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C'était une petite porte, métallique, peinte en vert foncé, dans un coin derrière le Djémaran. Derrière, il y avait des marches de pierre étroites et antiques, qui menaient, par cette entrée ressemblant à une fosse, à peu près vers la façade latérale du bâtiment principal du collège.
Les jours d'école, "Monsieur" Dasnabédian venait, du côté d'en face de la rue, et de l'immeuble de sa maison se trouvant un peu plus bas. Il ouvrait cette porte avec sa clé, il la refermait derrière lui et la verrouillait à double tour, et à pas lents et assurés, il gravissait les marches étroites.
Souvent, à ce moment-là, les élèves étaient en rangs. Silencieux et l'air sévère, il venait s'arrêter derrière nous. Les cous se tendaient un peu. Les chuchotements s'arrêtaient. Derrière ses lunettes épaisses il nous observait calmement. Il avait généralement un cigare aux lèvres. Il arrivait parfois qu'irrité par l'indiscipline d'un élève qui ne l'avait pas encore aperçu, il se précipitât subitement sur l'insensé, et le grondât d'une façon terrible. Bon, quoique je ne sois pas sûr de mon souvenir sur ce point (lequel n'a en tout cas vraiment aucun rapport avec moi), mais il se peut qu'à une ou deux occasions, il y ait eu quelques gifles dans cette affaire…Ce sont là des petits détails. Des particularités se rapportant à d'autres époques et à des lieux différents. L'important est qu'il était là, lui, notre directeur, monsieur Dasnabédian, et lorsque, dans le rang, nous entendions derrière nous le claquement sec de sa clé et le grincement de la porte verte, que dire, nous nous efforcions de rester un peu plus silencieux et immobiles. On ne sait jamais ce qui peut arriver…
Les années ont passé, il n'est pas resté beaucoup d'élèves, ni par le nombre, ni par le statut non plus, nos occupations ont changé, et le monsieur est devenu le camarade Dasnabédian. Nous avons commencé à comprendre certaines choses. Pas tout, mais une partie. C'était ainsi, en ce temps-là. Ces temps-là étaient comme cela.
Cependant, qu'il y eût ou non de l'école, quand il était en ville, le camarade Dasnabédian continuait, tous les matins, presque à la même heure, à ouvrir la porte verte avec sa clé, et à entrer, pour se diriger vers son bureau. Nous n'étions plus désormais qu'une poignée d'élèves, même quand il y avait de l'école. En cette période, – et là, c’est sûr - il ne restait plus ni réprimandes, ni rien… Et même, ces matins-là, nous avions parfois droit au sourire complice de notre camarade le directeur. Mais néanmoins, que ce soit par habitude ou par tradition, quand il passait, nous nous rassemblions un peu, nous essayions de nous taire et de nous mettre en rang…
Tel était le camarade Dasnabédian. Toujours le même. Quelles que fussent les circonstances, quelle que fût la situation, nous pouvions toujours être certains qu'il allait ouvrir cette porte verte et qu'il allait entrer, et à pas lents et assurés, aller, pensif et silencieux, à son travail. Et à ce moment-là, les rangs allaient rester alertes et disciplinés, conscients qu'il y avait quelque chose de privilégié dans tout cela.
Puis la situation a beaucoup empiré. Le Djémaran est devenu une caserne. Désormais, il y avait de longues périodes sans école. Peut-être, de toute façon, valait-il mieux qu'il en fût ainsi, car en ces temps-là et depuis quelque temps déjà, le Djémaran était beaucoup plus adéquat et utile en tant que caserne plutôt que comme école. Enfin bref… Cependant, en ces lieux, il n'y avait non seulement plus d'élèves, mais même plus la population habituelle. Il n'y avait plus que des ombres, des soldats réguliers et irréguliers, une odeur de sang dans l'air, et des avions de combat, de l'obscurité, du feu, la peur et la mort partout. Des ruines et des absences. Le vide. Un jour, on devrait raconter tout cela. Ce n’est pas tout à fait le sujet, ici.
Mais nous étions encore là, nous, une poignée d'êtres qui au fond n'avaient rien à faire, ne pouvaient rien faire, sauf du matin au soir faire tous leurs efforts pour que tout reste comme c'était, que personne ne fasse rien, qu'il ne se passe rien. Et par conséquent, il y avait encore là naturellement – jusqu’ici, vous devez l'avoir compris – le camarade Dasnabédian. Il était là, sans aucun doute. Il n'y avait pas d'électricité, pas de téléphone, pas de pain, pas d'eau, pas de travail et pas d'espoir, et presque plus personne, mais le camarade Dasnabédian était là, dans sa maison de la rue qui passait devant la porte verte, et tous les matins, à la même heure, habillé de façon impeccable, et la cravate bien nouée, le cigare à la bouche, d'un geste invariable, il tournait sa clé dans la porte verte, il entrait, et à pas mesurés, il montait dans son bureau.
Certains, qui avaient été là autrefois des élèves, l'accueillaient alors, observant les alentours avec des yeux qui n'ont pas dormi, ou l'accompagnaient quelquefois, en l’entourant de tous les côtés, en silence. Ces jours-là, le camarade Dasnabédian était encore plus absorbé dans ses pensées. Une nuit, il est sorti de l'immeuble désert pour retourner chez lui, et c'était le tour de quelqu'un de l'accompagner. Le camarade Dasnabédian regarda cet adolescent armé et sérieux, son état et son barda, s'arrêta et alluma un cigare. Il faisait sombre et chaud. L'épaisse fumée s'éleva dans l'air rempli d'angoisse. "Tu es déjà un chasseur", dit-il en riant. "Mais dans le cas présent, il vaudrait mieux qu'il n'y ait pas du tout de gibier", ou quelque chose dans le genre, répondit l'adolescent sérieux et sans sommeil. Puis tous deux se turent, et sans un mot de plus se dirigèrent vers la porte verte Par suite des événements, il est probable que cette occasion fut la dernière où cet ancien élève devait voir Monsieur Dasnabédian.
Avec quelle rapidité tout a changé… Toute chose et tout le monde. Il est regrettable de remarquer que l'auteur de ces lignes n'a pas encore atteint la quarantaine… et que nous parlons déjà d'un autre monde. Le camarade Dasnabédian était le dernier symbole éminent d'une époque particulière. Nous n'allons pas dire une époque révolue. Pas encore. Cela serait à tout le moins inconvenant à l’égard des enfants de cette période, ceux qui ont disparu, ceux qui se sont sacrifiés.
Mais aussi, pour une poignée de survivants idéalistes, des croyants rescapés ou ayant retrouvé la foi, pour cette génération à peine dans la quarantaine, dispersée, déplacée et errante, la situation n'est pas encore nette. Il n'est pas encore aisé de savoir exactement, tout ce qui a été enterré avec le camarade Dasnabédian. Tout ceci est inachevé. A suivre ? …
Cependant, une chose est certaine. Cette porte verte est définitivement fermée.
Une porte de plus.
Haytoug Chamlian
Avril 2001, Montréal