1 - Arménien d'origine, né en France, je me situe dans cet entre-deux culturel.
D'un point de vue biographique, j'ai fait constamment des va et vient
entre mes deux cultures, par mes études et mes voyages. Sans jamais réussir à
faire le pas pour être pleinement dans l'une ou totalement dans l'autre.
En tant qu'artiste, cela ne m'a pas toujours aidé. En France, pays cartésien, on
n'aime guère le genre hybride. Or, c'est ce que j'affectionne le plus en
littérature, mais aussi dans l'art des autres, le genre hybride. Ni tout à fait
récit, ni tout à fait poésie, ni tout à fait journal, ni tout à fait livre
d'art, etc. Je crois que nous allons de plus en plus vers un art ouvertement
métissé, (ce que j'appelle un bris-collage, dans une sens noble de ce
néologisme).
Mais quel est mon rapport à l'exil ? En tant que personne, c'est une histoire
assez loufoque. Mes parents étaient directement issus du génocide de 1915. Et
pour ma part, je suis né en France. Vivant en France, comment me sentir exilé,
me direz-vous ? Or, justement. Je reste un en enfant du génocide dans la mesure
où mes parents m'ont élevé sans le vouloir, c'est-à-dire avec leurs mots, leur
mémoire, leur difficulté à s'adapter à un étrange pays, etc. dans le sentiment
de l'exil. C'est donc ça, j'ai un sentiment d'exil sans pour autant être exilé
puisque je sais que je ne me sentirais ailleurs jamais aussi bien que je le suis
en France et qu'en France je rêve d'un autre pays, d'un pays qui soit nôtre, à
nous, une Arménie pour Arméniens. Je vis donc constamment avec comme fond de ma
conscience ce que le poète Vahé Godel appelle un arrière-pays. Et beaucoup de
jeunes compatriotes, plus jeunes que moi, vivent ainsi. En France, mais
préoccupé par un pays où ils ne vivront probablement jamais, l'Arménie.
(Et mon histoire est d'autant plus compliquée que le pays de mes parents n'a
rien à voir avec l'Arménie actuelle, située bien plus à l'Est et dont ils
n'avaient pas idée). Mon impression d'exil est donc d'éducation. La seule
réalité de cet exil, c'est qu'il s'agit d'un exil hérité.
2 - Être exilé, c'est être ex-quelqu'un, venu de quelque part à la suite d'une
violence. C'est être sorti de son île pour devenir un il quelconque, jamais
plus soi-même, c'est-à-dire plus jamais un être accordé à une terre.
L'arrachement fait l'exilé. L'exilé sera désormais un ex-ceci, un ex-cela.
Qu'il le veuille ou non, l'exilé affiche son origine, c'est-à-dire une façon
d'être ici et ailleurs. Pour moi, il m'est impossible de me présenter comme
Français à part entière, car ce serait mal dire la chose, ni Arménien pour les
mêmes raisons. Mais Français d'origine arménienne. En d'autres termes, je suis
toujours d'origine, condamné à être d'origine. Ainsi, l'exilé est la preuve
vivante que le monde va mal, qu'il est injuste. Il nous fait lire l'état du
monde tel qu'il est. C'est-à-dire la condition même de l'homme. Il rappelle à
l'autochtone que l'exil menace son propre confort. Mais aussi qu'on peut être
un exilé de l'intérieur par rapport à une norme, un consensus, une opinion
commune, l'idéologie dominante, l'ethnie dominatrice. Le chômeur, le handicapé
physique ou mental, l'opprimé, l'opposant politique sont autant d'exilés.
Pour en revenir au génocide subi par les Arméniens, le sentiment d'exil se
décline aussi bien côté bourreau que côté victime. Le négationnisme est une
forme de perpétuation de l'exilé par un exilant.
L'exilé ne peut entrer dans la communauté des hommes tant qu'il sera rejeté par
une partie de cette communauté, une communauté étant de fait la mise en
commun de valeurs humanistes. Mais l'exilant, le bourreau, lui aussi s'exile de
cette communauté dans la mesure où il récuse le pacte de respect mutuel.
Aujourd'hui, les Turcs et les Arméniens, les bourreaux et les innocents, se
trouvent inclus dans cette dialectique infernale. L'enjeu, ce sera justement
l'entrée de la Turquie dans l'Europe. Laquelle Turquie ne veut pas faire le pas
d'une reconnaissance de sa mémoire comme l'a fait l'Allemagne.
3 - Par ailleurs être exilé, n'est pas un état, c'est un acte qui n'en finit
pas. L'exilé est toujours en situation d'exil, c'est-à-dire en suspens entre
deux mondes : le monde qui a été (familier) et le monde qui est en train de
devenir (familier). C'est d'autant plus vrai que la langue de l'exilé est aussi
bien une langue perdue, qui est derrière, qu'une langue qui reste à acquérir et
qui est devant. Encore cet entre-deux. En fait, l'exilé est désintégré en
permanence, et quoi qu'il fasse. Il cherche à recoller les morceaux de sa
mémoire pour en faire un avenir. Là où il est, il n'est jamais totalement. Il
est parti d'un pays qui l'a refusé (le pays natal) pour ne jamais être en
adéquation absolue avec le pays qui l'a accueilli (le pays fatal).
4 - Au passage, le poète, quant à lui, est exilé dans et par la langue. La vraie
poésie est au-delà de la poésie (Bataille). C'est la langue qui le lui dit. Il
est dans la nostalgie de la langue et chemine vers une perfection de la langue,
c'est-à-dire une adéquation parfaite de la langue avec les choses. (Tout le mal
de la poésie, ou le malheur du poète, réside dans cette perte, en ce sens
qu'elle définit la poésie même. Sans la perte, la poésie n'aurait pas lieu
d'être). Plus précisément, la langue est son chemin entre ce que la langue dit
de l'éden perdu et d'une adéquation parfaite de soi avec elle. Il est donc
exilé, c'est-à-dire en suspens, mais un suspens actif et désespéré.
De fait, toute écriture se situe dans un entre-deux comme l'exilé entre deux
langues et deux pays. La métaphore, en ce sens, désigne à celui qui l'invente un
autre monde où il n'est pas. Les expériences symbolistes ou surréalistes ont eu
l'intuition de ce quelque chose qui est en avant de la langue. Dans la
métaphore, on s'étonne de ce que la langue utilise une voie/voix rationnellement
fausse pour nous faire atteindre quelque chose à quoi nous adhérons comme vraie.
Le poète, c'est un exilé de l'avenir.
La poésie comme absolu du langage invite au dépouillement total, elle invite au
dépouillement de sa part d'histoire pour qu'il retrouve son temps intérieur
profond. Et ce n'est jamais gagné.
5 - Mais l'exil peut être une chance pour l'humanisation des cultures. Une
chance pour la culture d'accueil autant que pour la culture de l'exilé.
D'abord, elle oblige cette culture au dépassement d'elle-même en donnant du sens
à sa propre humanité. Que vaudrait une culture qui ne serait pas « humaine » ?
Ensuite, la porosité des cultures va créer des passerelles, des expériences de
mariages, qui sont des épreuves de vie. Les cultures comme les hommes sont voués
au métissage. (« L'avenir est au métissage » disait Léopold Sédar Sengor).
Les plus égocentrées des cultures ne pourront nier longtemps les apports
culturels de l'histoire. Les plus ethnocentrés des hommes baignent déjà dans
l'évidence de l'interaction des cultures. Quoi qu'ils disent et aujourd'hui plus
que jamais. En art, c'est tout autant un fait qu'un mode d'évolution. Que
vaudrait Picasso sans l'art nègre ? Van Gogh ou Monet sans les estampes
japonaises ? Mais au sein même d'un art, c'est le métissage des techniques qui
permet le renouvellement de notre vision du monde. L'art ne cherche qu'à pousser
ses tentacules dans toutes les directions. Mieux, nous dirons que tout genre
littéraire, par exemple, qui joue avec le métissage permet d'échapper à
l'uniformité. On a beau dire de La recherche du temps perdu que c'est un roman,
on sait bien que dans ce « roman », il y a du mémorialiste puisque Proust était
un lecteur assidu de Saint-Simon, mais également un essayiste à la manière de
Montaigne, sans oublier qu'il sut exploiter à merveille l'intuition de
Chateaubriand sur la mémoire. On a donc affaire à un art hybride, mais équilibré
et dominé par la facture romanesque.
6 - « Aime, et fais ce que tu veux » disait Saint Augustin. Il faut aimer
l'amour donc. La résolution des contraires est dans ce pacte avec le monde tel
qu'il est. Je suis un être en suspens. Un être en attente. Or, l'attente est
attention. Il n'y a pas mieux que l'exil, en attendant qu'il y ait mieux que
l'exil.
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