Mariam se souvient
Trop jeune pour comprendre, trop vieille pour oublier

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Par Zhanna Alexanian
Reporter à ArmeniaNow

Traduction Louise Kiffer

 

C'était il y a 90 ans.
Je me souviens parfaitement du Turc; il s'appelait Tchlé.
Il est venu, il est monté sur notre toit. Mon oncle y était assis avec sa fillette.
Mon oncle s'appelait Meguerditch.
Le Turc dit: "Meguerditch, rentre l'enfant, viens bavarder un peu."
La petite avait mon âge. Il la descendit à l'intérieur, et au moment où il allait sortir le Turc fit feu sur lui et le tua. Mon oncle était naïf, et le Turc était préparé"

Mariam Avoyan, qui habite dans le village de Nerkin Pazmapert près de Talin, se rappelle 1915, quand elle avait six ans. C'est là qu'elle a appris les mots: "massacre et pillage".

Elle habitait à Sassoun, dans ce qui est aujourd'hui la Turquie, jusqu'à ce que sa famille en fût chassée.

Le meurtre laisse une impression durable, aussi Mariam dit-elle: "Je n'oublierai jamais le massacre".

Calme et tranquille, la mince femme est émue quand elle parle; ses yeux bleus se mouillent.

"Je me souviens parfaitement du massacre, il a commencé à l'époque où je commençais à sortir de l'enfance", dit Mariam. "En ce temps-là, les Arméniens et les Turcs vivaient en paix".

Mais ce ne fut pas le cas plus tard. Pas depuis que les enfants de six ans furent témoins du génocide.

"Ils rassemblèrent les Arméniens en un lieu – les hommes, les femmes et les enfants – et commencèrent. Les soldats turcs entourèrent les Arméniens. Ils apportèrent le "gazaghi" (le pétrole, dans le dialecte de Sassoun), le versèrent sur les gens et y mirent le feu. Ce faisant, ils laissèrent s'échapper ceux qui voulaient courir, pour tirer sur eux".

"Où auraient-ils pu courir ? L'odeur de la fumée et du sang couvrait la terre, le ciel s'obscurcit, et les gens ne pouvaient pas se voir les uns les autres. Ils étaient des milliers, hommes, femmes et enfants. Ils ont mis le feu…Quand ils les ont vu tomber, ils sont partis", dit Mariam avec plus de souffrance que de haine dans son visage de 96 ans. Elle prend soin de parler aussi des Turcs qui ont été gentils envers les Arméniens.
Mais ce n'est pas à propos de ceux-là qu'est écrite et contestée l'histoire de ces jours-là.

"Le lendemain matin, ils vinrent pour le pillage. Ils retournèrent les cadavres et prirent les articles en or. La femme de mon oncle, Margarit, tenait son enfant dans ses bras, elle ne fut pas tuée, mais la petite fut tuée."

"Quand le Turc la retourna pour prendre ses bijoux, il la reconnut et dit: "Margarit, lève-toi. Tes mains m'ont donné du pain à manger. Lève-toi, laisse-moi t'emmener à la maison".

La famille de Mariam – son père, sa mère et les sept enfants, s'enfuirent de Sassoun vers leur refuge éventuel.

"Les massacres ont alors commencé. Ceux qui étaient tués étaient tués. Ceux qui restaient s'enfuirent dans les montagnes, les gorges et les forêts. Nous avons fui à Moush".

Et à Moush, Mariam se rappelle, vint de Russie le héros de l'Arménie, le Général Antranig, qui combattit les Turcs, et aida les Arméniens à trouver le chemin de la sécurité.

Mais nombreux furent ceux qui ne survécurent pas au voyage, dont le père de Mariam, Grigor Avoyan, quelqu'un de bien connu à Sassoun.

"Sur la route enneigée, dans les gorges,  nous avons souffert de faim et de soif. Nous mourûmes aussi en route. Mes parents vinrent avec nous à Jghin (un village 'd'Arménie occidentale'). Je me rappelle Jghin, nous avions faim quand nous y sommes arrivés. Mon père, avec d'autres déportés, est allé ramasser des herbes, pour nous donner à manger. Des Turcs sont survenus et ont pris mon père, trois autres hommes et deux femmes".

En plus de les emmener, les soldats turcs firent écrire à l'un des Arméniens la liste des noms des autres.
Quand il eut terminé son devoir, ils l'appelèrent.

"Quand il s'approcha,  le Turc lui coupa les deux oreilles, les mit dans sa poche et s'en alla.  L'homme resta dans le champ. Nous sommes restés là une journée dans les montagnes, puis nous avons revu l'homme. Il dit que les Turcs avaient emmené mon père Grigor et l'avaient tué. Le Turc avait dit à mon père: "Je t'ai cherché avec une bougie, mais je t'ai trouvé sans bougie".

Le voyage avec la famille de Mariam commença avec sept enfants. Il se termina avec seulement deux d'entre eux. Les autres moururent de faim et de maladies.

"Mon frère aîné tomba malade en route. Mon père ne savait plus quoi faire. Il dit aux gens: 'Vous, partez ! Mon enfant est en train de mourir.' Mais mon frère mourut sur la route, et mon père mit une pierre sur son corps. Mon autre frère et moi sommes arrivés à Gharakilissa (aujourd'hui Vanadzor)"  se rappelle Mariam.

"Ma sœur Soseh était plus âgée que moi – elle avait 12 ans. En ce temps-là, les filles âgées de 10-12 ans, on les mariait. Un Turc disait toujours à mon père "Grigor, donne Soséh à mon fils et je vous protégerai jusqu'à la fin de votre vie". Mon père dit:  "Je ne veux pas déshonorer l'Arménie et le nom arménien".
Il ne la donna pas, disant: "Je ne veux pas trahir les Arméniens. Les Arméniens doivent rester arméniens".

Parvenus en Arménie, les restes de la famille se déplacèrent de ville en ville jusqu'à ce qu'ils s'installent dans la région de Talin, où la majorité était originaire de Sassoun.

"Nous avons grandi dans la souffrance et les larmes", dit Mariam. Je n'ai ni mangé à ma faim, ni bien dormi, ni été bien habillée, ni ri."

En 1926, Mariam s'est mariée et sa propre famille comprend 6 enfants, 56 petits-enfants et arrière-petits-enfants.

90 de ses 96 ans comportent des souvenirs d'horreur auxquels on ne peut pas échapper.

"S'il y avait une justice sur terre, le génocide arménien serait admis," dit Mariam.
 

Source: http://www.armenianow.com/archive/2005/eng/?go=print&id=769