La Turquie a essayé
d'étouffer les souvenirs de l'extermination
de masse de plus d'un million d'Arméniens,
et les massacres des Grecs et des Assyriens
au tournant du siècle dernier, et son
record des droits humains a été
tout sauf clair jusqu'à ce jour.
Les autorités
turques officielles continuent à affirmer
que les Arméniens n'ont pas été
soumis à un génocide programmé
par l'Etat, et qui a tué plus d'un
million d'entre eux; ils auraient plutôt
été victimes d'une lutte ethnique,
ou de la guerre et de la famine, de même
que de nombreux Musulmans vivant dans l'Empire
Ottoman durant la Première Guerre Mondiale.
En outre, selon l'historiographie officielle
en Turquie, le nombre des morts arméniens
dû à ces "fâcheux
événements" serait exagéré.
C'est sur cette
toile de fond qu'Orhan Pamuk est revenu et
a fait la une des journaux, et cette fois-ci
sans battre un nouveau record de ventes de
livre en Turquie, ni recevoir encore un autre
prix international, mais en exprimant une
vérité qui pourrait, comme le
croient les nationalistes en Turquie, ébranler
les fondations mêmes de la République
turque.
Et pourtant, ce
n'était pas la première fois
que Pamuk évoquait la culture arménienne
et l'extermination des Arméniens.
Le cadre de son
dernier roman "Kar" (Neige -
qui va bientôt être publié
en français) se situe dans la ville
de Kars, à la frontière de l'Arménie
actuelle. Le livre contient de nombreuses
allusions aux Arméniens. "
Les rideaux à moitié tirés
du vieil hôtel particulier arménien,
les maisons arméniennes où plus
personne ne vivait depuis quatre-vingts ans,
et l'église arménienne âgée
de mille ans qui se dressait au-dessus des
dépôts de bois et les générateurs
d'électricité ", auxquels
il se réfère rappellent tous
une civilisation évanouie. Pamuk trouve
également une manière indirecte
de mentionner cette tragédie. L'un
des principaux personnages, Ipek, dit à
Ka, la figure centrale du roman, au sujet
d'un musée de Kars : " Un secteur
de ce même musée commémorait
le massacre arménien. Naturellement,
dit-elle, quelques touristes vinrent, espérant
apprendre un massacre des Turcs par des Arméniens,
ce fut donc un choc de découvrir que
dans un musée l'histoire se présentait
d'une toute autre manière ".
Cependant, quelques
observateurs ne furent pas très impressionnés
par l'apparente hardiesse de Pamuk. Par exemple,
Christopher Hitchens, dans la critique de
" Snow " de l'Atlantic Monthly
l'an dernier, reconnaît que "
Pamuk est au mieux de sa forme lorsqu'il décrit
les couches du passé toujours visibles
à Kars - en particulier les maisons
arméniennes, ainsi que les églises
et les écoles dont le rappel spectral
d'une civilisation éparpillée
et profanée est rehaussé dans
son étrangeté par le voile de
la neige ". Il continue à
écrire néanmoins : "
Le courage est un élément qui
manque dans ce roman ". Hitchens
faisait remarque que " Quelques chercheurs
turcs importants avaient récemment
tenté d'admettre honnêtement
le génocide arménien et avaient
critiqué les rationalisations officielles.
Alors qu'en lisant Snow on pourrait facilement
conclure que tous les Arméniens d'Anatolie
avaient décidé, pour une raison
quelconque d'abandonner tout et de partir
en masse, laissant leurs propriétés
ancestrales pour que les touristes les regardent
bouche bée. "
Avec le recul,
cependant, il est clair qu'avec autant de
références aux Arméniens
dans le roman, Pamuk connaissait le genre
de questions qui allaient être soulevées
plus tard. Il n'avait pas besoin de transformer
son roman en un rapport sur les droits humains
pour faire connaître sont point de vue.
Dans une interview
parue dans l'hebdomadaire français
L'Express, du 13 décembre 2004,
Pamuk était interrogé sur les
effets que le processus d'intégration
dans l'Union Européenne auraient sur
la Turquie. Une partie de sa réponse
fut : " On commence peu à peu
à parler par exemple, de la question
arménienne, alors qu'auparavant, ceux
qui courageusement brisaient ce tabou étaient
violemment attaqués ". En
janvier 2005, il fit un commentaire analogue
au quotidien turc "Hurriyet", disant
que la question de l'extermination des Arméniens
devrait cesser d'être tabou en Turquie.
Peu après,
Pamuk lui-même fut " vivement attaqué
" pour ses déclarations, étayant
le fait que malgré l'accroissement
significatif du nombre des gens " courageux
", l'atmosphère générale
en Turquie restait largement inchangée.
Les médias
en Turquie étaient rendues furieuses
par la déclaration de Pamuk. "
La liberté d'expression est-elle aussi
liberté de trahison ? " demandait
" Vatan " dans le titre de l'un
de ses articles. " Hurriyet " l'appelait
" Une misérable créature
". Un groupe radical, nationaliste-droite,
Idealist Heath (Lande Idéaliste) déclara
: " Vivre en Turquie et maudire en
même temps ce pays ne doit pas rester
impuni ". Le 17 février, le
Turkish Daily News rapporta : " des
accusations ont été déposées
contre le romancier turc internationalement
renommé Orhan Pamuk " pour
sa déclaration, et le 31 mars le journal
écrivit : " L'administrateur
local du district Sütçüler
d'Isparta, Mustafa Altinpinar, a adressé
mardi une directive à toutes les bibliothèques
publiques sous sa jurisprudence, ordonnant
la saisie et la destruction de tous les livres
écrits par le célèbre
auteur Orhan Pamuk, pour ses affirmations
au sujet du soi-disant génocide arménien
".
Cependant, de nombreux
intellectuels et défenseurs des droits
humains en Turquie soutinrent le droit de
Pamuk de s'exprimer. D'autres allèrent
plus loin, disant : " La démocratisation
n'est pas possible sans affronter l'Histoire
".
" Que les
affirmations de Pamuk soient vraies ou fausses,
justes ou injustes... cela ne peut qu'émerger
à travers un débat libre et
civilisé dans lequel tous les points
de vue sont respectés " écrivit
Sahin Alpay dans " Zaman ". (10
mars 2005).
Parmi les Turcs
qui se dressent maintenant contre la position
de l'Etat, les principaux sont les universitaires
Taner Akcam (Université du Minnesota)
Muge Gocek (Université du Michigan)
et Halil Berktay (SabancUniversity);
mais la déclaration d'Orhan Pamuk l'a
rendu à ce jour le plus célèbre
intellectuel qui a mis le pied dans le champ
de mines se trouvant derrière le "
mur du silence " turc.
Orhan Pamuk, né
à Istanbul le 7 juin 1952, a passé
la plus grande partie de sa vie en Turquie.
Après 3 ans dans une Université
technique d'Istanbul où il a suivi
des cours d'architecture, il a été
diplômé de l'Institut du Journalisme
de l'Université d'Istanbul. Son premier
roman " Cevdet Bey ve Ogullari (Cevdet
Bey et ses fils) parut en 1982 et reçut
le prix du roman Orhan Kemal l'année
suivante. Son second roman " Sessiz ev
" (" La Maison du silence ")
publié en 1983 reçut le prix
du roman Madarali en 1984 et sa traduction
française reçut le prix de la
Découverte Européenne en 1991.
En 1985, le roman
historique " Beyaz Kale " (Le
Château blanc) le confirma comme
auteur largement lu dans le monde entier.
En 1990, " Kara Kitap " (Le Livre
Noir) devint l'un des romans les plus
controversés et les plus lus de la
littérature turque. " Yeni Hayat
" (La Vie Nouvelle) fut un best-seller
en Turquie en 1995.
En décembre
1998, Pamuk, que le quotidien britannique
" The Independent " appelle "
l'un des meilleurs écrivains du monde
" et que le " Time " considère
comme l'auteur " le mieux équipé
pour naviguer dans le courant de la littérature
européenne contemporaine ", refusa
d'accepter le titre d'artiste d'Etat, de la
part d'un Etat qu'il critiquait depuis des
années.
Quant parut le
roman d'Orhan Pamuk en 2001 " Benim Adim
Kizmiz " (Mon nom est Rouge) il
se vendit en tellement d'exemplaires que l'éditeur
fut appelé à comparaître
en justice pour prouver qu'il n'avait pas
menti à propos du chiffre des ventes.
Le livre reçut en 2003 le prix littéraire
de Dublin IMPAC. Son dernier roman "
Kar " (Neige) l'a hissé
au rang des plus grands noms de la littérature
mondiale. Ses livres ont été
traduits en plus de 24 langues.
Quand un romancier
de cette stature parle de souvenirs, longtemps
réprimés, de plus d'un million
d'hommes, femmes et enfants conduits à
la mort, il comprend, je pense, qu'il n'y
a pas moyen de faire marche arrière.
Comme le dit la romancière Elizabeth
Stuart Phelps: " La vérité,
comme le climat, est un bien commun ".