" Orhan Pamuk est de retour "

Par Khatchig Mouradian - article paru dans " Armenian Weekly "

Traduction Louise Kiffer

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Orhan Pamuk (EPA)

 

" Quand on essaie de réprimer les souvenirs, il y a toujours quelque chose qui revient, je suis ce qui revient " dit Orhan Pamuk (Time, 13 septembre 1999). Auteur avec sa part de critiques, qu'ils soient Islamistes ou Turcs occidentalisés, lui-même un recordman de la critique ardente des droits humains de son pays, Pamuk est revenu avec un gros scandale, ayant dit dans une interview que " 30 mille Kurdes et 1 million d'Arméniens ont été tués en Turquie. Presque personne n'ose en parler, à part moi, et les nationalistes me haïssent pour cela ".(Tagesanzeiger, 6 février, 2005).

     

La Turquie a essayé d'étouffer les souvenirs de l'extermination de masse de plus d'un million d'Arméniens, et les massacres des Grecs et des Assyriens au tournant du siècle dernier, et son record des droits humains a été tout sauf clair jusqu'à ce jour.

Les autorités turques officielles continuent à affirmer que les Arméniens n'ont pas été soumis à un génocide programmé par l'Etat, et qui a tué plus d'un million d'entre eux; ils auraient plutôt été victimes d'une lutte ethnique, ou de la guerre et de la famine, de même que de nombreux Musulmans vivant dans l'Empire Ottoman durant la Première Guerre Mondiale. En outre, selon l'historiographie officielle en Turquie, le nombre des morts arméniens dû à ces "fâcheux événements" serait exagéré.

C'est sur cette toile de fond qu'Orhan Pamuk est revenu et a fait la une des journaux, et cette fois-ci sans battre un nouveau record de ventes de livre en Turquie, ni recevoir encore un autre prix international, mais en exprimant une vérité qui pourrait, comme le croient les nationalistes en Turquie, ébranler les fondations mêmes de la République turque.

Et pourtant, ce n'était pas la première fois que Pamuk évoquait la culture arménienne et l'extermination des Arméniens.

Le cadre de son dernier roman "Kar" (Neige - qui va bientôt être publié en français) se situe dans la ville de Kars, à la frontière de l'Arménie actuelle. Le livre contient de nombreuses allusions aux Arméniens. " Les rideaux à moitié tirés du vieil hôtel particulier arménien, les maisons arméniennes où plus personne ne vivait depuis quatre-vingts ans, et l'église arménienne âgée de mille ans qui se dressait au-dessus des dépôts de bois et les générateurs d'électricité ", auxquels il se réfère rappellent tous une civilisation évanouie. Pamuk trouve également une manière indirecte de mentionner cette tragédie. L'un des principaux personnages, Ipek, dit à Ka, la figure centrale du roman, au sujet d'un musée de Kars : " Un secteur de ce même musée commémorait le massacre arménien. Naturellement, dit-elle, quelques touristes vinrent, espérant apprendre un massacre des Turcs par des Arméniens, ce fut donc un choc de découvrir que dans un musée l'histoire se présentait d'une toute autre manière ".

Cependant, quelques observateurs ne furent pas très impressionnés par l'apparente hardiesse de Pamuk. Par exemple, Christopher Hitchens, dans la critique de " Snow " de l'Atlantic Monthly l'an dernier, reconnaît que " Pamuk est au mieux de sa forme lorsqu'il décrit les couches du passé toujours visibles à Kars - en particulier les maisons arméniennes, ainsi que les églises et les écoles dont le rappel spectral d'une civilisation éparpillée et profanée est rehaussé dans son étrangeté par le voile de la neige ". Il continue à écrire néanmoins : " Le courage est un élément qui manque dans ce roman ". Hitchens faisait remarque que " Quelques chercheurs turcs importants avaient récemment tenté d'admettre honnêtement le génocide arménien et avaient critiqué les rationalisations officielles. Alors qu'en lisant Snow on pourrait facilement conclure que tous les Arméniens d'Anatolie avaient décidé, pour une raison quelconque d'abandonner tout et de partir en masse, laissant leurs propriétés ancestrales pour que les touristes les regardent bouche bée. "

Avec le recul, cependant, il est clair qu'avec autant de références aux Arméniens dans le roman, Pamuk connaissait le genre de questions qui allaient être soulevées plus tard. Il n'avait pas besoin de transformer son roman en un rapport sur les droits humains pour faire connaître sont point de vue.

Dans une interview parue dans l'hebdomadaire français L'Express, du 13 décembre 2004, Pamuk était interrogé sur les effets que le processus d'intégration dans l'Union Européenne auraient sur la Turquie. Une partie de sa réponse fut : " On commence peu à peu à parler par exemple, de la question arménienne, alors qu'auparavant, ceux qui courageusement brisaient ce tabou étaient violemment attaqués ". En janvier 2005, il fit un commentaire analogue au quotidien turc "Hurriyet", disant que la question de l'extermination des Arméniens devrait cesser d'être tabou en Turquie.

Peu après, Pamuk lui-même fut " vivement attaqué " pour ses déclarations, étayant le fait que malgré l'accroissement significatif du nombre des gens " courageux ", l'atmosphère générale en Turquie restait largement inchangée.

Les médias en Turquie étaient rendues furieuses par la déclaration de Pamuk. " La liberté d'expression est-elle aussi liberté de trahison ? " demandait " Vatan " dans le titre de l'un de ses articles. " Hurriyet " l'appelait " Une misérable créature ". Un groupe radical, nationaliste-droite, Idealist Heath (Lande Idéaliste) déclara : " Vivre en Turquie et maudire en même temps ce pays ne doit pas rester impuni ". Le 17 février, le Turkish Daily News rapporta : " des accusations ont été déposées contre le romancier turc internationalement renommé Orhan Pamuk " pour sa déclaration, et le 31 mars le journal écrivit : " L'administrateur local du district Sütçüler d'Isparta, Mustafa Altinpinar, a adressé mardi une directive à toutes les bibliothèques publiques sous sa jurisprudence, ordonnant la saisie et la destruction de tous les livres écrits par le célèbre auteur Orhan Pamuk, pour ses affirmations au sujet du soi-disant génocide arménien ".

Cependant, de nombreux intellectuels et défenseurs des droits humains en Turquie soutinrent le droit de Pamuk de s'exprimer. D'autres allèrent plus loin, disant : " La démocratisation n'est pas possible sans affronter l'Histoire ".

" Que les affirmations de Pamuk soient vraies ou fausses, justes ou injustes... cela ne peut qu'émerger à travers un débat libre et civilisé dans lequel tous les points de vue sont respectés " écrivit Sahin Alpay dans " Zaman ". (10 mars 2005).

Parmi les Turcs qui se dressent maintenant contre la position de l'Etat, les principaux sont les universitaires Taner Akcam (Université du Minnesota) Muge Gocek (Université du Michigan) et Halil Berktay (SabancUniversity); mais la déclaration d'Orhan Pamuk l'a rendu à ce jour le plus célèbre intellectuel qui a mis le pied dans le champ de mines se trouvant derrière le " mur du silence " turc.

Orhan Pamuk, né à Istanbul le 7 juin 1952, a passé la plus grande partie de sa vie en Turquie. Après 3 ans dans une Université technique d'Istanbul où il a suivi des cours d'architecture, il a été diplômé de l'Institut du Journalisme de l'Université d'Istanbul. Son premier roman " Cevdet Bey ve Ogullari (Cevdet Bey et ses fils) parut en 1982 et reçut le prix du roman Orhan Kemal l'année suivante. Son second roman " Sessiz ev " (" La Maison du silence ") publié en 1983 reçut le prix du roman Madarali en 1984 et sa traduction française reçut le prix de la Découverte Européenne en 1991.

En 1985, le roman historique " Beyaz Kale " (Le Château blanc) le confirma comme auteur largement lu dans le monde entier. En 1990, " Kara Kitap " (Le Livre Noir) devint l'un des romans les plus controversés et les plus lus de la littérature turque. " Yeni Hayat " (La Vie Nouvelle) fut un best-seller en Turquie en 1995.

En décembre 1998, Pamuk, que le quotidien britannique " The Independent " appelle " l'un des meilleurs écrivains du monde " et que le " Time " considère comme l'auteur " le mieux équipé pour naviguer dans le courant de la littérature européenne contemporaine ", refusa d'accepter le titre d'artiste d'Etat, de la part d'un Etat qu'il critiquait depuis des années.

Quant parut le roman d'Orhan Pamuk en 2001 " Benim Adim Kizmiz " (Mon nom est Rouge) il se vendit en tellement d'exemplaires que l'éditeur fut appelé à comparaître en justice pour prouver qu'il n'avait pas menti à propos du chiffre des ventes. Le livre reçut en 2003 le prix littéraire de Dublin IMPAC. Son dernier roman " Kar " (Neige) l'a hissé au rang des plus grands noms de la littérature mondiale. Ses livres ont été traduits en plus de 24 langues.

Quand un romancier de cette stature parle de souvenirs, longtemps réprimés, de plus d'un million d'hommes, femmes et enfants conduits à la mort, il comprend, je pense, qu'il n'y a pas moyen de faire marche arrière. Comme le dit la romancière Elizabeth Stuart Phelps: " La vérité, comme le climat, est un bien commun ".