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Extrait de "Mon livre" ("Im Kirke" T.2 Adolescence)
Traduit de l'arménien par Louise Kiffer
Après la mort de mon père, mes frères, les uns après les autres s'en allèrent, et chacun séparément eut sa maison et sa situation, la cendre du foyer paternel est partie fonder peu à peu de nouveaux foyers.
Et notre abri familial s'est dépeuplé.
Après le départ d'automne des oiseaux, le nid abandonné est dans la tristesse.
Nous sommes restés, ma mère, mes trois sœurs, et moi.
Les orphelins grandissent vite, non pas en jours mais en heures.
La peur du néant est la mère de la créativité.
Ayant à peine passé mes douze ans, je me considérais déjà à la place de mon père, à la tête de la maison.
Les pleurs fréquents de ma mère et ses lamentations me faisaient souffrir.
Au cours de ses discussions avec nos voisins et amis, elle parlait de nous en disant "mes orphelins".
"Moi je suis seule, une veuve inapte, comment vais-je élever mes quatre petits?"
En disant cela, elle s'essuyait les yeux avec sa jupe.
Que de larmes il y avait dans cette jupe …
A chaque fois, à ce moment-là, un frisson me saisissait et descendait de mes épaules jusque mes doigts de pieds. Je devenais tout pâle. Je me mordais les lèvres pour ne pas verser les larmes qui emplissaient mon cœur.
Comme j'aurais voulu que ma mère ne pleure pas, et que devant des étrangers elle ne nous appelle pas des "orphelins" et surtout des "yétim" (orphelins, en turc). Devant le deuil de ma mère, ma virilité était anéantie, la fière et aimable conscience d'être "le maître de la maison", qui était ma gloire triste et secrète, se couvrait d'un brouillard épais, et notre sombre plafond semblait s'abaisser sur nos têtes et nos deux piliers nous étranglaient davantage.
Je ne savais pas encore ce qu'était le monde, la vie, et pourtant je vivais naturellement dans un danger sombre, inévitable, devant un ennemi en embuscade qui attendait son heure. Sous quelle aile s'abriter quand une méchanceté impitoyable plane sur ta tête ?
Ma mère…Misérable, inapte, qui n'avait pas des bras puissants, ni d'outils pour les difficiles travaux du village, il y avait la moisson à faire, semer et battre le blé, monter, descendre, l'eau, le meunier; comment y arriver ?
Il fallait des bras et des épaules puissantes. J'avais une très nette connaissance du besoin et du mal, et une compréhension encore plus claire de mon impuissance. Ah comme j'aurais voulu prendre mon élan et grandir en une nuit, pour que ma mère ne pleure plus, et que mes sœurs n'aient plus peur de personne, et que la nuit elles n'aient plus peur des voleurs, des méchants et de l'obscurité !
Mais dans mon impuissance, je me rappelais mon âge. Je n'étais pas si gamin.. Ma mère disait que j'étais dans ma treizième année, que j'aurais 13 ans à Noël.
13 ans ! un jeune homme !
Mais jusque-là, j'ai prouvé une fois que j'étais vraiment un jeune homme.
Dans notre village, il y avait encore des soldats russes qui restaient de la guerre. C'était au mois de décembre; cette nuit-là, la maison et la rue étaient couvertes de neige. Le matin de bonne heure avec ma mère, nous sommes sortis avec des pelles pour déblayer la neige devant la porte. Deux soldats sont passés, ils nous ont regardés, ils ont dit des gros mots à ma mère et ont grogné insolemment. Ma mère s'assombrit de honte et leur lança le seul mot russe qu'elle connaissait "sopaga" (chien). A la vue de ma mère, j'ai perdu la tête, j'ai levé ma pelle et me suis élancé vers les deux soldats et j'ai tapé de toutes mes forces sur l'épaule du premier des deux. L'infidèle avait une épaisse et chaude pelisse d'hiver. Il se retourna, me regarda et tous deux se mirent à rire : kah - kah ! de ma pauvre colère et de ma faiblesse.
Haletant, je suis revenu.
Cependant, j'étais fier.
Ma mère était silencieuse, elle me regardait d'un air de dire: "Quand vas-tu grandir, pauvre orphelin ?"…
Ah ! ce regard, où sous le couvert du désespoir s'était éteint l'espoir, sous le couvert de la souffrance, la distraction, que tu souhaites, pauvre enfant impuissant, sous couvert des soucis, la foi qu'on va grandir et qu'on va s'élever un jour et atteindre son but.
Je lisais dans ce regard avec toute la tendresse de mon âme juvénile.
Bien avant d'avoir commencé à lire, nous lisons dans l'âme de notre mère avec le lait qu'elle nous donne. Ma mère était pour moi un livre ouvert. Quand elle était assise silencieuse, avec son bébé sur les genoux, ou le berçant tranquillement, à un détail de son regard, je savais qu'elle portait mon lourd souci. Et quand elle chantait, de sa voix de grue, je savais que sa peine était profonde et son chagrin mordant.
Quand j'étais dehors et que je rentrais, on aurait cru que le soleil se levait dans notre pièce. Le chant cessait, et dans ses yeux humides brillait un doux sourire mélancolique.
J'avais été chez le meunier, et portais un sac de farine. Depuis la mort de mon père, c'était ma première victoire sur les soucis qui nous accablaient. J'étais fier et heureux, de porter ce fardeau à ma mère. Le sac était lourd pour mes maigres épaules. Le meunier l'avait mis sur mon épaule et m'avait encouragé:
— Tu es un garçon "ghodjakh" (gros - en dialecte) tu le porteras, avait-il dit.
Oui, c'était vrai, j'étais costaud, mais je n'étais qu'un enfant, et dès la première minute j'ai plié les genoux sous le poids, mes reins ont fléchi, mais j'ai fait un gros effort et me suis mis à marcher. Je sentais que le meunier, compatissant, observait mon épaule tordue.
— Abriss ! (bravo) fiston, cria-t-il derrière moi.
Oh! Cet appel encourageant !
J'ai marché…
La sueur perlait à mon front. Je haletais; de temps en temps je chancelais devant une pierre ou un trou, mais je reprenais ma marche. J'aurais voulu que tout le monde me voie sous ce lourd fardeau, j'aurais voulu entendre les chuchotements des passants: "Voyez, ce que fait cet enfant !"
J'étais surtout pressé d'arriver le plus tôt possible chez maman, qu'elle me voie, enfariné, transpirant sous ce lourd fardeau; et mon chemin était si long et cruel.
Enfin, je suis arrivé. J'ai poussé la porte, et tout essoufflé, j'ai jeté mon sac par terre et je me suis assis dessus, épuisé. Tout mon corps était couvert de sueur.
"Que mes yeux soient aveuglés!" mon chéri, cria ma mère en courant vers moi et en me portant, est-ce que j'aurais mangé de ce pain-là ? que je meure pour ton épaule, comment as-tu apporté ça ? Et elle m'embrassait, elle essuyait la sueur de mon front et de mon visage, en se lamentant et en souriant tout à la fois.
— Ce n'était pas si lourd, mayrig, …crois-moi, ce n'était pas lourd…
Ma mère souriait et m'embrassait.
— Mon cher petit !
Et c'était bien, tout cela était bien… J'étais heureux.
Mais tout de suite après, je vis le regard bien connu, doux et profond, dans lequel pleurait un rêve caché, et où je lus nettement son cri de douleur:
— "Allais-je manger de ce pain-là ?" …
J'ai lu, et j'ai été peiné. Lentement et pensivement, j'ai retiré mes habits, j'ai secoué la poussière et le sable du chemin, je suis resté courageusement à côté de maman, comme un coupable, qui n'a pas de père, et qui n'est pas encore adulte.
Avédis Aharonian
Extrait de la bibliographie de l'ACAM:
Aharonian, membre de la Délégation Nationale Arménienne au Deuxième Congrès de la Paix à La Haye, y a présenté des requêtes qui ont été repoussées. En 1917, il est élu Président du Conseil National Arménien. En 1919, il est élu membre du Parlement de la République Arménienne dont il sera ensuite Président. Il a dirigé les délégations de cette République dans les négociations de Constantinople (juin-novembre 1918) et à la Conférence de la Paix à Paris (1919-1920).
Aharonian a signé le Traité de Sèvres (1920). Il a participé aux Conférences de Londres (1920) et de Lausanne (1922-1923).