Interview de
Norman Naimark par Khatchig Mouradian, d'Aztagdaily,
le 31 décembre 2003.
Traduction Louise
Kiffer.
Ancien de l'Institution
Hoover, Norman M. Naimark est également
professeur des Etudes d'Europe de l'Est au
Robert &Florence McDonnell, et président
du département d'histoire à
Stanford University. C'est un expert de l'histoire
moderne de l'Europe de l'Est et de la Russie,
de la Pologne depuis 1863, et de l'histoire
de la RDA depuis la 2ème Guerre Mondiale.
Ses recherches courantes portent sur l'occupation
soviétique de l'Europe de l'Est après
la 2ème Guerre Mondiale et le nettoyage
ethnique au 20ème siècle.
Son livre "Fires
of Hatred: ethnique cleansing in twentieth
centurey Europe", publié en
2001, étudie " les cas de l'histoire
européenne du 20ème siècle
qui aident à éclairer le processus
de nettoyage ethnique et le génocide,
ses causes et ses conséquences".
Aztagdaily a contacté le professeur
Naimark, qui a accepté aimablement
de répondre à nos questions
sur le génocide et le nettoyage ethnique
en général et le génocide
arménien en particulier.
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Aztag
: Est-ce qu'on trouve des traits distinctifs
du nettoyage ethnique en Europe au 20ème
siècle, lorsqu'on le compare au nettoyage
ethnique et au génocide dans les autres
continents ? Le fait que l'Europe soit ' l'épicentre'
des droits humains et d'un haut niveau culturel
rend-il de telles calamités beaucoup
plus choquantes ?
Norman
Naimark : Je pense qu'il faut considérer
l'Europe, - au sens large, y compris la Russie
et l'Empire Ottoman/Turquie - comme le foyer
du nettoyage ethnique. Si l'on pense aux épisodes
de nettoyage ethnique et de génocide
hors du continent européen, comme la
violence de la partition en Inde en 1946-47,
le génocide rwandais, ou le génocide
cambodgien, on peut répondre que les
pré-conditions de ces événements
horribles ont été ' exportées'
, en un sens, d'Europe.
Que l'Europe du
20ème siècle ait été
le foyer du nettoyage ethnique et du génocide,
est vraiment encore plus choquant, je pense,
à cause de son haut degré de
culture et de société. Qu'est-ce
ce qui pourrait être plus désorientant
que l'Holocauste, par exemple, qui vit l'un
des pays les plus civilisés et les
plus développés d'Europe - patrie
de Goethe, de Schiller, Weber, Einstein et
Benjamin - s'attaquer aux Juifs d'une manière
si véhémente et meurtrière
?
Aztag
: Dans "Fires of Hatred" (les feux
de la Haine) vous soulignez la difficulté
de différencier le nettoyage ethnique
du génocide, car le plus souvent le
nettoyage ethnique devient particulièrement
violent. Quelle est l'importance de différencier
des incidents violents de nettoyage ethnique,
d'un génocide ?
Norman
Naimark :
Je pense que l'intentionnalité
est importante pour comprendre le phénomène
de crime de masse. En Bosnie, par exemple,
ou dans l'Europe Centrale d'après-guerre,
l'intention des criminels de guerre était
d'expédier 'l'ennemi' (les Musulmans
bosniaques et les Allemands) hors d'une étendue
concrète de territoire, réalisant
ainsi un nettoyage ethnique. Ce n'est pas
là un génocide. Ils ne se souciaient
pas de la façon dont ils partaient,
ils ne voulaient que leur départ, au
moyen de la violence qu'ils jugeaient nécessaire
pour arriver à leurs fins. Dans
les cas de génocide, comme celui des
Juifs ou des Arméniens, l'intention
des criminels était le meurtre, le
génocide. Le nettoyage ethnique
et le génocide sont tous deux des crimes
contre l'humanité. Le génocide,
je pense (conformément au droit international)
constitue cependant un degré plus élevé
de criminalité, et il est plus difficile
à prouver.
Aztag
: Y a-t-il un cadre légal sur lequel
se baser aujourd'hui pour tenir des gens responsables
de "nettoyage ethnique" ?
Norman
Naimark :
Le Tribunal International, pour la Yougoslavie,
a inclus le nettoyage ethnique dans sa liste
de crimes contre l'humanité. Je le
répète, c'est un crime important,
mais pas de l'ordre du génocide. Il
ne semble pas y avoir de tentative spéciale
de classer le nettoyage ethnique dans une
catégorie à part. Par contre,
il rejoint l'idée de "déportation
forcée".
Aztag
: Qu'en est-il de la responsabilité
morale des voisins ?
Norman
Naimark :
Je ne suis pas un philosophe de morale, et
je ne veux pas juger de la culpabilité
des voisins à ce sujet. En fait,
ils ont une part de responsabilité
dans ce qui se passe. Mais je me suis plus
intéressé à démontrer,
historiquement, que le nettoyage ethnique
et le génocide sont les produits d'une
planification gouvernementale et des élites
politiques nationalistes qui dirigent ces
gouvernements.
Aztag
: Pensez-vous que le 11 septembre et la guerre
au terrorisme vont changer la manière
dont l'Occident répond aux actes de
génocide ?
Norman
Naimark :
Oui, je crois que la trajectoire du système
international a dévié dramatiquement
de ce qui semblait être une volonté
croissante de lutte contre les actes de nettoyage
ethnique et de génocide, par exemple
au Kosovo, vers une volonté hypnotisée
de "lutte contre le terrorisme".
Nous ne savons pas encore où ce système
et son guide actuel, les USA, vont nous mener
à partir de là. Mais je pense
qu'il est moins probable qu'en 1990 (voir
le Libéria par exemple) que les USA
et les Nations Unies interviennent dans les
situations de génocide.
Aztag
: Comment en êtes-vous venu à
vous intéresser au Génocide
arménien, et de quelles façons
se sont développées vos recherches
sur le Génocide arménien ?
Norman
Naimark :
J'en avais entendu parler par des amis arméniens
et j'avais été très troublé
par la nature contradictoire des revendications
arméniennes d'une part et les protestations
turques d'autre part. La littérature
universitaire sur le génocide va croissant
- des personnes comme Vahakn Dadrian, Richard
Hovanissian, Taner Aksam, et Ronald G. Suny,
y ont contribué d'une façon
importante, mais c'est loin d'être aussi
solide et développé que celle
sur l'Holocauste. En conséquence, j'ai
voulu étudier les documents moi-même,
un moyen de comprendre par moi-même
ce qui était arrivé. Plus j'ai
de l'ancienneté en tant qu'historien,
plus je désire voir les documents moi-même
afin de juger les problèmes controversés.
Aztag
: Donc, dans "Fires of Hatred" vous
dites que " le concept de génocide
ne s'applique pas parfaitement au cas arménien"
du fait que les Arméniens de Constantinople
et de Smyrne sont restés intacts à
cause de la présence d'observateurs
étrangers dans ces villes, que certains
Arméniens se sont convertis à
l'Islam et que quelques officiels turcs ignoraient
les ordres, etc. Heureusement pour les Arméniens,
certains de ces faits sont des "lacunes"
dans le plan d'extermination d'une race entière
; est-ce que ces lacunes diminuent le
caractère génocidaire d'un génocide,
et le rendent moins "parfait" ?
Norman
Naimark : Ce que j'ai essayé
de dire dans le livre est que tout d'abord,
nous n'avons pas toute la documentation dont
nous disposons pour l'Holocauste. Car l'intentionnalité
est si critique pour la détermination
d'un génocide, qu'il serait plus facile
pour nous si nous avions davantage de documents
turcs prouvant l'intention de tuer tous les
Arméniens. De même, le génocide
cherche à détruire toute une
nation. Les Arméniens, comme vous le
savez avaient quelquefois la possibilité
de se convertir, de se sauver dans les montagnes,
de séjourner en certains lieux, de
survivre en tant que Protestants ou Catholiques,
etc. Je ne pense pas que ce soit un génocide
parfait ou imparfait. Mais conceptuellement,
le cas arménien ne s'applique pas nettement
à notre idée du génocide.
Je pense que c'était un génocide,
comme vous le savez d'après mon livre.
Mais ce n'est pas le même cas que celui
d' Hitler et des Juifs.
Aztag
: Dans le l ivre, vous n'hésitez pas
à employer le mot "G" en
parlant des massacres et des déportations
arméniennes. Quelles sont les "pièces
à conviction " qui vous ont amené
à conclure que c'était en fait
un génocide ?
Norman
Naimark : Le mot 'G' est important
et je crois vraiment qu'il s'applique au cas
arménien. Ce qui m'a convaincu plus
que toute autre chose a été
la lecture de la documentation des différents
consuls, docteurs et observateurs, qui ont
été témoins de ce qui
se passait autour d'eux et qui l'ont rapporté
à l'ambassadeur Morgenthau à
Constantinople, ou à leurs gouvernements
ou patrons respectifs. Il y a ainsi une
accumulation de preuves de témoins
oculaires au sujet de ce qui était
fait aux Arméniens - ajoutées
à quelques autres documents - les procès
des "Jeunes Turcs" après
la Première Guerre Mondiale, quelques
remarques par le triumvirat des Jeunes Turcs
eux-mêmes, et quelques autres encore,
m'ont convaincu que c'était là
le meurtre intentionnel d'une nation, donc
un génocide.
Aztag
: Considérez-vous le Génocide
arménien comme un modèle pour
les génocides suivants ?
Norman
Naimark : Je pense que le génocide
arménien n'était pas vraiment
un modèle de génocide, en tant
que précurseur historique d'autres
génocides, spécialement le meurtre
des Juifs. Nous savons qu'Hitler et son entourage
étaient au courant du génocide
arménien. Il y a un doute sur la réalité
de sa déclaration: "Et qui se
souvient des Arméniens aujourd'hui
?". Pourtant, l'exemple de meurtre de
masse, et l'incapacité et la réticence
de la "communauté internationale"
à faire quelque chose à ce sujet,
qui était clair dans le cas des Arméniens,
ont eu certainement quelque influence sur
l'opinion nazie qu'on pouvait faire ces sortes
de choses impunément.
Aztag
: Le Génocide arménien est dénié
par les gouvernements turcs, et il n'est pas
reconnu par un certain nombre d'autres pays.,
y compris les USA. Naturellement, sans reconnaissance
et une certaine forme de réparation,
les blessures ne cicatriseront pas. A votre
avis, comment ce problème peut-il être
résolu ?
Norman
Naimark : Vous avez raison. Il
n'y a qu'un moyen pour que la guérison
ait lieu, c'est que le gouvernement turc,
non seulement reconnaisse ce qui a été
fait aux Arméniens, mais donne aux
historiens l'occasion sans aucune restriction,
d'utiliser les archives ottomanes. J'ai participé
à différents congrès,
où, d'une façon préliminaire,
des historiens turcs (généralement
hors de Turquie, mais pas tous) et des historiens
arméniens ont discuté du génocide
chacun de son point de vue. Il y a vraiment
un progrès dans ce domaine. Mais il
reste encore un grand travail à faire,
y compris la construction d'un musée
commémoratif à Washington, et
documentaire du génocide. La guérison
viendra, mais cela prendra du temps, et de
l'honnêteté. J'espère
que le gouvernement turc s'en rendra compte
aussi.