Le génocide transmis : en direct en technicolor

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Par Lucine Kasbarian
Traduction Louise Kiffer


La scène d’ouverture est toujours la même : quelqu’un essaie de me tuer. Cela se passe dans des allées sombres, des descentes de police, des scènes de foule, ou au seuil de ma porte. Parfois les assaillants viennent à pied, d’autres fois à cheval. Ils cernent ma maison, ou y entrent par effraction. Ils manient des sabres, des couteaux ou sont mains nues. Mais quel que soit le cadre, une chose est constante : les prédateurs sont les Turcs, et je suis leur proie.

Bienvenue au monde du rêve du "génocide transmis", où une Arménienne provoque les Turcs juste pour être qui elle est. Quand ma mère était petite, Medzmayrig ne connaissait pas de contes de fée. Aussi, au moment d’aller au lit, elle lui répétait la seule histoire qu’elle pouvait raconter : comment elle avait survécu aux Massacres. Quelle manière d’endormir un enfant ! Moi aussi j’ai appris de bonne heure l’histoire qui nous hante. Alors, pourquoi mes propres cauchemars me surprendraient-ils ?

Ce n’est pas tant de l’étonnement que j’éprouve, c’est l’angoisse et la détresse. Certaines nuit j’ai très peur de m’enformir de crainte de ce qui va advenir. Et puis il y a une sorte de rêve spéciale que j’appelle la version "Home Box Office". Ces scénarios se passent en Arménie Orientale, et là les rêves semblent les plus proches de la réalité.

Je ne pense pas que ce soit une coïncidence qu’en 1999, avant l’arrestation du chef rebelle kurde Abdullah Ocalan au Kénya, j’aie rêvé d’un mariage sur l’île d’Aghtamar. Après tout, aujourd’hui, notre Touchpa est un bastion chaudement contesté parmi les Turcs et les Kurdes. Dans mon rêve, les eaux d’azur du Lac de Van étaient transparentes. Les pierres de tuf, y compris celles de l’Eglise Sourp Khatch étaient de couleur abricot brillant. L’arôme acidulé du prunus armeniaca s’attardait sur ma langue. Dans ce rêve, j’était viscéralement en train d’éprouver le proverbe arménien : "Van dans ce monde-ci, le paradis dans le prochain". Le marié sortit des pages des mémoires de Roupen Ter Minassian avec des bandoulières à travers la poitrine. J’ai regardé en bas, et j’ai vu que je portais un costume traditionnel arménien, et j’ai découvert que j’étais la mariée. Alors que je n’avais vu que des photos d’Akhtamar, notre île célèbre semblait tout à fait réelle dans ce rêve. La cérémonie solennelle fut un moment formidable. C’était comme si toutes les personnes de notre famille dont nous serrions toujours les mains étaient présentes, et tout à fait conscientes que nous n’étions pas seulement revenues dans notre habitat naturel, mais dans notre ancienne capitale- et seulement pour célébrer un mariage. Et alors, juste au moment où les musiciens folkloriques allaient commencer les festivités avec leur davoul et zourna, des hordes de gendarmes turcs s’avancèrent sur les collines, sortirent leurs cimeterres, et massacrèrent jusqu’au dernier des Arméniens. La destruction régnait dans notre Jardin d’Eden. Boucherie et effusion de sang apparurent tout autour. Le temps s’immobilisa, suivi d’une hantise, et d’un silence atroce.

Je m’éveillai en sueurs froides, tremblante et terrifiée. Le mariage s’était révélé fatal, et ma culpabilité était immense. L’Amérique nous a adoptés comme ses enfants. Et pourtant, dans ce rêve, notre envie instinctive de nous rattacher au sein de notre mère naturelle le Massis nous avait entraînés à être encore une fois éliminés.

Huit ans ont passé, et je ne me suis pas encore remise de ce rêve. Dire aujourd’hui, rétrospectivement, que ce rêve était prémonitoire, que les bonnes intentions de certains Arméniens de voir renaître Akhtamar aboutiraient à un désastre – pourrait paraître exact. Néanmoins, nulle clairvoyance n’était nécessaire pour prédire la façon dont le gouvernement turc allait se hasarder à l’entreprise d’Akhtamar.

Il y quelques semaines, un autre Abdullah – cette fois-ci Gül – faisait la une. Comme la tactique turque d’empêcher le passage de la Résolution sur le Génocide périclitait, nous avons vu une ruse tapie sous une courtoisie simulée – pas très différente de ce dont j’avais été témoin dans certains restaurants turcs. Comme Gül posait ses conditions à Condi (Condolezza Rice) la pièce de théâtre absurde se déroula sous mes paupières. La scène du rêve se passait à Pamukkale. Mes parents et moi étions avec une guide touristique et un groupe.

La guide nous conseillait de grimper sur les grottes et les buttes, pour y saisir des talismans. Nos exploits me rappelèrent la façon dont les touristes actuellement en Arménie sont priés de s’arrêter près des montagnes d’obsidienne sur la route vers le lac Sevan et de ramasser des morceaux comme souvenirs. Or, dans mon rêve à Pamukkale, notre cueillette déplut à un groupe de chasseurs dans les parages. Elégamment couverts de bonnets en laine d’agneau, ils dirigèrent leurs fusils vers nous et des coups de feu retentirent. Nous nous sommes allongés par terre, essayant d’éviter les balles, jusqu’à ce que le calme revienne. La même guide nous conseilla de revenir éventuellement. Elle pointa un doigt accusateur vers moi et me gronda : "Ne savez-vous pas que vous ne devez pas prendre ce qui ne vous appartient pas ?"

Figée, je réfléchis à nos actes, et obéis. Penaude, j’encourageais les autres à remettre ce que nous avions pris, seulement pour arrêter net encore une fois. Je me suis retournée et j’ai dit : "n’est-ce pas vous qui nous avez encouragés ? Qui êtes-vous pour me dire ce qui appartient à qui ? Ces terres ne vous appartiennent pas !"

Le lendemain matin, ce rêve ne m’incita pas vraiment à "retourner chez nous en Turquie", comme nous y engagent les nouvelles agences de tourisme. Mais cela me rappela la nécessité de défier l’hypocrisie. Peut-être que ce qu’il y avait de mieux dans tout ce rêve était que je refusais de jouer le rôle d’une victime arménienne.

Les choses se sont améliorées depuis que l’ "interprète de rêves" des Indiens d’Amérique, de l’Ecole Indienne St Joseph, a été déposé dans ma boîte aux lettres. Mais pendant combien de temps encore allons-nous persister à porter cette lourde charge ? Vaut-il mieux se taire et épargner cette angoisse à nos enfants, ou les exposer hardiment à notre histoire tragique et chérie – ce qui, dans l’ensemble, est une forme de droit élémentaire ? Au mieux, ces rêves mettaient en évidence ce qui était non résolu. "System of a down" appelle cela "Reconnaissance, Réparation, Restauration". Les esprits de nos ancêtres, et le besoin de réclamer l’héritage auquel nous avons droit vont nous poursuivre malgré tous nos vœux de vivre à présent des vies tranquilles.

Malheureusement, ou heureusement – notre destinée nous suit partout où nous allons. La tâche considérable de réhabiliter la vie d’Arménie orientale, la culture et les coutumes – dans nos terres historiques ou dehors – et les conséquences de notre catastrophe (non naturelle) – est l’héritage qui nous a été laissé. Et de toute façon, cela aurait pu être pire : pour les communautés arméniennes captives, luttant pour persister en tant qu’Arméniens sur leurs propres terres, leurs cauchemars se produisent quand ils sont réveillés.



L’auteure de cet article, Lucine Kasbarian, née dans une famille d’enseignants parlant arménien, de militants, d’auteurs et d’artistes, est une Arménienne de la deuxième génération, née en Amérique et descendante de survivants du génocide arménien. Elle est diplômée de journalisme de l’université de New York. Elle est l’auteure de : "Armenia : A rugged land, an enduring people"

(Arménie : une terre rude, un peuple endurant) publié par les Editions Simon & Schuster. Elle a aussi écrit de nombreux articles de politique, de culture et d’art dans différentes publications.