souvenir émergera victorieusement de la dénégation.
Khatchig Mouradian est un écrivain et journaliste arméno-libanais.