Témoignage
d'un Père Franciscain, le R.P. Materne
Muré.
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Après que la mission de Terre-Sainte
dans la Petite-Arménie ou Cilicie
eut passé par les deux conflagrations
que furent les massacres de 1895 et .de 1909,
elle réussit prodigieusement à
guérir les plaies qu'elle avait reçues.
Les hospices et
chapelles de Yenidjèkalè, de
Donghèlè, de Moudjoukdèrèsi,
de Karsbazar, de Kessab et de Baghdjaghas
ressuscitèrent de leurs cendres. A
Bondouk une modeste maison de mission fut
bâtie, avec l'intention de la remplacer
par un hospice et une chapelle, comme cela
s'était déjà fait dans
les autres villages. A Hassanbèili
une nouvelle mission fut ouverte. A Marache
et à Aïntab deux grandes églises
furent construites, la première en
l'honneur de saint Antoine de Padoue, l'autre
en l'honneur de l'Immaculée Conception.
En outre à Aïntab les bâtiments
d'une nouvelle école s'élevaient
déjà jusqu'au second étage
et tout le matériel pour la finir se
trouvait sur les lieux, lorsque la grande
guerre éclata. La mission avait eu
un laps de temps assez long pour se remettre
sur pied et au moment où la guerre
fut déclarée, elle était
florissante, rien ne faisait prévoir
les désastres qui allaient se déchaîner
bientôt sur elle. Les postes de mission
d'Arménie desservis par les Pères
Franciscains de Terre-Sainte sont au nombre
de quatorze : ce sont Marache, Aïntab,
Yenidjèkalè, Donghèlè,
Moudjoukdèrèsi, Keuïeunu,
Bondouk, Hassanbèili, Karsbazar, Nisib,
puis vers Antioche, Knaïe, Djesir-chouour,
Kessab et Baghdjaghas. Tous ces endroits étaient
habités par des chrétiens de
race arménienne, dont la langue
usuelle est le turc, parce que partout
les Turcs sont en majorité. Cependant
la plupart de ces Turcs ne sont nullement
de race turque. II ne faut pas oublier que
le royaume appelé la Petite-Arménie
avait, il y a quatre siècles, vingt
millions d'habitants, tous chrétiens,
la plupart de race arménienne.
" Le but de
la Mission des Pères Franciscains de
Terre-Sainte parmi les Arméniens et
parmi ces Loups est d'empêcher
l'Arménien de se faire Turc, de
ramener au sein de l'Eglise catholique l'Arménien
dissident, le persuader de ne pas se faire
Protestant, le but enfin est d'accepter les
Turcs mêmes qui, touchés par
la grâce, désirent retourner
à la religion de leurs ancêtres.
"
En effet, l'an
dernier, à Marache, j'avais plusieurs
catéchumènes : une fille de
l'un d'eux a reçu le baptême,
deux autres allaient recevoir la même
grâce, parce qu'à ce moment tout
le monde croyait que la liberté de
religion était acquise pour toujours;
que la guerre avait délivré
ces contrées de la domination turque
et qu'un mandat avait été
octroyé ; en tout cas nous vécûmes
sous le Haut-Commissariat de la Syrie et de
la Cilicie, représenté à
Marache par la présence de troupes
françaises, et par le drapeau français
hissé sur la place. Que de Turcs avaient
l'intention de se faire chrétiens et
combien ils estimaient les Français
!
Un premier effondrement
de notre Mission survint en juin 1915. Bien
qu'ailleurs, depuis longtemps, les biens des
établissements exclusivement français
eussent été confisqués
par les Turcs, bien que les religieux de nationalité
française eussent été
expulsés du territoire de la Turquie,
ces mesures n'avaient cependant pas encore
été appliquées à
l'égard de nos biens et de nos personnes,
parce que les Turcs savaient très bien
que ni nous ni nos établissements n'étions
essentiellement français: nous eûmes
seulement l'honneur d'être sous la protection
française et par notre dénomination
de Franciscains, l'air d'être Français
aux yeux des habitants de ces contrées.
Le doute quant
au traitement à nous faire subir, fut
enfin résolu par les Turcs, inspirés
évidemment par les gens d'outre-Rhin,
qui cherchaient à détruire tout
ce qui se rattache de loin au nom de Français.
Nos oeuvres favorisant
l'influence française en Orient, il
fallait donc leur causer du tort! Nos missionnaires
durent se retirer de leur poste ; on apposa
les scellés sur toutes les portes des
immeubles, ce qui n'empêcha nullement
les Turcs de prendre et de voler les biens
de la Mission.
Les Pères
se retirèrent à Marache, où
le supérieur, le R. P. Patrice Verkley
(1), de nationalité hollandaise, comptant
sur ses bonnes relations avec les Turcs, nourrit
le doux espoir que ni lui, ni le couvent,
ni les écoles n'auraient à souffrir
de la part de ces bons Turcs !
Le 26 juin 1915,
lorsque la vie et l'activité au couvent,
à l'église, et dans les écoles
battaient leur plein, une commission turque
se présente tout à coup au couvent
pour nous en chasser et fermer les écoles.
L'église est laissée à
notre disposition, ainsi que trois pièces
de l'école. Ce jour, les Pères
ne purent retenir leurs larmes au grand plaisir
des ennemis de la France. Les missionnaires
protestants, surtout les Allemands, exultaient
de voir nos oeuvres renversées, les
pasteurs frappés et le troupeau en
danger de s'égarer. Le plaisir malin
que d'autres ont pu avoir en voyant nos malheurs
ne fut pas de longue durée. Bientôt
tous les chefs spirituels, témoins
de l'épouvantable tragédie qui
allait survenir, n'eurent qu'un élan
commun de piété afin d'aider
à sauver les différents troupeaux
que les Turcs emmenèrent pour les noyer
dans les rivières de la Mésopotamie,
pour les suffoquer dans les sables du désert
entre l'Euphrate et le Tigre.
Catholiques,
Protestants, Grégoriens, tous étaient
victimes d'un complot inouï, d'un drame
savamment conçu et cyniquement exécuté,
d'un drame que Néron lui-même
n'eût pas désavoué. De
ce drame existent des photographies prises
par des officiers allemands, où des
milliers d'Arméniens sont représentés
au moment même du massacre. J'invite
ces officiers à donner à la
publicité ces terribles photographies:
en les voyant on n'est plus obligé
de chercher des mots, qui d'ailleurs font
défaut, pour décrire le martyre
que ces centaines de milliers d'Arméniens
ont dû subir, grâce à quelles
complicités! Le mot est lourd de reproches,
mais il me semble que l'Allemagne eût
pu, facilement, empêcher ces horribles
boucheries.
Tous
les fidèles des paroisses desservies
par les Pères Franciscains ont pris
les chemins du désert jusqu'à
Mossoul et jusqu'à Bagdad. Après
l'armistice du mois d'octobre 1918 ceux qui
restaient purent retourner dans leurs foyers
; la France s'était chargée
par un geste magnifique de les rapatrier.
Rien qu'à Alep, elle dépensa
150,000 francs par mois, et cela durant plus
d'un an, pour le rapatriement des débris
de la nation arménienne, les transportant
à Adana, Marache, Aïntab, Zeitoun,
Yenidjèkalè, et dans les autres
villages. Vers la moitié de 1919, à
Marache et dans nos postes de mission à
proximité de cette ville, le nombre
des Arméniens s'était élevé
à vingt mille; églises, couvents,
écoles nous furent restitués,
partout les Pères Franciscains rentrèrent
dans leurs paroisses et avec un nouveau zèle
ils recommencèrent, au prix de grands
sacrifices pécuniers, à remettre
sur pied les diverses oeuvres d'aide et assistance
pour le bien temporel et spirituel de leurs
ouailles,
Les Turcs rageaient
en voyant le retour dans leurs foyers d'un
si grand nombre d'Arméniens. Ils
s'aperçurent que leur plan d'extermination
totale des chrétiens n'avait pas réussi
et voyant en vie ces témoins de leurs
abominables crimes, ils furent gênés
d'entretenir avec eux de bonnes relations.
Les Turcs de ces parages sentirent que leur
cruauté et leur perfidie avaient creusé
un abîme infranchissable entre le bourreau
et la victime.
Dès le retour des Arméniens
dans leur pays natal, des désordres
étaient à craindre et en prévision
de cette éventualité les Puissances
s'étaient réservé le
droit d'envoyer des troupes, surtout dans
les zones d'où, selon les termes de
l'armistice, les forces turques devaient se
retirer. Ces zones étaient celles d'Adana,
d'Aïntab et de Marache. Des forces anglaises
d'abord s'installèrent un peu partout
et au mois d'octobre 1919 un pacte fut signé
en vertu duquel, à l'expiration de
ce mois, en Syrie et en Cilicie, les forces
anglaises devraient être remplacées
par des forces françaises.
Le 30 octobre
les Français firent leur entrée
à Marache et y furent reçus
de la part des chrétiens avec un enthousiasme
voisin du délire; des terrasses
de leurs maisons, les Turcs contemplèrent
très respectueusement cette manifestation
grandiose. Ils n'en étaient certes
pas enchantés, mais du moins ils se
gardèrent de manifester leur mécontentement.
Si les chefs turcs du Comité "
Union et Progrès " de Marache
n'avaient pas eu le loisir de fomenter dans
la foule la haine des Français et des
Arméniens, l'occupation si pacifique
de Marache aurait été applaudie
par la population turque elle-même.
Malheureusement les menées kémalistes
dirigées par le gouvernement local
n'ont pu être entravées, bien
qu'elles se manifestassent en plein jour,
surtout pendant les mois de décembre
1919 et de janvier 1920, par la distribution
continuelle d'armes et de munitions aux habitants
de la ville et des environs, par l'arrivée
en ville de quelques mitrailleuses, par le
percement de créneaux dans les murs
des maisons et enfin par la construction d'une
barricade, une semaine avant que la révolte
éclatât. Les Turcs crurent que
les Français, en voyant ces préparatifs,
perdraient patience et que se ruant sur les
Turcs, ils se feraient tuer devant les créneaux.
Mais les Français n'avaient nulle
envie d'attaquer les Turcs et maintes
fois ils leur avaient notifié, qu'ils
n'étaient pas venus pour faire la guerre,
mais pour maintenir la paix, et pour coopérer
avec eux au relèvement de leur pays
! Ces mots ont été prononcés
par le général Q..., à
Marache, Je 15 décembre 1919, devant
une assemblée de notables turcs.
Les Turcs n'écoutèrent
pas et voulurent exécuter l'ordre venu
de haut lieu, de chasser à tout
prix les Français de Marache. Voilà
l'unique raison du soulèvement des
Turcs: il est injuste d'en vouloir aux Arméniens.
Nous, missionnaires, nous avons pressenti
ce soulèvement. J'en relevais les indices
à Marache et mes confrères les
voyaient chez eux. A maintes reprises ils
m'écrivirent leur vive inquiétude
et demandèrent aide et assistance pour
eux et pour leurs ouailles. Les recours incessants
aux autorités que je fis depuis le
16 décembre 1919 jusqu'au 20 janvier
1920, restèrent malheureusement sans
effet. J'ai à déplorer le martyre
de six de mes confrères et de quelques
milliers de chrétiens (le chiffre de
6,000 n'est pas exagéré) ainsi
que la mort de 300 Français (2) qui
furent tués à Marache seul.
N'est-il pas profondément
regrettable qu'on n'ait pas tenté de
prévenir ce désastre ou du moins
d'en diminuer la gravité ?
Toute communication
avec les religieux des villages fut interrompue
dès le 25 décembre 1919. Les
Pères ont certainement tâché
de m'envoyer des lettres, mais aucun courrier
ne put arriver à Marache, parce que
les Turcs avaient occupé les ponts
du Djihan, fleuve distant d'une douzaine de
kilomètres de l'ouest de la ville.
Tout chrétien qui tenta de passer
le fleuve fut tué et jeté à
l'eau. Un Turc du nom d'Ahmed, originaire
d'Avassur, près de Yenidjèkalè,
nous raconta avoir vu en route des cadavres
de chrétiens et avoir causé
avec le R. P. Albert Amarisse, qui lui avait
offert une récompense de trois livres
turques en or pour porter une lettre à
Marache ; ce Turc n'accepta pas de peur que
la lettre ne tombât dans les mains des
bandits postés à l'entrée
et à la sortie des ponts du Djihan.
Par quelles angoisses
ont dû passer nos malheureux Pères,
les longs jours qui précédèrent
leur martyre ! Ce martyre coïncide à
peu près avec le 21 janvier 1920, jour
où la révolte éclata
à Marache.
Ce 21 janvier, à midi précis,
le commissaire de police tira en l'air cinq
coups de revolver dans une rue voisine du
couvent. C'était le signal convenu.
Aussitôt je vois de la fenêtre
du couvent un rassemblement se former sur
la plate-forme de la citadelle située
en face de moi. C'était la bande des
insurges; ils font, sous le commandement de
sergents de la gendarmerie, quelques exercices
en brandissant leurs fusils ; puis comme des
forcenés ils se lancent en ville
pour attaquer les " ghiavours "
(dénomination que les Turcs donnent
aux chrétiens et qui veut dire infidèle).
Toute la population turque de Marache courut
aux armes et se mit à faire pleuvoir
des milliers de balles sur les maisons chrétiennes.
Les premières victimes furent des
Français, de pauvres poilus, qui
ne soupçonnant rien étaient
allés au marché avec leurs chariots.
Six d'entre eux tombèrent frappés
par des balles, tirées par des agents
de police. Partout les sentinelles françaises
étaient en butte à ces balles
traîtresses; plusieurs de ces soldats
furent tués, entre autres ceux qui
étaient de faction à la porte
du couvent et à l'entrée de
l'hôpital. Une patrouille française
de cinq hommes fut égorgée dans
un cimetière turc. Des compagnies
de soldats, qui à cause de la révolte
inattendue durent à la hâte changer
de cantonnement, furent obligés de
passer devant les créneaux des maisons
turques du quartier Qaïa-Cache et plusieurs
d'entre eux, parmi lesquels des officiers,
trouvèrent la mort. Le dirai-je? Un
pauvre poilu, soldat de liaison au bureau
de la poste turque, eut les parties sexuelles
coupées et en les lui mettant dans
les mains, les Turcs lui dirent : " Voilà
ton courrier, va le porter à la Place
! " Le malheureux eut une mort atroce;
il expira six jours plus tard. Ce premier
jour de la révolte, quelques chrétiens
aussi furent tués, mais la plupart
purent se mettre en sûreté en
cherchant asile dans les églises, dans
les écoles chrétiennes, et partout
où les Français avaient leur
cantonnement. Ces cantonnements étaient
au nombre de douze.
Nous voilà
à la tombée de la nuit du 21
janvier. Les forces turques étaient
imposantes; leur plan d'investissement des
cantonnements français et des quartiers
chrétiens était si bien conçu
et si bien appliqué que toute liaison
entre les différents cantonnements
fut rendue impossible, même entre ceux
qui étaient voisins l'un de l'autre.
Les Turcs estimant que toute résistance,
soit de ta part des Français, soit
de la part des Arméniens, n'aurait
aucun succès, s'enhardirent à
envoyer le lendemain un ultimatum de quatre
conditions au Commandement de la Place. Cet
ultimatum impertinent en même temps
que ridicule stipulait l'abandon de tout matériel
de guerre et de transport entre les mains
des Turcs, le libre départ des officiers
et l'emprisonnement des soldats français.
Ces conditions furent repoussées avec
dignité et dès lors les Turcs
continuèrent la bataille engagée
la veille, une bataille qui sur tous les points
de la ville dura jusqu'au matin du 11 février,
en tout vingt et un jours, jours
d'enfer, jours de destructions, de massacres,
jours qui vous rendraient fous, si les péripéties
s'en déroulaient devant vos yeux sur
les films d'un cinéma !
Le but des assaillants
turcs était l'anéantissement
total de tous les chrétiens, y compris
les Français. Assurés qu'aucune
force de la ville ou du dehors ne pouvait
les surprendre, les Turcs commencèrent
tout à leur aise à massacrer
les chrétiens de tout âge, qui
étaient restés dans leurs maisons.
Le premier massacre eut lieu au quartier chrétien,
dit Chèkèr-dèrè,
situé dans un vallon derrière
la citadelle, restée entre les mains
des Turcs. Le feu fut mis à l'église
arménienne dite Sourp Kevork (Saint-Grégoire)
et à toutes les maisons du quartier.
Une compagnie française, qui y cantonnait,
aidée par des Arméniens courageux,
put se réfugier dans un autre quartier.
Femmes, enfants, vieillards, obligés
de rester, tombèrent sous le coutelas
des Turcs et pour éviter la peine d'enterrer
les cadavres, ceux-ci les traînèrent
et les jetèrent dans un four à
chaux en activité.
Les colonnes de
fumée et les lueurs sinistres de ce
premier incendie donnèrent avis aux
Turcs des villages où se trouvaient
nos Pères, que la Guerre Sainte avait
commencé. C'était le 23 janvier.
Eux aussi, donnant libre cours aux sentiments
dictés par leurs croyances, se ruèrent
sur nos chapelles, nos hospices, sur les chrétiens
réunis au pied de l'autel, priant et
écoutant les derniers mots de réconfort
de leurs pasteurs, nos infortunés confrères
! Trois d'entre eux furent tués à
coups de revolver, deux autres brûlés
vifs, leurs ouailles périrent avec
eux dans les flammes, qui en peu de temps
détruisirent nos missions de Yenidjèkalè,
de Donghèlè, de Moudjoukdèrèsi.
Le nombre de tués dans nos villages
fut d'environ un millier.
Ainsi prit fin
la journée du 23 janvier hors de Marache
et bien que personne ne nous eût apporté
la douloureuse nouvelle de ce désastre
(3), nous étions pourtant convaincus,
vu les menaces antérieures des Turcs,
qu'il avait eu lieu et que les mêmes
désastres se reproduiraient à
Marache, les jours suivants. En effet, le
24 janvier, les Turcs mirent le feu aux quatre
coins de la ville pour obliger les chrétiens
à sortir de leurs demeures. Dès
ce moment jusqu'à la fin de ces jours
terribles les incendies continuèrent
jour et nuit : tantôt les lames
de feu se tournaient vers le nord, tantôt
vers le sud, les flammes avançaient
toujours, pour détruire ou pour encercler
de plus en plus les cantonnements où
avec les Français se trouvaient des
milliers de chrétiens.
Durant cet incendie
les coups de fusils, le claquement des mitrailleuses,
entrecoupés de coups de canon, ne cessèrent
pas un instant de part et d'autre; car les
assiégés, Français et
Arméniens, ne manquaient pas de riposter.
Les maisons
brûlées à Marache étaient
pour la plupart des maisons de chrétiens;
j'estime que toute maison chrétienne
a été incendiée; parmi
les constructions d'importance qui furent
la proie des flammes, je compte cinq églises
arméniennes, trois églises protestantes,
une foule de magasins et quelques mosquées.
Beaucoup d'enfants et de femmes périrent
dans les flammes.
Spectacle terrifiant:
des malheureux, encerclés par le feu,
couraient affolés sur les toits et
puis, les maisons s'effondrant, ils disparaissaient
dans un gouffre de flammes, de fumée
et d'étincelles. La plus effrayante
de toutes ces scènes fut l'incendie
de l'église arménienne de la
Sainte-Vierge (Asdouvatzadzine), plus terrible
que celui de l'église protestante,
dite la Première, d'où les soldats
français et 1,500 chrétiens
purent s'enfuir en creusant des boyaux, qui
donnaient accès à d'autres maisons
chrétiennes. Cette église était
située sur une colline, à une
petite distance de notre couvent. Là
s'étaient réfugiés 50
soldats franco-arméniens et environ
2,000 chrétiens. L'anéantissement
de cette église avec ceux qui s'y étaient
réfugiés demanda huit jours
de travail pénible aux insurgés
turcs.
D'une fenêtre du couvent je regardai
à maintes reprises, avec mes lunettes,
la tragédie qui s'y déroulait.
Les premiers jours l'église était
entourée de trois côtés
par des maisons flambantes, formant un cercle
de feu, qui empêchait toute communication
avec elle (4). Du côté est il
y avait un quartier turc où les insurgés
étaient si nombreux et si fortement
retranchés, que tout effort sérieux
de la part des Français pour venir
en aide à ces malheureux fut rendu
difficile. Le presbytère fut d'abord
détruit ; le lendemain ce fut le tour
de l'école située à côté
de l'église.
La dernière
nuit je fus stupéfait de voir un immense
brasier sur la terrasse de l'église,
formée d'une épaisse couche
de terre : " Voilà, pensai-je,
que les Turcs y ont allumé un bûcher
de bois de sapin. " je m'étais
trompé, ce n'était pas du sapin,
c'était du pétrole: ils en avaient
inondé la couche de terre de la terrasse
de manière que le pétrole enflammé
pénétrât la terre, puis
incendiât les traverses du plafond et
dès ce moment tout espoir de salut
fut perdu. Les chrétiens qui s'élançaient
hors de l'église furent égorgés,
ceux qui restèrent; périrent
dans les flammes : des 50 soldats et des 2,000
chrétiens, presque personne ne se sauva.
Décrire
les péripéties que subit chaque
cantonnement et la foule des chrétiens,
qui dans leur enceinte se croyaient à
l'abri de la mort, est une tâche pénible;
c'est l'histoire d'un long martyre. Je me
borne à dire quelques mots sur ce qui
se passa dans mon église durant les
vingt et un jours de siège.
Lorsque la révolte
éclata, les garçons et les filles
étaient en classe; ils ne pouvaient
plus retourner à la maison. Les chrétiens
des quartiers les plus proches de l'église
se réfugièrent chez nous et
leur nombre s'éleva à 3,700.
Les soldats français, la plupart des
Algériens, étaient 210 hommes.
Notre emplacement situé sur un grand
rocher, qui domine une grande partie de la
ville, était devenu une forteresse
inexpugnable ; les milliers de balles qui
nous furent envoyées chaque jour, s'aplatissaient
contre les murs, durs comme le granit et les
Turcs, croyant qu'une grande force armée
se trouvait chez nous, n'osèrent nous
attaquer de près. Ils se contentèrent
de tirer du haut des minarets des mosquées
sur les soldats et les civils ; quelques-uns
furent frappés. Au couvent il n'y avait
pas assez de vivres pour nourrir une foule
si énorme et la nécessité
absolue de s'en procurer se fit sentir. Il
fallut ouvrir une brèche dans l'enceinte,
que les positions fortifiées des Turcs
avaient formée autour de nous. Les
soldats, courageusement aidés par les
civils, commencèrent à creuser
un boyau, du couvent vers la place, qui était
à deux kilomètres de distance.
Après avoir creusé longtemps,
il fallut prendre d'assaut quelques maisons
turques, qui dominaient le boyau, parmi lesquelles
la célèbre " Maison blanche
". Au prix du sacrifice de quelques vies
humaines, une liaison fut enfin créée
avec la place, d'où des munitions et
un peu de vivres purent être portés
au couvent. Presque tous les soldats étaient
obligés de sortir du couvent pour la
garde et la défense du boyau et ainsi
très peu de soldats restaient chez
nous, d'où la vive inquiétude
d'être surpris par les Turcs. Gare à
nous si les Turcs s'apercevaient que la garnison
était si réduite !
Pour induire les Turcs en erreur quant à
nos forces le capitaine B... prit l'heureuse
initiative d'armer une trentaine de jeunes
Arméniens qui, postés derrière
les créneaux des murs de l'enceinte
du jardin du couvent, ne cessèrent
de répondre jour et nuit aux coups
de fusil des Turcs ; maintes fois les poilus
félicitèrent ces braves en observant
leur tir exact et apprécièrent
leur courage.
Vu l'incertitude
de l'avenir et le peu d'espoir d'être
secourus du dehors, de grands travaux de défense
s'imposèrent. Devant le couvent on
construisit de petits fortins, dans la cour
on éleva des remparts, toutes les baies
du clocher et les fenêtres du couvent
furent fermées par des murs de pierres
on de terre ; les Arméniens concoururent
avec élan à toutes ces corvées
; la nuit des escouades devaient sortir du
couvent pour aller chercher des pierres, des
poutres, des vivres, pour ramener les morts
ou les blessés, que l'action de la
journée avait laissés dans les
rues. L'abnégation des Arméniens
pendant ces rudes travaux fut admirable, même
héroïque. Deux soldats furent
envoyés le 4 février d'un cantonnement
situé loin du couvent à la Place,
en plein midi! Ils devaient passer le pont
du vallon dit " Qanle-dèrè
" (vallon du sang) au pied de la colline
où se trouve le couvent. A peine au
milieu du pont, une vive fusillade partie
des barricades aux deux extrémités
du pont les abattit. A la tombée de
la nuit le capitaine B... voulut à
tout prix, que les cadavres fussent portés
au couvent et il ordonna aux Arméniens
d'aller les chercher. Plusieurs s'offrirent
à exécuter l'ordre donné.
Ils demandèrent des armes qui leur
furent refusées. Malgré cela
quatre d'entre eux sortirent du couvent, arrivèrent
au pont et prirent les morts sur le dos. A
ce moment les Turcs ayant entendu du bruit,
ouvrirent la fusillade. L'un des Arméniens
fut blessé mortellement et vint expirer
au couvent. Ces braves ne méritent-ils
pas d'être décorés ?
Les sorties
de nuit aux maisons turques et arméniennes,
qui à l'approche de l'incendie avaient
été évacuées en
toute hâte par les habitants, nous
procuraient des vivres pour nourrir une communauté
de plus de 3,700 personnes. Des poutres à
demi-brûlées, que du dehors on
apporta au couvent, servirent à faire
une soupe de blé dans deux énormes
marmites et à chauffer les plaques
en tôle pour y cuire du pain en feuillettes.
Mon très regretté confrère
le Père Joseph présida chaque
jour à la distribution des vivres,
qui étaient en quantité suffisante
pour ne pas mourir, trop mince pourtant pour
s'assurer une longue vie. Des officiers français,
animés des sentiments de la plus noble
pitié à la vue de ces malheureux,
avaient la charité de distribuer l'après-midi
une poignée de blé cuit aux
300 petits enfants de chez nous, qui n'avaient
aucune idée de tout ce qui se passait
autour d'eux.
Le 1er février,
à la tombée de la nuit, un officier,
le lieutenant V..., hissa le drapeau français
sur le clocher. Le lendemain, à la
nouvelle que le drapeau tricolore était
hissé, une étincelle d'espoir
ranima la foule de blessés et de malades,
qui gisaient les uns contre les autres sur
les dalles des trois nefs de l'église.
En voyant le drapeau, qui d'ailleurs avait
été hissé la même
nuit sur tous les endroits où se trouvaient
les Français (j'ai compté 15
drapeaux), tout le monde crut que par cet
acte solennel Marache était définitivement
conquise aux Français.
La raison pour
laquelle le drapeau venait d'être hissé,
ne fut comprise que sept jours après.
La place avait donné cet ordre, parce
qu'une colonne de secours sortie d'Adana était
en marche vers Marache; le drapeau devait
faire comprendre à la colonne la situation
des emplacements français en cas de
bombardement. La vue du drapeau consola les
chrétiens et fit désespérer
les Turcs, qui, se croyant perdus, continuèrent
la bataille avec plus de fureur que jamais,
pour réduire, selon leur dire, la ville
en un four à chaux avant de la laisser
aux mains des Français.
Le 7 février,
à midi précis, la colonne, déjà
en vue de la ville depuis le grand matin,
arrive, établissant son campement à
quatre kilomètres dans la plaine, devant
la ville. Une partie de la colonne contourne
la ville du sud au nord, passant devant la
partie ouest et pouvant communiquer avec la
place. Aussitôt commença un petit
bombardement, qui fut répété
le 8, le 9 et surtout l'après-midi
du 10 février pour préparer
et pour couvrir la retraite des Français.
Les Turcs n'ayant pas le moindre soupçon
que les Français allaient se retirer,
hissèrent le drapeau blanc pour se
rendre. Hélas, on ne peut utiliser
la défaite des Turcs; l'ordre d'évacuer
la ville dans la nuit du 10 au 11 février
était irrévocable ! Le soir
du 9 février je vis les officiers français,
à table comme d'ordinaire au réfectoire
du couvent, dans un état d'âme
des plus pénibles. Je compris qu'il
y avait quelque chose de très grave;
je me présente aux officiers et les
prie de me dire pourquoi ils sont si pensifs.
Alors le capitaine B... me dit: " Mon
Père, j'ai reçu l'ordre d'évacuer
le couvent, mais je vous ordonne de ne rien
dire à personne. " Précaution
inutile, car plusieurs personnes, en voyant
le lendemain les préparatifs que faisaient
les soldats français, en conclurent
qu'ils hâtaient leur départ.
Je fus assailli de questions auxquelles je
répondis évasivement : ce qui
ne fit que confirmer la certitude de mes interrogateurs.
L'évacuation de la ville fut une opération
très délicate et le secret absolu
était nécessaire pour la faire
réussir sans perte d'hommes.
Les Etudes
du mois de juin 1920, page 577, accusent les
Arméniens de " calomnie ",
parce qu'un habitant de Marache semble
avoir dit que les Français avaient
évacué la ville sans prévenir
les Arméniens.
En partie cela
est vrai, malheureusement.
Pour se faire une
idée de l'évacuation, il faut
connaître les lieux de refuge des chrétiens,
qui étaient situés en ligne
droite d'un bout de la ville (le Sud) à
l'autre (le Nord), sur un parcours de trois
kilomètres. En bas de la ville il y
avait l'église arménienne (brûlée)
dite " des 40 Martyrs " (Karsoun
Manouk). A peine la colonne de délivrance
fut-elle arrivée devant la ville, les
2,000 réfugiés se trouvant dans
cette église purent sortir de la ville
et rester à côté de la
colonne. Parmi ces réfugiés
était le R. Abbé Pascal (Haroutioun)
Moldjeian, prêtre arménien-catholique,
sorti de son église le 9 février
de grand matin, et se rendant au camp pour
avoir des nouvelles. Notez bien que par mesure
militaire selon la situation d'alors, il était
absolument défendu aux civils de rentrer
en ville.
Au milieu de la
ville, comme dans un triangle, se trouvent
l'église arméno-catholique,
puis l'américaine dite la Première
église (brûlée) et en
face d'elle sur une colline l'église
des Pères Franciscains; ces églises
sont séparées l'une de l'autre
par des quartiers turcs, où les insurgés
se trouvaient en grand nombre et qui jusqu'au
dernier moment rendirent absolument impossible
toute communication entre elles.
L'église
américaine en face de nous, prit feu
l'après-midi du 9 février
et les soldats et les civils qui s'y trouvaient
(environ 1,500) purent se retirer par des
trous percés auparavant dans les murs
; la plupart se joignirent aux chrétiens
à l'église arménienne-catholique.
La nouvelle du prochain départ ne fut
pas publiée à cette église,
où les mesures militaires dont j'ai
parlé plus haut, étaient logiquement
les mêmes que celles prises pour mon
église. On dit que seulement le matin
du 11 février les chrétiens
y réfugiés s'aperçurent
du départ et alors une foule de
2,000 personnes se lança dans les rues
pour rejoindre ceux qui déjà
étaient en route avec moi. Ce sont
les 2,000 dont les Etudes (page 577) parlent
et qui furent presque tous massacrés,
non par les bandes turques qu'ils rencontrèrent
en route mais par les habitants turcs de Marache,
qui coururent après eux en les tuant
à coups de haches et de couteaux, quelques-uns
même eurent la tête sciée.
Les survivants, deux ou trois personnes, parmi
lesquelles était M. Serop Kharlakian,
nous rejoignirent le même jour et ce
dernier me raconta ces particularités
navrantes.
A l'église des Pères Franciscains
se trouvaient, comme il a été
dit plus haut, 3,700 réfugiés.
Les chariots qui y furent détruits,
les cuisines ambulantes qui y furent rendues
inutilisables, les mitrailleuses qui furent
démontées, toutes ces actions
qui eurent lieu l'après-midi du 10
février, indiquaient clairement ce
qu'il m'avait été défendu
de dire. Le moment du départ avait
été fixé à 6 heures
précises du soir. On nous avait invité,
le frère Joseph et moi, avec nos domestiques,
à nous tenir prêts à la
grande porte du couvent : il nous était
permis d'accompagner les militaires qui devaient
passer par le boyau. Avec insistance on nous
conseilla, même on nous demanda, d'évacuer
le couvent. C'était décidé;
le signal du départ fut donné
; vite nous nous jetâmes dans le boyau,
pour nous rendre à la place, distante
d'une vingtaine de minutes. Mais du côté
gauche du boyau il y avait une mosquée,
qui à cinquante pas le dominait et
qui par respect culturel fut toujours laissée
aux mains des insurgés. Bien que nous
grimpions dans le plus grand silence, les
Turcs de la mosquée durent entendre
du bruit et soupçonnant qu'il y avait
du monde dans le boyau, ils ouvrirent, une
heure durant, une vive fusillade sur nous.
Les balles frappèrent les bords du
boyau; nous nous étions accroupis le
plus bas possible et nous priâmes saint
Antoine de nous protéger contre les
balles turques.
Ici je demande
à ceux qui critiquent d'une façon
si amère les mesures prises par les
Français, " est-ce que pour assurer
la vie des soldats, ils auraient pu agir différemment
au moment de l'évacuation? Pouvaient-ils
permettre aux civils de les accompagner dans
les rues de la ville? Malheur, si lors
de la fusillade que nous subîmes dans
le boyau, des milliers de civils s'étaient
trouvés avec nous ! On comprend
que tant de monde n'aurait pu entrer dans
un boyau : les civils auraient dû marcher
sur la route exposée au feu turc et
dans ce cas ni les soldats ni les civils n'auraient
pu se sauver. Les Français qui se trouvaient
au centre de la ville durent donc penser avant
tout à eux-mêmes, puis au sort
des civils, et ils ont agi en conséquence.
Lorsque la fusillade dirigée sur le
boyau prit fin et nous permit d'en sortir,
il était environ 7 heures et demie
du soir. Alors le capitaine B... qui était
avec nous, voyant que les soldats étaient
en sûreté, me permit, suivant
les instructions reçues de la place,
d'envoyer au couvent un petit billet invitant
les chrétiens à nous suivre
et à se rassembler à la caserne
derrière la place, d'où le départ
général était fixé
à 10 heures de la nuit. Un très
brave guerrier arménien, au service
des Français, appelé Haïk,
fut chargé du message, qu'il remplit
heureusement.
Je regrette infiniment que ce message n'ait
pu parvenir à l'église arméno-catholique.
L'y faire parvenir était d'une impossibilité
absolue, parce qu'il fallait passer le pont
sur le fameux vallon dit " Quanle-dèrè
", qui était barricadé
aux deux bouts par les Turcs; prendre une
route en évitant le pont était
aussi impossible le soir du 10 février,
parce qu'à sa droite et à sa
gauche les maisons étaient en flammes.
Les Français qui étaient à
l'église arméno-catholique en
sortirent la nuit du 9 au 10 février
par une route au bas de la ville.
Au retour de Haïk,
je lui demande des nouvelles quant à
nos 3,700 réfugiés. Il me dit
que parmi eux règne un désordre
épouvantable. Avant que mon message
arrivât, 250 avaient déjà
sauté les murs de l'enceinte du couvent
et purent me rejoindre. Lorsqu'à tous
fut donnée pleine liberté de
s'en aller, beaucoup de femmes et d'enfants
se réfugièrent dans les établissements
de la mission américaine à côté
de la place en prenant une route plus à
l'abri des balles turques. La plupart des
hommes restèrent au couvent, se défendant
pendant deux jours contre les Turcs qui, ayant
compris le départ définitif
des Français, leur persuadèrent
de se rendre. Ils se rendirent; seulement
ceux qui parlaient le français furent
mis en prison et s'y trouvent encore. Selon
les nouvelles que j'ai eues, très peu
de réfugiés qui étaient
à l'église des Pères
Franciscains, périrent.
Le soir, à
10 heures, nous étions réunis
à la caserne, située au nord,
un peu hors de la ville, derrière la
place et les édifices de la mission
américaine. Là aussi une foule,
de chrétiens avait trouvé un
refuge pendant les vingt et un jours et la
plupart d'entre eux voulurent suivre les Français.
A 10 heures précises on se mit en route
pour rejoindre la colonne qui était
au sud devant la ville. Notre route contournait
la ville à l'ouest à peu de
distance d'elle, en passant par les champs,
par les vignes où les pierres, les
broussailles nous faisaient trébucher
à chaque pas. La multitude de femmes
et d'enfants qui me suivaient, au lieu d'observer
un silence absolu, ne firent que crier: l'enfant
appelait la mère, la mère l'enfant,
tandis que notre passage était éclairé
par les lueurs de la ville encore en flammes.
Les clameurs de la foule pouvaient attirer
l'attention et les balles turques.
L'officier de l'avant-garde
s'apercevant du danger très grave dans
lequel nous nous trouvions, s'emporta non
sans raison, et se jetant en arrière
les poings fermés, m'administra deux
coups formidables en pleine poitrine, à
moi qui officiellement avais été
choisi pour conduire la foule vers son salut.
Doucement je protestai et l'officier m'ayant
reconnu, me présenta très gentiment
ses excuses. Je me consolai en me disant qu'après
tant de souffrances, je recevais du moins
deux jolies décorations !
Après une
marche pénible de deux heures, nous
atteignîmes le camp à minuit,
dans la nuit du 10 au 11 février ;
immédiatement après, le camp
fut levé; la colonne s'ébranla;
elle emmenait avec elle 3,200 réfugiés.
De temps en temps,
en pleurant, nous nous arrêtions pour
donner un coup d'oeil, un dernier adieu à
la ville de Marache si terriblement sinistrée;
de loin elle nous saluait par un feu d'artifice
des plus splendides, des plus imposants :
la grande caserne dont nous venions de sortir
était en flammes: on y avait amassé
tous les effets et toutes les munitions que
l'on ne pouvait pas transporter ; à
tout cela on avait joint les poudres et une
énorme quantité de cartouches
prises à la poudrière turque,
qui à l'approche du feu s'enflammèrent,
occasionnant une explosion formidable qui
lança vers le ciel des flammes rouges,
jaunes et bleuâtres accompagnées
de détonations étourdissantes
et dont le fracas se fit sentir à plusieurs
kilomètres de la ville. Le matin, de
bonne heure, les Turcs, en signe de victoire,
hissèrent leur drapeau sur les débris
de la caserne: c'était une victoire
pour les Turcs; peu importe la manière
dont ils l'ont remportée ! Le coq qui
demeure sur place a raison de chanter, en
voyant s'en aller l'adversaire mille fois
plus fort que lui !
Le 11 février,
à 6 heures du soir, nous arrivâmes
à El-Aglou, où l'on bivouaqua.
Le lendemain, 12 février, le camp fut
levé et on arriva le soir, à
6 heures, à Bel-Pounar. Ces deux jours
de marche furent heureux: du beau temps, des
chemins secs, et surtout aucune trace des
masses assaillantes dont parlent les Etudes
déjà citées, page 576.
Certes ces masses
étaient en formation au début
de janvier, mais que les Français aient
dû " se frayer une route ",
briser le cercle de fer qui entourait la ville,
traverser des gorges montagneuses, et cela
alors " qu'ils étaient trop faibles
pour passer à l'attaque ", voilà
autant d'assertions exagérées
des Etudes.
Les Etudes confessent que " la
retraite ne fut pas sérieusement inquiétée;
mais qu'au cours de la troisième journée
de marche, la colonne fut assaillie par une
furieuse tempête de neige ". (Si
cette bourrasque se fût déchaînée
quatre jours plus tôt, les Français
ne seraient pas sortis de Marache; ils y seraient
encore.)
Le soir du 12 février, je fus empêché
par des sentinelles algériennes de
me rendre au logis des officiers français
où mon cher confrère, le Père
Joseph, avait déjà trouvé
un charitable accueil. Je dus dormir sur la
paille, à la belle étoile. Fatigué
d'une marche de trente-six heures, mon sommeil
était profond. Un peu après
minuit, je fus éveillé par des
picotements froids au front. Je lève
un peu la tête et je me vois déjà
couvert d'une couche de neige de 15 centimètres
d'épaisseur. Je restai tranquille sous
ma couverture, étendu par terre, en
attendant le signal du départ, qui
fut donné à 6 heures du matin.
Alors le linceul de neige se déchire
en mille endroits: c'était une image
de la résurrection des morts au son
des trompettes des anges, le jour du dernier
jugement. On marche dans la neige qui, chassée
par la tempête, ne cesse de nous fouetter
le visage. La marche de Bel-Pounar à
Islahiè, au lieu de cinq heures, dura
quatorze heures ; on s'était trompé
de route. Se reposer était impossible;
un moment de repos, c'était la mort.
Les malheureux qui se reposèrent, ne
purent plus se remettre sur pieds. Sur toute
la route rien que des cadavres: 1,200 Arméniens
succombèrent. Les parents jetèrent
leurs enfants à côté de
la route, ne pouvant plus les porter sur le
dos. Les soldats noirs, s'appuyant un moment
contre un arbre, y restèrent gelés
le fusil en main. A côté de la
route, des chevaux morts, des fusils dont
les porteurs s'étaient débarrassés,
une quantité d'effets que l'on ne pouvait
plus porter avec soi; puis, derrière
nous, sur la route jonchée de cadavres
et de gens demi-morts, s'avançaient
les pièces d'artillerie et une cinquantaine
de chariots: ils n'avaient pas le loisir de
changer de route, ils durent passer où
nous étions passés! C'était
horrible de voir les spectacles navrants qui
se déroulaient sous nos yeux sur le
parcours de Bel-Pounar à la station
de Islahiè.
Mon compagnon d'exil,
le cher Frère Joseph, que j'avais perdu
de vue depuis deux jours dans cette colonne
de dix kilomètres de longueur (pensez
que l'on marchait dans la neige un à
un), me rejoignit un peu avant l'arrivée
à la station. C'était mon salut;
étant épuisé de fatigue,
le bon Frère me soutint et me traîna
jusqu'à la station où des officiers
français très aimables et très
compatissants nous donnèrent du thé
chaud et un abri confortable pour passer la
nuit.
Le dimanche 15
février, un wagon fut mis à
notre disposition et cinquante réfugiés
purent se réjouir avec nous de la grande
faveur que le commandement français
nous faisait, pour nous amener à Adana.
Un malheur m'était encore préparé.
Le soir, très tard, nous descendîmes
à la station d'Adana; le cher Frère
Joseph m'accompagne pour nous rendre à
un hangar où nous devons passer la
nuit; mais avant d'y arriver, le Frère,
épuisé de fatigue et d'émotions,
tombe à terre et, en quelques minutes,
il expire à mes pieds !
Neuf mois se sont
écoulés depuis la mort de l'inoubliable
bon Frère et pourtant tout ce que j'ai
vu et vécu reste vivement empreint
dans ma mémoire. Rien aussi ne survient
pour effacer le souvenir de ce tragique passé
; au contraire, les événements
d'Adana, de Sis, d'Osmaniè, d'Aïntab,
le dernier massacre de Hadjine, les cris de
détresse qui ces jours-ci encore m'arrivent
de Marache, ne font que raviver la pensée
du passé et ils sont le prolongement
de la douloureuse histoire, qui eut son début
à Marache, le 21 janvier 1920 !
Je laisse à
mes lecteurs d'apprendre par les journaux
le déroulement des épisodes
actuels. On peut se demander si le peuple
arménien, qui, sur le territoire ottoman,
a à déplorer au moins deux
millions de massacrés pendant ces
dernières vingt-cinq années
de ma vie apostolique, a quelque chance de
rester un peuple.
Oui, ce peuple
martyr ne meurt pas, parce que le sang de
ses martyrs est la semence, qui lui rendra
le décuple de ce qu'il a perdu. En
effet, ce peuple, depuis des siècles,
persécuté par ceux qui suivent
les préceptes du " Khoran "
et un peu détesté par les marchands
d'autres pays, qui au sein du peuple arménien
rencontrent des capacités pour le commerce
trop supérieures, n'a pas encore succombé
et Dieu ressuscite les morts en conservant
à la race arménienne sa prodigieuse
fécondité. L'Arménien
ne pense à autre chose qu'à
produire des êtres humains et avec ténacité
il poursuit cet idéal, précisément
pour faire face à ses ennemis. Que
la paix revienne, qu'à l'Arménien
soit donné le droit de vivre et bien
vite il repeuplera les villes, les villages
où il vécut auparavant.
A l'heure actuelle
le nombre des Arméniens encore en vie
dans la Petite-Arménie ou Cilicie,
et dispersés un peu partout, est d'environ
200,000. Nous, missionnaires, nous avons la
conviction que bientôt une ère
de prospérité s'ouvrira pour
ces malheureux. Nous voulons rester à
leur côté, nous voulons les secourir
au nom de l'Eglise catholique qui, par ses
missionnaires, par les aumônes de ses
fidèles, doit et veut avoir l'honneur
d'être la tendre Mère de la Nation
arménienne !
En finissant mon
récit, je prie Dieu de bénir
tous ceux qui s'intéressent au sort
de cette chrétienté.
Alep, 30 octobre
1920.