Christianisme
et martyre aux premiers siècles
Un schisme
du judaïsme
Les
tout premiers développements du christianisme
se firent à l'insu du pouvoir impérial
romain qui ne voyait dans la religion nouvelle
qu'un schisme du judaïsme, ainsi que
semble l'indiquer l'allusion de Suétone
" aux Juifs qui se révoltaient
continuellement à l'instigation d'un
certain Chrestos. Sous le couvert relatif
de cette confusion -la communauté juive
était tolérée par tradition
politique, quoique victime occasionnellement
de pogroms sanglants - la foi chrétienne
avait pu se répandre et s'affermir
; notamment dans les milieux sociaux des esclaves
et des humbles.
La
religion nouvelle
Cependant,
le christianisme s'opposait à la religion
païenne, souvent ouvertement. De ce fait,
il encourait la réaction du pouvoir
politico-religieux à plusieurs titres
: la foi chrétienne reposant toute
entière sur le rapport intérieur
de l'homme à Dieu méprisait
le caractère pragmatique de la religion
romaine... Les chrétiens s'abstenaient
donc d'accomplir les gestes élémentaires
et quotidiens du culte des idoles ; cette
attitude était plus difficile à
tenir pour les soldats et les fonctionnaires
de l'Etat : leurs fonctions les astreignaient
à donner régulièrement
et publiquement des preuves de leur piété.
Un tel rapport avec la divinité, cette
entrée au service mystique de Dieu
(d'où les expressions : serviteur de
Dieu, servante du Christ) trouvait des antécédents
dans les religions à mystères
venues d'Orient, les cultes anatoliens d'Attis
et de Cybèle, syro-phéniciens
d'Adonis et de la Dea Syria, égyptiens
surtout d'Isis et de Sérapis. Il n'est
pas jusqu'à la restauration religieuse
d'Auguste qui ne témoigne d'une certaine
manière, de la crise de conscience
collective et des inquiétudes religieuses
de cette même époque. Cependant,
à la différence des cultes orientaux,
le monothéisme chrétien, dans
son intransigeance, refusait toute annexion
au polythéisme officiel ; et à
la différence du judaïsme, ethniquement
clos sur lui-même, il diffusait un message
universel et socialement révolutionnaire,
au moyen d'une évangélisation
active. D'autre part, comme religion de salut
le christianisme annonçait la perfection
éternelle du royaume de Dieu, prônant
le dédain du " monde ", du
" siècle "... Ce faisant,
ils niaient les fondements mêmes de
la religion romaine et le culte impérial
sur lequel reposait la cohésion de
l'Etat.
Les
persécutions et le culte des martyrs
Les
bases juridiques des persécutions aux
premiers siècles après J.C.
Si
nous pouvons aujourd'hui par récurrence
établir ce qui distinguait fondamentalement
le christianisme du paganisme aux premiers
siècles, les accusations portées
contre la foi nouvelle par les païens
de ce temps révèlent une méconnaissance
- ou tout au moins une incompréhension
- profonde de celle-ci.
C'est le terme de superstitio qui revient
le plus fréquemment : " Superstition
exécrable " chez Tacite, "
nouvelle et maléfique " chez Suétone
; Pline le Jeune est plus mesuré :
Je n'ai trouvé rien d'autre qu'une
superstition déraisonnable et sans
mesure. Des rumeurs mal fondées imputent
aux chrétiens meurtres, brigandage,
adultère, magie, anthropophagie...
et alimentent la haine des païens à
leur encontre. Souvent des émeutes
populaires, des dénonciations anonymes
sont à l'origine des procès
qu'on leur intente. Ainsi, d'après
Tacite la persécution de Néron
en 64 ap.J.C. serait un expédient pour
apaiser le mécontentement populaire.
Cependant, dans la lettre sur les chrétiens
envoyée à l'empereur Trajan,
Pline, alors gouverneur de la province de
Pont-Bithynie (en 111-112) affirme qu'il n'a
jamais participé à une 'enquête'
contre ces derniers... On a pu alors penser
qu'une législation particulière
existait contre les chrétiens... une
loi nouvelle édictée à
l'occasion de la persécution de 64
ou peu après, et qui interdisait d'être
chrétien... Par ailleurs, les persécutions
menées contre les chrétiens
au cours du premier siècle ne semblent
pas être l'expression d'une volonté
de répression générale.
Or,
les magistrats disposaient de pouvoirs de
police pratiquement illimités, qui
leur permettaient de réprimer, sous
des prétextes d'ordre public et de
moralité, la superstition au nom de
la religion. Confronté à un
grand nombre de chrétiens de tous âges,
de toutes conditions, Pline fait l'aveu à
Trajan de son indécision. Le rescrit
de ce dernier, qui était appelé
à faire jurisprudence pour les gouverneurs
à venir, adopte une attitude "
modérée " : ne pas mener
de recherches contre les chrétiens
; accorder le pardon comme prix du repentir
; condamner à mort en cas de refus.
Il
semble que la répression ait fonctionné
selon ce modèle durant tout le deuxième
siècle . Le seul nom de chrétien
suffisait pour être l'objet de poursuites,
et pour être mis à mort si l'on
n'abjurait pas ou refusait de sacrifier aux
idoles. La torture était employée
pour vaincre l'obstination à ne pas
renier sa foi ; la délation populaire
était souvent à l'origine des
persécutions ; tel le cas des martyrs
de Lyon, condamnés en 177.
Les
origines du culte des martyrs
On
a pu voir dans le culte des martyrs un avatar
de l'héroïsation païenne,
la résurgence, dans la religion chrétienne,
d'un besoin idolâtrique incompatible
avec la foi monothéiste. La réalité,
pour autant qu'on puisse l'atteindre lorsqu'il
s'agit de définir le lien intérieur
par lequel un individu s'inscrit dans une
communauté et dans un système
de valeurs, est sans doute plus complexe ;
au mieux, pouvons-nous tenter de comprendre
le sens de pratiques cultuelles, telles qu'elles
apparaissent à travers les témoignages
de certaines communautés religieuses,
à des époques définies.
A
l'origine, les rites funéraires chrétiens
étaient vraisemblablement peu différents
des rites païens : l'inhumation, préférée
à la crémation ; le refrigerium,
repas à l'emplacement de la sépulture
; les offrandes d'encens, d'épitaphes
- souvent dédiées aux dieux
Mânes, ce qui laisse à penser
que cette expression était désormais
vide de sens et ne subsistait plus que par
tradition. Il semble que rien ne distinguait
non plus les honneurs funèbres rendus
aux martyrs des funérailles de simples
chrétiens. L'ensevelissement du Diacre
Etienne en 37 ap. J.C. à Jérusalem
présente une cérémonie
sobre, empreinte d'une profonde tristesse.
Un
peu plus d'un siècle plus tard, la
lettre des fidèles de Smyrne offre
un témoignage intéressant du
martyre de Polycarpe, par ce qu'il suppose
comme évolution psychologique : ses
reliques sont recueillies avec le plus grand
soin parmi les cendres du bûcher ; sa
mort n'est plus un motif de tristesse mais
de joie ; son sacrifice prend valeur de modèle
pour les martyrs à venir. Il n'est
pas mentionné si une célébration
eucharistique aura lieu à l'emplacement
de la sépulture comme cela est attesté
au IIIème siècle. Mais les martyrs
sont honorés en tant que " disciples
" et " imitateurs " du Christ,
et le rapprochement de l'autel et du tombeau
- probable du fait que l'on est passé
d'une cérémonie limitée
au cercle restreint de la famille à
une cérémonie réunissant
la communauté des fidèles -
évoque nécessairement la communion
de leur offrande avec celle du Christ. Ce
passage de la société familiale
à la communauté ecclésiale
explique peut-être une modification
caractéristique du rituel païen.
L'usage était de commémorer
le défunt particulièrement au
jour de l'anniversaire de sa naissance ; la
communauté religieuse chrétienne
choisit, pour célébrer le martyr,
le jour de sa mort ou de son enterrement.
Les chefs de l'Eglise entreprennent de noter
les noms des martyrs, la date de leur anniversaire
et le lieu de leur sépulture. Ainsi
se forme, avec les premiers martyrologes,
le calendrier chrétien des fêtes
des saints martyrs.
En
155 ap. J.C. donc, à travers la lettre
des fidèles de Smyrne, les caractères
essentiels du culte apparaissent soit déjà
établis (interprétation de la
mort comme une véritable naissance,
attribution d'une valeur édifiante
au martyre, conception du martyr comme successeur
du Christ) soit en germe (attribution d'une
valeur surnaturelle aux reliques). Le culte
des martyrs ne cessa alors de se développer,
notamment à partir de la paix de l'Eglise,
au début du IVème siècle,
où il " s'épanouit magnifiquement
" dans l'édification de basiliques,
et dans des assemblées toujours plus
nombreuses.
Dialectique
de la persécution et du martyre
Au
IIIème siècle, la religion chrétienne
jouit d'une certaine tolérance... Sans
doute relèverait-on des différences
d'intensité non négligeables
d'un point à l'autre de l'empire, mais
cette liberté relative conduit à
une reconnaissance quasi-officielle de l'Eglise
en tant que corporation propriétaire
de lieux de culte fixes et autorisés...
Elle ouvre aussi la voie à de nombreuses
conversions. La qualité de chrétien
n' est plus un obstacle à la carrière
des honneurs ou aux fonctions militaires,
et la base sociale du christianisme s'élargit...
En
poursuivant sous le motif de religion illicite
tantôt les seuls chefs de l'Eglise,
tantôt la communauté toute entière,
les persécuteurs avaient contribué
à fonder ce qu'ils voulaient détruire
: la religion chrétienne s'était
constituée et se constituait encore
à partir d'une 'apologétique
militante' qui se référait au
Christ d'abord, lequel avait annoncé
dans le " Sermon sur la montagne "
: Heureux serez-vous lorsqu'on vous insultera,
qu'on vous persécutera, et qu'on dira
faussement toute sorte de mal contre vous,
à cause de moi ! ; puis aux martyrs,
dont la passion accomplissait la prophétie
du Sermon.
Dans
ce contexte idéologique, le martyre
en était venu à symboliser la
lutte que menait le croyant contre les "
Gentils " (les païens), la foi contre
l'incrédulité, Dieu contre le
diable. Et la mort d'un confesseur de la Foi
était le signe de sa victoire dans
la bataille. D'où le soin consacré
à recueillir les reliques des martyrs,
à noter minutieusement la date et le
lieu de leur passion, à en consigner
les circonstances : autant de preuves du
combat et de la victoire.
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