Le Massacre de Marache

Témoignage d'un Père Franciscain, le R.P. Materne Muré.

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Après que la mission de Terre-Sainte dans la Petite-Arménie ou Cilicie eut passé par les deux conflagrations que furent les massacres de 1895 et .de 1909, elle réussit prodigieusement à guérir les plaies qu'elle avait reçues.

Les hospices et chapelles de Yenidjèkalè, de Donghèlè, de Moudjoukdèrèsi, de Karsbazar, de Kessab et de Baghdjaghas ressuscitèrent de leurs cendres. A Bondouk une modeste maison de mission fut bâtie, avec l'intention de la remplacer par un hospice et une chapelle, comme cela s'était déjà fait dans les autres villages. A Hassanbèili une nouvelle mission fut ouverte. A Marache et à Aïntab deux grandes églises furent construites, la première en l'honneur de saint Antoine de Padoue, l'autre en l'honneur de l'Immaculée Conception. En outre à Aïntab les bâtiments d'une nouvelle école s'élevaient déjà jusqu'au second étage et tout le matériel pour la finir se trouvait sur les lieux, lorsque la grande guerre éclata. La mission avait eu un laps de temps assez long pour se remettre sur pied et au moment où la guerre fut déclarée, elle était florissante, rien ne faisait prévoir les désastres qui allaient se déchaîner bientôt sur elle. Les postes de mission d'Arménie desservis par les Pères Franciscains de Terre-Sainte sont au nombre de quatorze : ce sont Marache, Aïntab, Yenidjèkalè, Donghèlè, Moudjoukdèrèsi, Keuïeunu, Bondouk, Hassanbèili, Karsbazar, Nisib, puis vers Antioche, Knaïe, Djesir-chouour, Kessab et Baghdjaghas. Tous ces endroits étaient habités par des chrétiens de race arménienne, dont la langue usuelle est le turc, parce que partout les Turcs sont en majorité. Cependant la plupart de ces Turcs ne sont nullement de race turque. II ne faut pas oublier que le royaume appelé la Petite-Arménie avait, il y a quatre siècles, vingt millions d'habitants, tous chrétiens, la plupart de race arménienne.

" Le but de la Mission des Pères Franciscains de Terre-Sainte parmi les Arméniens et parmi ces Loups est d'empêcher l'Arménien de se faire Turc, de ramener au sein de l'Eglise catholique l'Arménien dissident, le persuader de ne pas se faire Protestant, le but enfin est d'accepter les Turcs mêmes qui, touchés par la grâce, désirent retourner à la religion de leurs ancêtres. "

En effet, l'an dernier, à Marache, j'avais plusieurs catéchumènes : une fille de l'un d'eux a reçu le baptême, deux autres allaient recevoir la même grâce, parce qu'à ce moment tout le monde croyait que la liberté de religion était acquise pour toujours; que la guerre avait délivré ces contrées de la domination turque et qu'un mandat avait été octroyé ; en tout cas nous vécûmes sous le Haut-Commissariat de la Syrie et de la Cilicie, représenté à Marache par la présence de troupes françaises, et par le drapeau français hissé sur la place. Que de Turcs avaient l'intention de se faire chrétiens et combien ils estimaient les Français !

Un premier effondrement de notre Mission survint en juin 1915. Bien qu'ailleurs, depuis longtemps, les biens des établissements exclusivement français eussent été confisqués par les Turcs, bien que les religieux de nationalité française eussent été expulsés du territoire de la Turquie, ces mesures n'avaient cependant pas encore été appliquées à l'égard de nos biens et de nos personnes, parce que les Turcs savaient très bien que ni nous ni nos établissements n'étions essentiellement français: nous eûmes seulement l'honneur d'être sous la protection française et par notre dénomination de Franciscains, l'air d'être Français aux yeux des habitants de ces contrées.

Le doute quant au traitement à nous faire subir, fut enfin résolu par les Turcs, inspirés évidemment par les gens d'outre-Rhin, qui cherchaient à détruire tout ce qui se rattache de loin au nom de Français.

Nos oeuvres favorisant l'influence française en Orient, il fallait donc leur causer du tort! Nos missionnaires durent se retirer de leur poste ; on apposa les scellés sur toutes les portes des immeubles, ce qui n'empêcha nullement les Turcs de prendre et de voler les biens de la Mission.

Les Pères se retirèrent à Marache, où le supérieur, le R. P. Patrice Verkley (1), de nationalité hollandaise, comptant sur ses bonnes relations avec les Turcs, nourrit le doux espoir que ni lui, ni le couvent, ni les écoles n'auraient à souffrir de la part de ces bons Turcs !

Le 26 juin 1915, lorsque la vie et l'activité au couvent, à l'église, et dans les écoles battaient leur plein, une commission turque se présente tout à coup au couvent pour nous en chasser et fermer les écoles.

L'église est laissée à notre disposition, ainsi que trois pièces de l'école. Ce jour, les Pères ne purent retenir leurs larmes au grand plaisir des ennemis de la France. Les missionnaires protestants, surtout les Allemands, exultaient de voir nos oeuvres renversées, les pasteurs frappés et le troupeau en danger de s'égarer. Le plaisir malin que d'autres ont pu avoir en voyant nos malheurs ne fut pas de longue durée. Bientôt tous les chefs spirituels, témoins de l'épouvantable tragédie qui allait survenir, n'eurent qu'un élan commun de piété afin d'aider à sauver les différents troupeaux que les Turcs emmenèrent pour les noyer dans les rivières de la Mésopotamie, pour les suffoquer dans les sables du désert entre l'Euphrate et le Tigre.

Catholiques, Protestants, Grégoriens, tous étaient victimes d'un complot inouï, d'un drame savamment conçu et cyniquement exécuté, d'un drame que Néron lui-même n'eût pas désavoué. De ce drame existent des photographies prises par des officiers allemands, où des milliers d'Arméniens sont représentés au moment même du massacre. J'invite ces officiers à donner à la publicité ces terribles photographies: en les voyant on n'est plus obligé de chercher des mots, qui d'ailleurs font défaut, pour décrire le martyre que ces centaines de milliers d'Arméniens ont dû subir, grâce à quelles complicités! Le mot est lourd de reproches, mais il me semble que l'Allemagne eût pu, facilement, empêcher ces horribles boucheries.

Tous les fidèles des paroisses desservies par les Pères Franciscains ont pris les chemins du désert jusqu'à Mossoul et jusqu'à Bagdad. Après l'armistice du mois d'octobre 1918 ceux qui restaient purent retourner dans leurs foyers ; la France s'était chargée par un geste magnifique de les rapatrier. Rien qu'à Alep, elle dépensa 150,000 francs par mois, et cela durant plus d'un an, pour le rapatriement des débris de la nation arménienne, les transportant à Adana, Marache, Aïntab, Zeitoun, Yenidjèkalè, et dans les autres villages. Vers la moitié de 1919, à Marache et dans nos postes de mission à proximité de cette ville, le nombre des Arméniens s'était élevé à vingt mille; églises, couvents, écoles nous furent restitués, partout les Pères Franciscains rentrèrent dans leurs paroisses et avec un nouveau zèle ils recommencèrent, au prix de grands sacrifices pécuniers, à remettre sur pied les diverses oeuvres d'aide et assistance pour le bien temporel et spirituel de leurs ouailles,

Les Turcs rageaient en voyant le retour dans leurs foyers d'un si grand nombre d'Arméniens. Ils s'aperçurent que leur plan d'extermination totale des chrétiens n'avait pas réussi et voyant en vie ces témoins de leurs abominables crimes, ils furent gênés d'entretenir avec eux de bonnes relations. Les Turcs de ces parages sentirent que leur cruauté et leur perfidie avaient creusé un abîme infranchissable entre le bourreau et la victime.

Dès le retour des Arméniens dans leur pays natal, des désordres étaient à craindre et en prévision de cette éventualité les Puissances s'étaient réservé le droit d'envoyer des troupes, surtout dans les zones d'où, selon les termes de l'armistice, les forces turques devaient se retirer. Ces zones étaient celles d'Adana, d'Aïntab et de Marache. Des forces anglaises d'abord s'installèrent un peu partout et au mois d'octobre 1919 un pacte fut signé en vertu duquel, à l'expiration de ce mois, en Syrie et en Cilicie, les forces anglaises devraient être remplacées par des forces françaises.

Le 30 octobre les Français firent leur entrée à Marache et y furent reçus de la part des chrétiens avec un enthousiasme voisin du délire; des terrasses de leurs maisons, les Turcs contemplèrent très respectueusement cette manifestation grandiose. Ils n'en étaient certes pas enchantés, mais du moins ils se gardèrent de manifester leur mécontentement. Si les chefs turcs du Comité " Union et Progrès " de Marache n'avaient pas eu le loisir de fomenter dans la foule la haine des Français et des Arméniens, l'occupation si pacifique de Marache aurait été applaudie par la population turque elle-même. Malheureusement les menées kémalistes dirigées par le gouvernement local n'ont pu être entravées, bien qu'elles se manifestassent en plein jour, surtout pendant les mois de décembre 1919 et de janvier 1920, par la distribution continuelle d'armes et de munitions aux habitants de la ville et des environs, par l'arrivée en ville de quelques mitrailleuses, par le percement de créneaux dans les murs des maisons et enfin par la construction d'une barricade, une semaine avant que la révolte éclatât. Les Turcs crurent que les Français, en voyant ces préparatifs, perdraient patience et que se ruant sur les Turcs, ils se feraient tuer devant les créneaux. Mais les Français n'avaient nulle envie d'attaquer les Turcs et maintes fois ils leur avaient notifié, qu'ils n'étaient pas venus pour faire la guerre, mais pour maintenir la paix, et pour coopérer avec eux au relèvement de leur pays ! Ces mots ont été prononcés par le général Q..., à Marache, Je 15 décembre 1919, devant une assemblée de notables turcs.

Les Turcs n'écoutèrent pas et voulurent exécuter l'ordre venu de haut lieu, de chasser à tout prix les Français de Marache. Voilà l'unique raison du soulèvement des Turcs: il est injuste d'en vouloir aux Arméniens. Nous, missionnaires, nous avons pressenti ce soulèvement. J'en relevais les indices à Marache et mes confrères les voyaient chez eux. A maintes reprises ils m'écrivirent leur vive inquiétude et demandèrent aide et assistance pour eux et pour leurs ouailles. Les recours incessants aux autorités que je fis depuis le 16 décembre 1919 jusqu'au 20 janvier 1920, restèrent malheureusement sans effet. J'ai à déplorer le martyre de six de mes confrères et de quelques milliers de chrétiens (le chiffre de 6,000 n'est pas exagéré) ainsi que la mort de 300 Français (2) qui furent tués à Marache seul.

N'est-il pas profondément regrettable qu'on n'ait pas tenté de prévenir ce désastre ou du moins d'en diminuer la gravité ?

Toute communication avec les religieux des villages fut interrompue dès le 25 décembre 1919. Les Pères ont certainement tâché de m'envoyer des lettres, mais aucun courrier ne put arriver à Marache, parce que les Turcs avaient occupé les ponts du Djihan, fleuve distant d'une douzaine de kilomètres de l'ouest de la ville. Tout chrétien qui tenta de passer le fleuve fut tué et jeté à l'eau. Un Turc du nom d'Ahmed, originaire d'Avassur, près de Yenidjèkalè, nous raconta avoir vu en route des cadavres de chrétiens et avoir causé avec le R. P. Albert Amarisse, qui lui avait offert une récompense de trois livres turques en or pour porter une lettre à Marache ; ce Turc n'accepta pas de peur que la lettre ne tombât dans les mains des bandits postés à l'entrée et à la sortie des ponts du Djihan.

Par quelles angoisses ont dû passer nos malheureux Pères, les longs jours qui précédèrent leur martyre ! Ce martyre coïncide à peu près avec le 21 janvier 1920, jour où la révolte éclata à Marache.

Ce 21 janvier, à midi précis, le commissaire de police tira en l'air cinq coups de revolver dans une rue voisine du couvent. C'était le signal convenu. Aussitôt je vois de la fenêtre du couvent un rassemblement se former sur la plate-forme de la citadelle située en face de moi. C'était la bande des insurges; ils font, sous le commandement de sergents de la gendarmerie, quelques exercices en brandissant leurs fusils ; puis comme des forcenés ils se lancent en ville pour attaquer les " ghiavours " (dénomination que les Turcs donnent aux chrétiens et qui veut dire infidèle). Toute la population turque de Marache courut aux armes et se mit à faire pleuvoir des milliers de balles sur les maisons chrétiennes. Les premières victimes furent des Français, de pauvres poilus, qui ne soupçonnant rien étaient allés au marché avec leurs chariots. Six d'entre eux tombèrent frappés par des balles, tirées par des agents de police. Partout les sentinelles françaises étaient en butte à ces balles traîtresses; plusieurs de ces soldats furent tués, entre autres ceux qui étaient de faction à la porte du couvent et à l'entrée de l'hôpital. Une patrouille française de cinq hommes fut égorgée dans un cimetière turc. Des compagnies de soldats, qui à cause de la révolte inattendue durent à la hâte changer de cantonnement, furent obligés de passer devant les créneaux des maisons turques du quartier Qaïa-Cache et plusieurs d'entre eux, parmi lesquels des officiers, trouvèrent la mort. Le dirai-je? Un pauvre poilu, soldat de liaison au bureau de la poste turque, eut les parties sexuelles coupées et en les lui mettant dans les mains, les Turcs lui dirent : " Voilà ton courrier, va le porter à la Place ! " Le malheureux eut une mort atroce; il expira six jours plus tard. Ce premier jour de la révolte, quelques chrétiens aussi furent tués, mais la plupart purent se mettre en sûreté en cherchant asile dans les églises, dans les écoles chrétiennes, et partout où les Français avaient leur cantonnement. Ces cantonnements étaient au nombre de douze.

Nous voilà à la tombée de la nuit du 21 janvier. Les forces turques étaient imposantes; leur plan d'investissement des cantonnements français et des quartiers chrétiens était si bien conçu et si bien appliqué que toute liaison entre les différents cantonnements fut rendue impossible, même entre ceux qui étaient voisins l'un de l'autre.

Les Turcs estimant que toute résistance, soit de ta part des Français, soit de la part des Arméniens, n'aurait aucun succès, s'enhardirent à envoyer le lendemain un ultimatum de quatre conditions au Commandement de la Place. Cet ultimatum impertinent en même temps que ridicule stipulait l'abandon de tout matériel de guerre et de transport entre les mains des Turcs, le libre départ des officiers et l'emprisonnement des soldats français. Ces conditions furent repoussées avec dignité et dès lors les Turcs continuèrent la bataille engagée la veille, une bataille qui sur tous les points de la ville dura jusqu'au matin du 11 février, en tout vingt et un jours, jours d'enfer, jours de destructions, de massacres, jours qui vous rendraient fous, si les péripéties s'en déroulaient devant vos yeux sur les films d'un cinéma !

Le but des assaillants turcs était l'anéantissement total de tous les chrétiens, y compris les Français. Assurés qu'aucune force de la ville ou du dehors ne pouvait les surprendre, les Turcs commencèrent tout à leur aise à massacrer les chrétiens de tout âge, qui étaient restés dans leurs maisons. Le premier massacre eut lieu au quartier chrétien, dit Chèkèr-dèrè, situé dans un vallon derrière la citadelle, restée entre les mains des Turcs. Le feu fut mis à l'église arménienne dite Sourp Kevork (Saint-Grégoire) et à toutes les maisons du quartier. Une compagnie française, qui y cantonnait, aidée par des Arméniens courageux, put se réfugier dans un autre quartier. Femmes, enfants, vieillards, obligés de rester, tombèrent sous le coutelas des Turcs et pour éviter la peine d'enterrer les cadavres, ceux-ci les traînèrent et les jetèrent dans un four à chaux en activité.

Les colonnes de fumée et les lueurs sinistres de ce premier incendie donnèrent avis aux Turcs des villages où se trouvaient nos Pères, que la Guerre Sainte avait commencé. C'était le 23 janvier. Eux aussi, donnant libre cours aux sentiments dictés par leurs croyances, se ruèrent sur nos chapelles, nos hospices, sur les chrétiens réunis au pied de l'autel, priant et écoutant les derniers mots de réconfort de leurs pasteurs, nos infortunés confrères ! Trois d'entre eux furent tués à coups de revolver, deux autres brûlés vifs, leurs ouailles périrent avec eux dans les flammes, qui en peu de temps détruisirent nos missions de Yenidjèkalè, de Donghèlè, de Moudjoukdèrèsi. Le nombre de tués dans nos villages fut d'environ un millier.

Ainsi prit fin la journée du 23 janvier hors de Marache et bien que personne ne nous eût apporté la douloureuse nouvelle de ce désastre (3), nous étions pourtant convaincus, vu les menaces antérieures des Turcs, qu'il avait eu lieu et que les mêmes désastres se reproduiraient à Marache, les jours suivants. En effet, le 24 janvier, les Turcs mirent le feu aux quatre coins de la ville pour obliger les chrétiens à sortir de leurs demeures. Dès ce moment jusqu'à la fin de ces jours terribles les incendies continuèrent jour et nuit : tantôt les lames de feu se tournaient vers le nord, tantôt vers le sud, les flammes avançaient toujours, pour détruire ou pour encercler de plus en plus les cantonnements où avec les Français se trouvaient des milliers de chrétiens.

Durant cet incendie les coups de fusils, le claquement des mitrailleuses, entrecoupés de coups de canon, ne cessèrent pas un instant de part et d'autre; car les assiégés, Français et Arméniens, ne manquaient pas de riposter.

Les maisons brûlées à Marache étaient pour la plupart des maisons de chrétiens; j'estime que toute maison chrétienne a été incendiée; parmi les constructions d'importance qui furent la proie des flammes, je compte cinq églises arméniennes, trois églises protestantes, une foule de magasins et quelques mosquées. Beaucoup d'enfants et de femmes périrent dans les flammes.

Spectacle terrifiant: des malheureux, encerclés par le feu, couraient affolés sur les toits et puis, les maisons s'effondrant, ils disparaissaient dans un gouffre de flammes, de fumée et d'étincelles. La plus effrayante de toutes ces scènes fut l'incendie de l'église arménienne de la Sainte-Vierge (Asdouvatzadzine), plus terrible que celui de l'église protestante, dite la Première, d'où les soldats français et 1,500 chrétiens purent s'enfuir en creusant des boyaux, qui donnaient accès à d'autres maisons chrétiennes. Cette église était située sur une colline, à une petite distance de notre couvent. Là s'étaient réfugiés 50 soldats franco-arméniens et environ 2,000 chrétiens. L'anéantissement de cette église avec ceux qui s'y étaient réfugiés demanda huit jours de travail pénible aux insurgés turcs.

D'une fenêtre du couvent je regardai à maintes reprises, avec mes lunettes, la tragédie qui s'y déroulait. Les premiers jours l'église était entourée de trois côtés par des maisons flambantes, formant un cercle de feu, qui empêchait toute communication avec elle (4). Du côté est il y avait un quartier turc où les insurgés étaient si nombreux et si fortement retranchés, que tout effort sérieux de la part des Français pour venir en aide à ces malheureux fut rendu difficile. Le presbytère fut d'abord détruit ; le lendemain ce fut le tour de l'école située à côté de l'église.

La dernière nuit je fus stupéfait de voir un immense brasier sur la terrasse de l'église, formée d'une épaisse couche de terre : " Voilà, pensai-je, que les Turcs y ont allumé un bûcher de bois de sapin. " je m'étais trompé, ce n'était pas du sapin, c'était du pétrole: ils en avaient inondé la couche de terre de la terrasse de manière que le pétrole enflammé pénétrât la terre, puis incendiât les traverses du plafond et dès ce moment tout espoir de salut fut perdu. Les chrétiens qui s'élançaient hors de l'église furent égorgés, ceux qui restèrent; périrent dans les flammes : des 50 soldats et des 2,000 chrétiens, presque personne ne se sauva.

Décrire les péripéties que subit chaque cantonnement et la foule des chrétiens, qui dans leur enceinte se croyaient à l'abri de la mort, est une tâche pénible; c'est l'histoire d'un long martyre. Je me borne à dire quelques mots sur ce qui se passa dans mon église durant les vingt et un jours de siège.

Lorsque la révolte éclata, les garçons et les filles étaient en classe; ils ne pouvaient plus retourner à la maison. Les chrétiens des quartiers les plus proches de l'église se réfugièrent chez nous et leur nombre s'éleva à 3,700. Les soldats français, la plupart des Algériens, étaient 210 hommes. Notre emplacement situé sur un grand rocher, qui domine une grande partie de la ville, était devenu une forteresse inexpugnable ; les milliers de balles qui nous furent envoyées chaque jour, s'aplatissaient contre les murs, durs comme le granit et les Turcs, croyant qu'une grande force armée se trouvait chez nous, n'osèrent nous attaquer de près. Ils se contentèrent de tirer du haut des minarets des mosquées sur les soldats et les civils ; quelques-uns furent frappés. Au couvent il n'y avait pas assez de vivres pour nourrir une foule si énorme et la nécessité absolue de s'en procurer se fit sentir. Il fallut ouvrir une brèche dans l'enceinte, que les positions fortifiées des Turcs avaient formée autour de nous. Les soldats, courageusement aidés par les civils, commencèrent à creuser un boyau, du couvent vers la place, qui était à deux kilomètres de distance. Après avoir creusé longtemps, il fallut prendre d'assaut quelques maisons turques, qui dominaient le boyau, parmi lesquelles la célèbre " Maison blanche ". Au prix du sacrifice de quelques vies humaines, une liaison fut enfin créée avec la place, d'où des munitions et un peu de vivres purent être portés au couvent. Presque tous les soldats étaient obligés de sortir du couvent pour la garde et la défense du boyau et ainsi très peu de soldats restaient chez nous, d'où la vive inquiétude d'être surpris par les Turcs. Gare à nous si les Turcs s'apercevaient que la garnison était si réduite !

Pour induire les Turcs en erreur quant à nos forces le capitaine B... prit l'heureuse initiative d'armer une trentaine de jeunes Arméniens qui, postés derrière les créneaux des murs de l'enceinte du jardin du couvent, ne cessèrent de répondre jour et nuit aux coups de fusil des Turcs ; maintes fois les poilus félicitèrent ces braves en observant leur tir exact et apprécièrent leur courage.

Vu l'incertitude de l'avenir et le peu d'espoir d'être secourus du dehors, de grands travaux de défense s'imposèrent. Devant le couvent on construisit de petits fortins, dans la cour on éleva des remparts, toutes les baies du clocher et les fenêtres du couvent furent fermées par des murs de pierres on de terre ; les Arméniens concoururent avec élan à toutes ces corvées ; la nuit des escouades devaient sortir du couvent pour aller chercher des pierres, des poutres, des vivres, pour ramener les morts ou les blessés, que l'action de la journée avait laissés dans les rues. L'abnégation des Arméniens pendant ces rudes travaux fut admirable, même héroïque. Deux soldats furent envoyés le 4 février d'un cantonnement situé loin du couvent à la Place, en plein midi! Ils devaient passer le pont du vallon dit " Qanle-dèrè " (vallon du sang) au pied de la colline où se trouve le couvent. A peine au milieu du pont, une vive fusillade partie des barricades aux deux extrémités du pont les abattit. A la tombée de la nuit le capitaine B... voulut à tout prix, que les cadavres fussent portés au couvent et il ordonna aux Arméniens d'aller les chercher. Plusieurs s'offrirent à exécuter l'ordre donné. Ils demandèrent des armes qui leur furent refusées. Malgré cela quatre d'entre eux sortirent du couvent, arrivèrent au pont et prirent les morts sur le dos. A ce moment les Turcs ayant entendu du bruit, ouvrirent la fusillade. L'un des Arméniens fut blessé mortellement et vint expirer au couvent. Ces braves ne méritent-ils pas d'être décorés ?

Les sorties de nuit aux maisons turques et arméniennes, qui à l'approche de l'incendie avaient été évacuées en toute hâte par les habitants, nous procuraient des vivres pour nourrir une communauté de plus de 3,700 personnes. Des poutres à demi-brûlées, que du dehors on apporta au couvent, servirent à faire une soupe de blé dans deux énormes marmites et à chauffer les plaques en tôle pour y cuire du pain en feuillettes. Mon très regretté confrère le Père Joseph présida chaque jour à la distribution des vivres, qui étaient en quantité suffisante pour ne pas mourir, trop mince pourtant pour s'assurer une longue vie. Des officiers français, animés des sentiments de la plus noble pitié à la vue de ces malheureux, avaient la charité de distribuer l'après-midi une poignée de blé cuit aux 300 petits enfants de chez nous, qui n'avaient aucune idée de tout ce qui se passait autour d'eux.

Le 1er février, à la tombée de la nuit, un officier, le lieutenant V..., hissa le drapeau français sur le clocher. Le lendemain, à la nouvelle que le drapeau tricolore était hissé, une étincelle d'espoir ranima la foule de blessés et de malades, qui gisaient les uns contre les autres sur les dalles des trois nefs de l'église. En voyant le drapeau, qui d'ailleurs avait été hissé la même nuit sur tous les endroits où se trouvaient les Français (j'ai compté 15 drapeaux), tout le monde crut que par cet acte solennel Marache était définitivement conquise aux Français.

La raison pour laquelle le drapeau venait d'être hissé, ne fut comprise que sept jours après. La place avait donné cet ordre, parce qu'une colonne de secours sortie d'Adana était en marche vers Marache; le drapeau devait faire comprendre à la colonne la situation des emplacements français en cas de bombardement. La vue du drapeau consola les chrétiens et fit désespérer les Turcs, qui, se croyant perdus, continuèrent la bataille avec plus de fureur que jamais, pour réduire, selon leur dire, la ville en un four à chaux avant de la laisser aux mains des Français.

Le 7 février, à midi précis, la colonne, déjà en vue de la ville depuis le grand matin, arrive, établissant son campement à quatre kilomètres dans la plaine, devant la ville. Une partie de la colonne contourne la ville du sud au nord, passant devant la partie ouest et pouvant communiquer avec la place. Aussitôt commença un petit bombardement, qui fut répété le 8, le 9 et surtout l'après-midi du 10 février pour préparer et pour couvrir la retraite des Français. Les Turcs n'ayant pas le moindre soupçon que les Français allaient se retirer, hissèrent le drapeau blanc pour se rendre. Hélas, on ne peut utiliser la défaite des Turcs; l'ordre d'évacuer la ville dans la nuit du 10 au 11 février était irrévocable ! Le soir du 9 février je vis les officiers français, à table comme d'ordinaire au réfectoire du couvent, dans un état d'âme des plus pénibles. Je compris qu'il y avait quelque chose de très grave; je me présente aux officiers et les prie de me dire pourquoi ils sont si pensifs. Alors le capitaine B... me dit: " Mon Père, j'ai reçu l'ordre d'évacuer le couvent, mais je vous ordonne de ne rien dire à personne. " Précaution inutile, car plusieurs personnes, en voyant le lendemain les préparatifs que faisaient les soldats français, en conclurent qu'ils hâtaient leur départ. Je fus assailli de questions auxquelles je répondis évasivement : ce qui ne fit que confirmer la certitude de mes interrogateurs.

L'évacuation de la ville fut une opération très délicate et le secret absolu était nécessaire pour la faire réussir sans perte d'hommes.

Les Etudes du mois de juin 1920, page 577, accusent les Arméniens de " calomnie ", parce qu'un habitant de Marache semble avoir dit que les Français avaient évacué la ville sans prévenir les Arméniens.

En partie cela est vrai, malheureusement.

Pour se faire une idée de l'évacuation, il faut connaître les lieux de refuge des chrétiens, qui étaient situés en ligne droite d'un bout de la ville (le Sud) à l'autre (le Nord), sur un parcours de trois kilomètres. En bas de la ville il y avait l'église arménienne (brûlée) dite " des 40 Martyrs " (Karsoun Manouk). A peine la colonne de délivrance fut-elle arrivée devant la ville, les 2,000 réfugiés se trouvant dans cette église purent sortir de la ville et rester à côté de la colonne. Parmi ces réfugiés était le R. Abbé Pascal (Haroutioun) Moldjeian, prêtre arménien-catholique, sorti de son église le 9 février de grand matin, et se rendant au camp pour avoir des nouvelles. Notez bien que par mesure militaire selon la situation d'alors, il était absolument défendu aux civils de rentrer en ville.

Au milieu de la ville, comme dans un triangle, se trouvent l'église arméno-catholique, puis l'américaine dite la Première église (brûlée) et en face d'elle sur une colline l'église des Pères Franciscains; ces églises sont séparées l'une de l'autre par des quartiers turcs, où les insurgés se trouvaient en grand nombre et qui jusqu'au dernier moment rendirent absolument impossible toute communication entre elles.

L'église américaine en face de nous, prit feu l'après-midi du 9 février et les soldats et les civils qui s'y trouvaient (environ 1,500) purent se retirer par des trous percés auparavant dans les murs ; la plupart se joignirent aux chrétiens à l'église arménienne-catholique. La nouvelle du prochain départ ne fut pas publiée à cette église, où les mesures militaires dont j'ai parlé plus haut, étaient logiquement les mêmes que celles prises pour mon église. On dit que seulement le matin du 11 février les chrétiens y réfugiés s'aperçurent du départ et alors une foule de 2,000 personnes se lança dans les rues pour rejoindre ceux qui déjà étaient en route avec moi. Ce sont les 2,000 dont les Etudes (page 577) parlent et qui furent presque tous massacrés, non par les bandes turques qu'ils rencontrèrent en route mais par les habitants turcs de Marache, qui coururent après eux en les tuant à coups de haches et de couteaux, quelques-uns même eurent la tête sciée. Les survivants, deux ou trois personnes, parmi lesquelles était M. Serop Kharlakian, nous rejoignirent le même jour et ce dernier me raconta ces particularités navrantes.

A l'église des Pères Franciscains se trouvaient, comme il a été dit plus haut, 3,700 réfugiés. Les chariots qui y furent détruits, les cuisines ambulantes qui y furent rendues inutilisables, les mitrailleuses qui furent démontées, toutes ces actions qui eurent lieu l'après-midi du 10 février, indiquaient clairement ce qu'il m'avait été défendu de dire. Le moment du départ avait été fixé à 6 heures précises du soir. On nous avait invité, le frère Joseph et moi, avec nos domestiques, à nous tenir prêts à la grande porte du couvent : il nous était permis d'accompagner les militaires qui devaient passer par le boyau. Avec insistance on nous conseilla, même on nous demanda, d'évacuer le couvent. C'était décidé; le signal du départ fut donné ; vite nous nous jetâmes dans le boyau, pour nous rendre à la place, distante d'une vingtaine de minutes. Mais du côté gauche du boyau il y avait une mosquée, qui à cinquante pas le dominait et qui par respect culturel fut toujours laissée aux mains des insurgés. Bien que nous grimpions dans le plus grand silence, les Turcs de la mosquée durent entendre du bruit et soupçonnant qu'il y avait du monde dans le boyau, ils ouvrirent, une heure durant, une vive fusillade sur nous. Les balles frappèrent les bords du boyau; nous nous étions accroupis le plus bas possible et nous priâmes saint Antoine de nous protéger contre les balles turques.

Ici je demande à ceux qui critiquent d'une façon si amère les mesures prises par les Français, " est-ce que pour assurer la vie des soldats, ils auraient pu agir différemment au moment de l'évacuation? Pouvaient-ils permettre aux civils de les accompagner dans les rues de la ville? Malheur, si lors de la fusillade que nous subîmes dans le boyau, des milliers de civils s'étaient trouvés avec nous ! On comprend que tant de monde n'aurait pu entrer dans un boyau : les civils auraient dû marcher sur la route exposée au feu turc et dans ce cas ni les soldats ni les civils n'auraient pu se sauver. Les Français qui se trouvaient au centre de la ville durent donc penser avant tout à eux-mêmes, puis au sort des civils, et ils ont agi en conséquence. Lorsque la fusillade dirigée sur le boyau prit fin et nous permit d'en sortir, il était environ 7 heures et demie du soir. Alors le capitaine B... qui était avec nous, voyant que les soldats étaient en sûreté, me permit, suivant les instructions reçues de la place, d'envoyer au couvent un petit billet invitant les chrétiens à nous suivre et à se rassembler à la caserne derrière la place, d'où le départ général était fixé à 10 heures de la nuit. Un très brave guerrier arménien, au service des Français, appelé Haïk, fut chargé du message, qu'il remplit heureusement.

Je regrette infiniment que ce message n'ait pu parvenir à l'église arméno-catholique. L'y faire parvenir était d'une impossibilité absolue, parce qu'il fallait passer le pont sur le fameux vallon dit " Quanle-dèrè ", qui était barricadé aux deux bouts par les Turcs; prendre une route en évitant le pont était aussi impossible le soir du 10 février, parce qu'à sa droite et à sa gauche les maisons étaient en flammes. Les Français qui étaient à l'église arméno-catholique en sortirent la nuit du 9 au 10 février par une route au bas de la ville.

Au retour de Haïk, je lui demande des nouvelles quant à nos 3,700 réfugiés. Il me dit que parmi eux règne un désordre épouvantable. Avant que mon message arrivât, 250 avaient déjà sauté les murs de l'enceinte du couvent et purent me rejoindre. Lorsqu'à tous fut donnée pleine liberté de s'en aller, beaucoup de femmes et d'enfants se réfugièrent dans les établissements de la mission américaine à côté de la place en prenant une route plus à l'abri des balles turques. La plupart des hommes restèrent au couvent, se défendant pendant deux jours contre les Turcs qui, ayant compris le départ définitif des Français, leur persuadèrent de se rendre. Ils se rendirent; seulement ceux qui parlaient le français furent mis en prison et s'y trouvent encore. Selon les nouvelles que j'ai eues, très peu de réfugiés qui étaient à l'église des Pères Franciscains, périrent.

Le soir, à 10 heures, nous étions réunis à la caserne, située au nord, un peu hors de la ville, derrière la place et les édifices de la mission américaine. Là aussi une foule, de chrétiens avait trouvé un refuge pendant les vingt et un jours et la plupart d'entre eux voulurent suivre les Français. A 10 heures précises on se mit en route pour rejoindre la colonne qui était au sud devant la ville. Notre route contournait la ville à l'ouest à peu de distance d'elle, en passant par les champs, par les vignes où les pierres, les broussailles nous faisaient trébucher à chaque pas. La multitude de femmes et d'enfants qui me suivaient, au lieu d'observer un silence absolu, ne firent que crier: l'enfant appelait la mère, la mère l'enfant, tandis que notre passage était éclairé par les lueurs de la ville encore en flammes. Les clameurs de la foule pouvaient attirer l'attention et les balles turques.

L'officier de l'avant-garde s'apercevant du danger très grave dans lequel nous nous trouvions, s'emporta non sans raison, et se jetant en arrière les poings fermés, m'administra deux coups formidables en pleine poitrine, à moi qui officiellement avais été choisi pour conduire la foule vers son salut. Doucement je protestai et l'officier m'ayant reconnu, me présenta très gentiment ses excuses. Je me consolai en me disant qu'après tant de souffrances, je recevais du moins deux jolies décorations !

Après une marche pénible de deux heures, nous atteignîmes le camp à minuit, dans la nuit du 10 au 11 février ; immédiatement après, le camp fut levé; la colonne s'ébranla; elle emmenait avec elle 3,200 réfugiés.

De temps en temps, en pleurant, nous nous arrêtions pour donner un coup d'oeil, un dernier adieu à la ville de Marache si terriblement sinistrée; de loin elle nous saluait par un feu d'artifice des plus splendides, des plus imposants : la grande caserne dont nous venions de sortir était en flammes: on y avait amassé tous les effets et toutes les munitions que l'on ne pouvait pas transporter ; à tout cela on avait joint les poudres et une énorme quantité de cartouches prises à la poudrière turque, qui à l'approche du feu s'enflammèrent, occasionnant une explosion formidable qui lança vers le ciel des flammes rouges, jaunes et bleuâtres accompagnées de détonations étourdissantes et dont le fracas se fit sentir à plusieurs kilomètres de la ville. Le matin, de bonne heure, les Turcs, en signe de victoire, hissèrent leur drapeau sur les débris de la caserne: c'était une victoire pour les Turcs; peu importe la manière dont ils l'ont remportée ! Le coq qui demeure sur place a raison de chanter, en voyant s'en aller l'adversaire mille fois plus fort que lui !

Le 11 février, à 6 heures du soir, nous arrivâmes à El-Aglou, où l'on bivouaqua. Le lendemain, 12 février, le camp fut levé et on arriva le soir, à 6 heures, à Bel-Pounar. Ces deux jours de marche furent heureux: du beau temps, des chemins secs, et surtout aucune trace des masses assaillantes dont parlent les Etudes déjà citées, page 576.

Certes ces masses étaient en formation au début de janvier, mais que les Français aient dû " se frayer une route ", briser le cercle de fer qui entourait la ville, traverser des gorges montagneuses, et cela alors " qu'ils étaient trop faibles pour passer à l'attaque ", voilà autant d'assertions exagérées des Etudes.

Les Etudes confessent que " la retraite ne fut pas sérieusement inquiétée; mais qu'au cours de la troisième journée de marche, la colonne fut assaillie par une furieuse tempête de neige ". (Si cette bourrasque se fût déchaînée quatre jours plus tôt, les Français ne seraient pas sortis de Marache; ils y seraient encore.)

Le soir du 12 février, je fus empêché par des sentinelles algériennes de me rendre au logis des officiers français où mon cher confrère, le Père Joseph, avait déjà trouvé un charitable accueil. Je dus dormir sur la paille, à la belle étoile. Fatigué d'une marche de trente-six heures, mon sommeil était profond. Un peu après minuit, je fus éveillé par des picotements froids au front. Je lève un peu la tête et je me vois déjà couvert d'une couche de neige de 15 centimètres d'épaisseur. Je restai tranquille sous ma couverture, étendu par terre, en attendant le signal du départ, qui fut donné à 6 heures du matin. Alors le linceul de neige se déchire en mille endroits: c'était une image de la résurrection des morts au son des trompettes des anges, le jour du dernier jugement. On marche dans la neige qui, chassée par la tempête, ne cesse de nous fouetter le visage. La marche de Bel-Pounar à Islahiè, au lieu de cinq heures, dura quatorze heures ; on s'était trompé de route. Se reposer était impossible; un moment de repos, c'était la mort. Les malheureux qui se reposèrent, ne purent plus se remettre sur pieds. Sur toute la route rien que des cadavres: 1,200 Arméniens succombèrent. Les parents jetèrent leurs enfants à côté de la route, ne pouvant plus les porter sur le dos. Les soldats noirs, s'appuyant un moment contre un arbre, y restèrent gelés le fusil en main. A côté de la route, des chevaux morts, des fusils dont les porteurs s'étaient débarrassés, une quantité d'effets que l'on ne pouvait plus porter avec soi; puis, derrière nous, sur la route jonchée de cadavres et de gens demi-morts, s'avançaient les pièces d'artillerie et une cinquantaine de chariots: ils n'avaient pas le loisir de changer de route, ils durent passer où nous étions passés! C'était horrible de voir les spectacles navrants qui se déroulaient sous nos yeux sur le parcours de Bel-Pounar à la station de Islahiè.

Mon compagnon d'exil, le cher Frère Joseph, que j'avais perdu de vue depuis deux jours dans cette colonne de dix kilomètres de longueur (pensez que l'on marchait dans la neige un à un), me rejoignit un peu avant l'arrivée à la station. C'était mon salut; étant épuisé de fatigue, le bon Frère me soutint et me traîna jusqu'à la station où des officiers français très aimables et très compatissants nous donnèrent du thé chaud et un abri confortable pour passer la nuit.

Le dimanche 15 février, un wagon fut mis à notre disposition et cinquante réfugiés purent se réjouir avec nous de la grande faveur que le commandement français nous faisait, pour nous amener à Adana. Un malheur m'était encore préparé. Le soir, très tard, nous descendîmes à la station d'Adana; le cher Frère Joseph m'accompagne pour nous rendre à un hangar où nous devons passer la nuit; mais avant d'y arriver, le Frère, épuisé de fatigue et d'émotions, tombe à terre et, en quelques minutes, il expire à mes pieds !

Neuf mois se sont écoulés depuis la mort de l'inoubliable bon Frère et pourtant tout ce que j'ai vu et vécu reste vivement empreint dans ma mémoire. Rien aussi ne survient pour effacer le souvenir de ce tragique passé ; au contraire, les événements d'Adana, de Sis, d'Osmaniè, d'Aïntab, le dernier massacre de Hadjine, les cris de détresse qui ces jours-ci encore m'arrivent de Marache, ne font que raviver la pensée du passé et ils sont le prolongement de la douloureuse histoire, qui eut son début à Marache, le 21 janvier 1920 !

Je laisse à mes lecteurs d'apprendre par les journaux le déroulement des épisodes actuels. On peut se demander si le peuple arménien, qui, sur le territoire ottoman, a à déplorer au moins deux millions de massacrés pendant ces dernières vingt-cinq années de ma vie apostolique, a quelque chance de rester un peuple.

Oui, ce peuple martyr ne meurt pas, parce que le sang de ses martyrs est la semence, qui lui rendra le décuple de ce qu'il a perdu. En effet, ce peuple, depuis des siècles, persécuté par ceux qui suivent les préceptes du " Khoran " et un peu détesté par les marchands d'autres pays, qui au sein du peuple arménien rencontrent des capacités pour le commerce trop supérieures, n'a pas encore succombé et Dieu ressuscite les morts en conservant à la race arménienne sa prodigieuse fécondité. L'Arménien ne pense à autre chose qu'à produire des êtres humains et avec ténacité il poursuit cet idéal, précisément pour faire face à ses ennemis. Que la paix revienne, qu'à l'Arménien soit donné le droit de vivre et bien vite il repeuplera les villes, les villages où il vécut auparavant.

A l'heure actuelle le nombre des Arméniens encore en vie dans la Petite-Arménie ou Cilicie, et dispersés un peu partout, est d'environ 200,000. Nous, missionnaires, nous avons la conviction que bientôt une ère de prospérité s'ouvrira pour ces malheureux. Nous voulons rester à leur côté, nous voulons les secourir au nom de l'Eglise catholique qui, par ses missionnaires, par les aumônes de ses fidèles, doit et veut avoir l'honneur d'être la tendre Mère de la Nation arménienne !

En finissant mon récit, je prie Dieu de bénir tous ceux qui s'intéressent au sort de cette chrétienté.

Alep, 30 octobre 1920.

Anniversaire de l'entrée triomphale des troupes françaises à Marache.

(Extrait du FLAMBEAU, revue belge des questions politiques et littéraires, 4e année, No 1, janvier 1921)

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(1) Le R. P. Patrice Verkley, Franciscain de la Province de St-Joseph en Belgique, prédicateur distingué et missionnaire estimé pour son zèle et sa charité envers ses ouailles, mourut à Marache, le 5 avril 1917, du typhus exanthématique qu'il contracta en soignant des Pères Capucins d'Ourfa. Ceux-ci, soupçonnés d'avoir commis un crime politique, avaient été amenés à Marache et mis en prison pour comparaître devant la Cour martiale turque. Ils furent reconnus innocents, mais par suite du traitement subi en prison ils avaient contracté le typhus. L'un d'eux, le R. P. Thomas, alla au Ciel quelques jours avant le R. P. Patrice! La faute des R. P. Capucins était d'avoir charitablement secouru Don Vartan, curé arménien-catholique d'Ourfa, coupable de n'avoir pas aimé assez les Turcs. Il fut pendu à Adana en 1918, la veille de l'entrée des Anglais en cette ville.

(2) Voir Études du 5-20 juin 1920, pages 576 et suivantes.

(3) Quelques détails sur la mort de nos confrères ont été racontés par un Turc, dont le nom nous est connu ; je les ai appris à Alep, le 19 août 1920.

(4) Pourtant deux soldats franco-arméniens, dits Kamavor (mot arménien qui signifie volontaire), étaient sortis et sous les balles turques; ils se rendirent au plus proche cantonnement français pour implorer du secours. Ces braves, après avoir rempli leur mission, retournèrent à l'église et périrent avec leurs compatriotes.

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Article reproduit avec l'aimable autorisation du webmaster du site :
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à consulter pour l'image de couverture de l'ouvrage original.