Interview
du Professeur Raymond
Kévorkian.
Plusieurs historiens
connus se sont entretenus dans l'émission
"Face à face" sur les différents
aspects du génocide arménien..
Parmi eux: Taner Akçam, Norman Naimark,
Rudolph Ramel, et Margaret Anderson. Dans
la liste de nos invités, il manquait
un historien qui a planté son drapeau
sur le sujet de l'historiographie du Génocide
arménien. Il s'agit du professeur Raymond
H. Kévorkian, docteur d'Etat en histoire
contemporaine, directeur de recherche à
l'Université de la Sorbonne Nouvelle
Paris III, et Conservateur en Chef de la Bibliothèque
Nubar à Paris, d'où l'interview
ci-dessous vient combler cette lacune.
Cette interview
réalisée par téléphone,
dans les limites de nos possibilités,
a duré environ une heure et demie et
a porté sur les événements
historiques du Génocide arménien,
la politique négationniste turque,
les perspectives de l'historiographie du génocide,
les questions d'archives sous le projecteur,
ainsi que sur "La Revue d'Histoire
Arménienne Contemporaine" éditée
par l'Union Générale Arménienne
de Bienfaisance, sous la direction de Raymond
H. Kévorkian.
Au cours de l'interview,
ont été évoqués
une série d'éclaircissements
récents concernant l'historiographie
du Génocide arménien. Raymond.Kévorkian,
en éditant et publiant une série
de livres en français, sur l'histoire
et la culture des Arméniens, ainsi
que ceux dédiés au Génocide
arménien, s'est illustré comme
l'un de nos grands historiens contemporains.
Dernièrement, ont paru, sous la plume
de Vahé Tachdjian et Michel Paboudjian,
les Mémoires du Mutassarif Hovhannès
Pacha Kouyoumdjian intitulés : "Le
Liban à la veille et au début
de la Grande Guerre. Mémoires d'un
gouverneur, 1913-1915".
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Aztag
: Dans quel état se trouve aujourd'hui
l'historiographie de la Catastrophe ?
Raymond Kévorkian : Désormais,
l'étude du Génocide arménien
ne se limite pas au cercle étroit des
historiens et se trouve en cours de développement
constant. Des historiens étrangers,
qui étudient les actes de barbarie
ayant eu lieu au cours des guerres, apportent
un souffle nouveau à l'historiographie
du Génocide arménien, et cela
naturellement est salutaire, car nous avons
aussi spécialement besoin des points
de vue d'observateurs extérieurs de
la question.
Remarquons
qu'en ce qui concerne l'existence du crime
de génocide, les opinions contradictoires
ne sont pas valables auprès de ceux
qui étudient réellement l'histoire.
La contradiction a été vaincue,
et nous sommes arrivés dans une rade
où il est possible, en tant qu'historien,
de se mettre au travail d'un coeur tranquille.
A
ce sujet, il est important également
de distinguer les combats politique et historiographique,
qui ne sont pas du tout les mêmes.
Aztag
: Autrement dit, l'historiographie du génocide
ne doit pas seulement se faire par activisme
ou demande de réparations. Parlons
donc des autres importances de cette historiographie.
Raymond
Kévorkian
: Ecrire l'histoire et s'approcher
le plus possible de la vérité
est indispensable pour une nation. Je veux
dire que dorénavant il ne s'agit plus
de demander la preuve qu'un événement
a eu lieu, mais de mettre fin à une
nécessité pour notre santé
intérieure nationale. Il nous faut
"nettoyer' cette question, ce qui a une
signification analytique.
Je travaille avec
cette approche, et parfois je m'irrite du
retard avec lequel nous avons commencé
à travailler sérieusement. Jusque
dans les années 1950, les études
faites au sujet de la Catastrophe étaient
des clichés, qui se répétaient
constamment.
Aztag
: Vous attachez une grande importance au travail
sur les archives et vous vous êtes spécialisé
dans ce domaine. Quelles archives ayant un
rapport avec le Génocide arménien
ont été étudiées
?
Raymond
Kévorkian
: Les archives américaines ont été
largement étudiées. Au sujet
de ces archives, un gigantesque ouvrage va
prochainement être publié, préparé
par Ara Sarafian. Les archives allemandes
ont été étudiées
principalement par Vahakn Dadrian et Hilmar
Kaiser. Mais Kaiser a approfondi davantage
cette étude en fouillant les archives
des consulats, qui contiennent beaucoup de
faits et sont riches en événements
au jour le jour, avec des détails sur
les progrès, grâce auxquels nous
avons pu éclaircir une série
de questions. Les archives autrichiennes aussi
ont été assez étudiées.
Ardem Ohantchanian les a publiées en
17 volumes. Les archives françaises,
qui sont importantes si l'on veut prendre
connaissance des événements
qui ont eu lieu à la fin de la Première
Guerre Mondiale, ont été étudiées.
Ici, un travail important a été
réalisé par Arthur Beylérian.
Quant aux archives britanniques, quoique un
grand nombre de chercheurs aient travaillé
dessus, elles contiennent encore de nombreux
renseignements, et les archives des consulats
n'ont pas été complètement
étudiées.
Par
exemple, j'ai examiné dans les archives
des administrations françaises et anglaises
les dossiers concernant les procès
des Jeunes Turcs. Il y avait une Organisation
spéciale qui assistait uniquement
à ces procès et cherchait des
documents précis. Des spécialistes
travaillaient aux côtés de cette
Organisation spéciale. Je veux
dire qu'il y a des sujets sur lesquels nous
savons très peu de choses. Par exemple
la situation intérieure en Turquie
après l'armistice de Moudros, ou le
lien entre les Jeunes Turcs et les Kémalistes.
Aztag
: Mais qu'est-il possible de dire à
propos des archives turques ?
Raymond
Kévorkian
: Là il faut faire une distinction
entre les archives des services de l'Etat,
de l'Ittihad, et les Services Spéciaux
(comme Teshkilâti Massussa). Dans les
archives de l'Ittihad, il reste probablement
des dossiers d'individus dont une partie n'est
déjà pas en Turquie. Nous avons
des témoignages selon lesquels une
partie des archives de l'Ittihad a été
envoyée à Ankara lors des dernières
semaines de la guerre, ou a été
complètement détruite. Pour
ce qui concerne les jugements des Jeunes Turcs
après la fin de la guerre, là
il y a d'abondants documents archivés
en Turquie et à l'étranger.
Ces documents sont principalement rassemblés
au Patriarcat de Constantinople, dans un secteur
d'un. bureau spécial qui s'appelait
Centre de Renseignements. Pendant les premières
semaines des procès jusqu'au 19 mars,
le secteur arménien était "secteur
civil" et en tant que tel avait le droit
de renseigner "les archives d'instructions".
Le
responsable du Bureau de Renseignements, qui
était Archag Alboyadjian, allait en
compagnie des avocats dans les greffes des
tribunaux et recevait des documents authentifiés
concernant les témoignages des jugements.
Le 22 novembre, quand les Kémalistes
furent sur le point d'arriver à Constantinople,
le Patriarche Zaven fit déplacer ces
preuves. Ces documents furent transportés
à Manchester, puis à Marseille
et enfin à Jérusalem. Toutes
ces archives, dont très peu de personnes
sont au courant, sont extrêmement importantes
car elles sont de sources turques et authentifiées.
Aztag : Combien de ces archives
ont-elles été utilisées
?
Raymond
Kévorkian
: Une petite partie a été utilisée
par Dadrian (en tout une dizaine de témoignages).
Je précise que le nombre de témoignages
s'élève à 30 000). Avant
Dadrian, un ecclésiastique catholique
avait consulté ces archives. Ici, je
voudrais souligner que l'étude de ces
témoignages écrits en turc,
en français et en anglais représente
un travail considérable. Pour tout
ce qui concerne les archives se trouvant en
Turquie, le travail fondamental a été
réalisé par Hilmar Kaiser et
Ara Sarafian. Ils ont déjà témoigné
des conditions dans lesquelles ils ont travaillé
là-bas; ils ont expliqué clairement
qu'ils n'avaient le droit de consulter que
dix témoignages ou télégrammes
par jour, ce qui signifie que pour examiner
quelques paquets, il aurait fallu rester là-bas
des décennies entières. Nous
avons aussi des renseignements concernant
l'existence d'un comité qui, avant
de confier ces témoignages à
des scientifiques, les examine un par un.
Vous êtes sans doute également
au courant du cas de Kaiser qui a été
expulsé et à qui il a été
interdit d'étudier les archives.
Nous avons des
renseignements selon lesquels les archives
des jugements, ainsi qu'une partie de celles
de l'Organisation Teshkilât Massussa
se trouve à Ankara. Etant donné
que ces sujets sont d'une nature stratégique,
je suppose que les documents se trouvent au
Ministère de la Défense. A mon
avis, ces sources sont fondamentales et séparées
des autres.
Aztag
: Il y a environ une dizaine d'années,
vous avez terminé votre vaste étude
: la deuxième phase du Génocide
: "L'Extermination des Déportés
arméniens ottomans dans les camps de
concentration de Syrie- Mésopotamie".
Parlons-en. Pour commencer, à votre
avis, pourquoi faut-il distinguer la première
phase de la deuxième, et qu'est-il
arrivé au cours de chacune de ces phases
?
Raymond
Kévorkian
: Dadrian a étudié la décision
du génocide et la question des "dix
commandements", qui, disait-on, avait
été prise en février
1915 . A présent nous savons que cette
décision a été prise
un peu plus tard, vers le 20-25 mars, puisque
Behaeddine Chakir y a participé. Nous
savons maintenant que lui (Chakir) qui était
une personnalité extrêmement
importante de l'Ittihad, et avait été
estimé dès le début à
juste titre apte à jouer un rôle
dans le génocide, s'est mis en route
d'Erzeroum pour Constantinople le 13 mars.
C'est après son arrivée que
la décision a été prise.
Une série d'indices prouvent que la
décision a été prise
en mars. Par exemple, plusieurs Vali ont été
remplacés. Réshid le Tcherkess
a été nommé Vali de Dyarbékir
le 28 mars. Nazar Bey est remplacé
à Ankara par le secrétaire responsable
Atif. Effectivement, c'est là que commence
le travail de désignation de "leurs
hommes" aux postes clés. Début
avril, tous les employés arméniens
qui travaillaient dans les bureaux d'expédition
de télégrammes, sont écartés.
Le seul être qui avait un lien avec
la Direction et les Arméniens, Bédros
Haladjian, est désigné vers
la fin mars comme représentant de l'Empire
Ottoman au Tribunal International de La Haye.
Haladjian se met en route vers la fin avril,
mais il affirmait clairement que cette désignation
avait pour but de l'éloigner du pays.
Ce n'est seulement
qu'à la fin avril que commence la propagande
générale, immédiatement
après le 24 avril. Cela peut être
lié à différentes questions.
Le matin du 25 avril, les forces françaises
et anglaises arrivent à Gallipoli,
et en conséquence Constantinople est
sous pression. Le 28 avril commence le procès
des Hentchag. Le même jour, le quotidien
officiel des Jeunes Turcs commence à
publier sous forme de feuilletons des sujets
relatifs à la question arménienne,
qui présentent la thèse officielle
du démenti. Thèse utilisée
jusqu'à ce jour par la Turquie.
J'ai là
un point important à accentuer. Il
n'y a aucun doute que la décision d'exterminer
les Arméniens a été prise
dès le début et joue un rôle
personnel dans l'idéologie de l'Ittihad.
C'est simplement le moment de la mise en oeuvre
de l'opération qui n'est pas précisé.
L'Ittihad se conduit d'une façon très
prudente dans cette situation. Même
les événements de province,
qui étaient gênants sont présentés
par les employés turcs à l'élite
arménienne de façon à
ne pas éveiller de soupçons.
C'est donc à
la fin mars que se décide quand va
commencer le massacre. La première
phase sera la déportation et le massacre.
Dans les six vilayets, la plus grande partie
des massacres a lieu sur place. Dans les villages,
sur place, mais dans les villes, quelques
heures plus tard. A ce sujet nous avons des
preuves. Dans les régions orientales,
les habitants sont déportés
en grande partie à pied ou par le train
à Konia et de là à pied
vers Alep et les déserts.
Pourquoi une deuxième
phase ? A présent il est possible de
le préciser. Les premiers déportés
arrivent à Alep au mois d'août,
et vont être dirigés vers Ras-ul-Aïn,
Der Zor, la Mer Rouge. Là l'installation
des camps n'est pas encore organisée.
En septembre, une direction chargée
de ces questions s'établit à
Alep. Pendant ce temps, quoiqu'il y ait des
morts parmi ces déportés, ces
derniers ne sont pas soumis à un massacre
organisé. Tandis que d'autres, en grande
partie de Cilicie, ne s'installent pas dans
des camps et se dispersent dans des villages
(c'est pourquoi la majorité des survivants
furent des Ciliciens).
La deuxième
phase commence en février 1916. Dans
mes précédentes publications,
je ne m'étais pas rendu compte des
vérités qui suivent et qui m'apparaissent
nettement seulement maintenant et au sujet
desquelles il n'y a que très peu de
sources. Au début de la seconde phase,
la décision a été prise
de massacrer les déportés qui
avaient été envoyés dans
le sud, qui s'y trouvaient depuis des mois
et avaient même déjà commencé
à faire du commerce.
Là se posent
des questions subtiles. L'Ittihad est constamment
soumis à une situation intérieure
et extérieure qui façonne ses
décisions. En février 1916,
Trabizon est conquis d'une façon inattendue
par les Russes. Avec chaque perte se développe
encore plus le radicalisme.
Aztag
: N'est-il pas possible de demander là
si lors de la première phase il n'était
pas si important pour l'Ittihad d'éliminer
les Arméniens et si l'essentiel pour
eux n'était pas de les déplacer,
puisque vous dites que la décision
d'éliminer les déportés
a été prise dans la deuxième
phase ?
Raymond
Kévorkian : Mais n'oublions pas
que 700 000 personnes ont déjà
été massacrées dans les
provinces orientales. Cette question est aussi
en corrélation avec l'idéologie
de l'Ittihad. L'objectif de l'Ittihad est
de créer une aire géographique
entre le Caucase et la Turquie, et naturellement
les provinces orientales étaient une
priorité pour eux. Ils ont invoqué
des prétextes, alléguant que
les soldats arméniens étaient
des déserteurs, que du côté
russe des Arméniens combattaient contre
l'Empire Ottoman, etc. Au sujet des troupes
de volontaires arméniens, leur importance
a été très exagérée.
Au cours des mois qui ont précédé
le Génocide, il y a eu 4 brigades de
volontaires, dont la plus importante comptait
1000 hommes et se trouvait sous la direction
d'Antranig. Les autres comprenaient chacune
4 à 500 hommes. Autrement dit, leur
nombre total atteignait le chiffre de 2300
à 2500 au maximum.
Naturellement,
il est fallacieux de dire que ces brigades
allaient changer beaucoup de choses sur un
front où 90 000 soldats s'étaient
installés. J'ajoute aussi que du côté
russe il y avait 120 000 soldats arméniens,
mais ceux-là ne combattaient pas dans
le Caucase, ils avaient été
expédiés en Galicie. Cela signifie
que dans le Caucase il n'y avait pas de soldats
arméniens réguliers. Par conséquent,
il est ridicule d'attribuer à environ
2500 volontaires arméniens l'éclatement
du front oriental, et aucun historien ne peut
accepter une telle affirmation.
La
soi-disant "révolte" de Van
est de même un prétexte. Ce qui
s'est passé n'était pas une
révolte, mais de la légitime
défense. Si nous suivons la chronologie,
nous voyons comment Ishkhann et Vramian ont
été méthodiquement tués
et les Arméniens se sont trouvés
devant l'alternative de riposter ou de se
faire massacrer.
Aztag
: Comment s'est déroulée la
deuxième phase du Génocide ?
Raymond
Kévorkian : Comme je l'ai dit,
lors de la première phase, des massacres
ont eu lieu dans les régions orientales.
Environ 850 à 900 000 personnes ont
été déportées
de force dans le sud (en Mésopotamie
et Syrie). Là-bas, ces déportés
étaient répartis dans 25 camps,
qui étaient dirigés par un Conseil
basé à Alep. Jusque février-mars,
dans 16 de ces camps, il y eut 20 % de morts.
Le
projet turc pour cette deuxième phase
est clair : maintenant qu'ont été
éliminés les Arméniens
des provinces orientales, il nous faut exterminer
les habitants arméniens des provinces
occidentales dont une partie importante est
turcophone.
A
Homs et Hama, plus de 100 000 Arméniens
ont accepté d'être convertis
à l'Islam. A ce sujet, des renseignements
nous sont fournis par Yervant Odian : Il arrive
dans une étape à Der Zor, où
il y a 300 000 Arméniens. La direction
va décider si elle va laisser tous
ces Arméniens habiter dans les lieux
où il se trouvent, ou les massacrer.
Le
16 février, après avoir communiqué
sa décision de les éliminer,
elle remplace, au mois de Mars, le 'Mutassarif'
par un autre qu'elle a désigné,
et qui avait prouvé ses capacités
par l'extermination de la communauté
arménienne des environs de Evéreg
Fénéssé. A partir de
mars jusque vers l'automne, tous les Arméniens
sont exterminés. Les 300 000 personnes
qui restaient à Der Zor sont presque
toutes massacrées. Du côté
de Ras-ul-Aïn les choses sont différentes.
Aztag
: Quels sont ces gens qui ont exécuté
ce travail d'extermination ?
Raymond
Kévorkian : Là, il faut
que je parle du techkilât massussa.
Je dois d'abord dire, et nous le précisons
souvent, qu'il était composé
des criminels qu'on avait sortis des prisons;
mais ils n'étaient qu'une partie de
ces bandes tristement célèbres.
Ils étaient quelques milliers. On suppose
que dans ses "jours de gloire" le
techkilât massussa avait rassemblé
20 à 30 000 individus, dont seulement
7 ou 8 000 étaient des criminels sortis
de prison, les autres étaient des tribus.
On dit aussi que ces tribus étaient
kurdes; c'est en partie vrai aussi. Cependant,
mes dernières recherches montrent que
parmi ces tribus se trouvaient d'importants
groupes de Tcherkesses, de Tchétchènes
et de Lazes.
Aztag
: Comment ces gens ont-ils été
recrutés ?
Raymond
Kévorkian : Au mois d'août,
quand le techkilât massussa fait part
de sa décision, Behaeddine Chakir est
envoyé en Orient comme coordinateur
général de la préparation
de ces groupes. Un nommé Naji, ex-membre
du Comité central, est envoyé
aux environs de Van. Un individu nommé
Nahil est à son tour envoyé
à Trabizon. D'autres également
sont envoyés en Orient, des secrétaires
responsables, pour travailler avec les vali
locaux et effectuer des travaux "d'inscriptions
militaires". Ces groupes, avant la deuxième
phase, avaient participé à des
opérations militaires et à des
massacres. Par exemple, les massacres dans
les régions du sud avaient été
l'oeuvre de ces groupes, exécutée
sous la direction de Béhaeddine Chakir.
Aztag
: En 2001, à l'Université
Haïgazian, lors d'une conférence
que vous aviez donnée, sur l'importance
d'étudier le déroulement du
Génocide arménien, région
par région, village par village, et
considérant les points de vue des sources,
et l'importance du travail qui reste à
faire, à quel point ce projet est-il
réalisable dans cette phase ?
Raymond
Kévorkian : C'est réalisable.
J'ai d'abord deux mots à dire au sujet
des sources. Un grand nombre d'historiens
n'ont presque pas lu les témoignages
des survivants. A mon avis, c'est un tort.
Il faut largement utiliser les témoignages
et les mémoires qui ont été
écrits pendant le Génocide ou
immédiatement après (jusqu'en
1920-1921). Evidemment, les écrits
des années 1960 ne peuvent pas être
pris en considération car ces souvenirs
s'étaient recomposés avec beaucoup
d'autres.
Il
est très intéressant de comparer
ces documents avec ceux des consulats. Là
les archives les plus riches sont les américaines
et les allemandes qui comprennent également
les témoignages des missionnaires.
Par exemple, Laurens Usher représente
une source très importante, étant
un témoin indépendant. Il faut
aussi effectuer des comparaisons avec les
sources judiciaires de 1919-1920.
Ici,
je veux mettre l'accent sur une quatrième
source aussi importante. Nous avons parlé
tout à l'heure du bureau de renseignements
du Patriarcat de Constantinople. Ce bureau,
aussitôt après l'armistice de
Moudros, a essayé de créer en
province un réseau chargé de
regrouper les renseignements sur toute l'étendue
du pays. Des dizaines de textes de renseignements
ont été écrits, contenant
les listes des noms de ceux qui avaient assassiné
des Arméniens en différents
lieux. Une liste des biens abandonnés
par les Arméniens a également
été dressée.
Si
nous n'avons pas les renseignements de toutes
les provinces, nous avons du moins les noms
de 60 à 100 assassins. J'ai stocké
environ 1400 noms. Nous avons aussi des renseignements
sur les dates auxquelles chacun des groupes
de criminels s'est mis en route; quand ont
été déportés les
Arméniens de chaque région ?
Où ont-ils été conduits
? Où les hommes ont-ils été
séparés des femmes ? Nous avons
aussi les listes des lieux désignés
par le techkilât massussa pour le massacre
des convois. En tout 30 à 40 lieux,
et les massacres ont toujours été
exécutés dans ces mêmes
lieux.
Dans
le cas des caravanes, on peut commencer par
leur départ en déportation et
présenter leur destin pas à
pas. Par exemple, une caravane de 5000 personnes
se dirige de Kharpert vers Alep, et selon
le consulat américain local, 250 personnes
seulement arrivent à Alep. De même
si l'on utilise des rapports il est possible
d'effectuer des études statistiques.
Aztag
: Est-il possible de parler des "biens
abandonnés " que vous avez mentionnés
tout à l'heure ?
Raymond
Kévorkian : Ce sujet se trouve
à présent au centre de mon attention,
et c'est une question très importante.
Je veux mettre au jour ce qu'il y a derrière
l'idéologie. Le projet de l'Ittihad
est de transmettre aux Turcs les propriétés
des Arméniens, créant ainsi
une classe moyenne qui n'existait pas chez
eux. Les Ittihadistes sont conscients qu'ils
ne peuvent pas édifier leur pays sans
une classe moyenne.
J'ai
étudié la correspondance entre
Talaat et la province, ou celle-ci élève
des protestations disant que tous les biens
des institutions arméniennes, qui avaient
été confiés à
des gérants précis, ont été
vendus et la question est réglée.
Dans son courrier, le protestataire écrit
que cela est injuste car les autres Turcs
n'ont pas pu profiter de ces biens et que
"ce n'était pas là notre
objectif". Il faut prendre en considération
cette facette économique, qui a un
fondement idéologique et fait partie
de la Catastrophe. Le Génocide persiste
à poursuivre des objectifs géographiques,
ethniques et de coopération économique.
Ainsi
que nous le remarquons, il y a un travail
gigantesque à effectuer. Chaque domaine
comporte à lui seul une étude
qu'il est possible de réaliser. A l'honneur
des nôtres, il s'est trouvé des
hommes qui ont pu sauver des monographies
par d'autres circuits. Elles doivent être
utilisées. Le temps d'avoir des doutes
sur les sources arméniennes est passé
depuis longtemps.
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