Le retour de Kourghinian
100 ans plus tôt ou plus tard, quelle différence ?

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Par Vahan Ishkhanyan
reporter à ArmeniaNow

Traduction Louise Kiffer

 

i want to liveLes diplômés de l'école soviétique se souviennent du poème de Shoushanik Kourghinian : "Panvornére" ("les Travailleurs") que les élèves apprenaient par cœur:

"Ayt menk enk kalis
Machvadz padjgonnér, youghod ou mrod,
Drorvadz ketag, aghdod mazérov…

"C'est nous qui venons,
Aux gilets usés, tachés de graisse et de suie,
Aux bonnets miteux et aux cheveux sales…"

Maintenant, il n'y a plus d'Union Soviétique, et de même qu'elle a disparu, Kourghinian aussi a été supprimée des archives de l'école. Aujourd'hui, quand on demande à un enfant d'une dizaine d'années : "As-tu étudié Kourghinian ?" Il répond: "Qui est-ce ?"  Le nom de Shoushanik Kourghinian ne demeure que dans la mémoire des générations précédentes, comme une trace de la propagande soviétique, comme une poétesse prolétarienne.

Mais il existe une autre Kourghinian, qui est beaucoup plus en avance que l'image de la femme dans la réalité arménienne: une féministe et une poétesse rebelle à laquelle reviennent les lecteurs du livre "Abrél yém ouzoum" ("Je veux vivre").

Shushan Avagyan, 30 ans, une étudiante doctorante de l'Université de l'Illinois, a traduit l'œuvre de Shoushanik Kourghinian, publiée par l'Armenian International Women's Association, (http://www.aiwa-net.org ).

"J'ai lu pour la première fois deux poèmes de Shoushanik Kourghinian dans un manuel de 6ème année", écrit Shushan Avagyan dans une lettre. Le professeur a jeté un coup d'œil et a dit: "écrivain sans importance". Les années ont passé. J'ai oublié Shoushanik Kourghinian, je me rappelais seulement qu'il y avait une poétesse qui portait le même prénom que moi. Des années plus tard, quand j'ai lu des livres d'autres écrivaines, j'ai vu qu'il manquait quelque chose; il manquait ces particularités culturelles qui me rendaient différente de ces autres écrivains.  Leur féminisme n'était pas parfait pour moi. Les romans de Brontë et de Virginia Woolf soulevaient les problèmes de la femme anglaise et de ses particularités, Charlotte Gilmann et Kate Chopin avaient construit l'image d'une Américaine et de ses problèmes dans le mariage. Alice Walker et Tony Morrison avaient écrit au nom des femmes noires réduites à l'esclavage.

C'est à ce moment-là en 1999, que j'ai commencé à penser sérieusement aux ouvrages de Shoushanik Kourghinian. Quand j'ai été à Erévan, j'ai trouvé deux de ses livres à la bibliothèque…Et voilà une femme qui, il y a un siècle, a écrit tout ce à quoi j'ai pensé et continue à penser aujourd'hui encore".

La collection "Je veux vivre" fait renaître non seulement Shoushanik Kourghinian, mais aussi le territoire qu'elle a gagné pour les femmes, là où la vie d'une femme ne consiste pas à plaire à l'homme et à continuer sa génération.

"Abrél yém ouzoum, payts votch méghg guiankov,
Anhaydoutian métch, anchah, ptamid,
Gam art ou zartin, kéri voghtch mdkov,
Vorbés touyl éag, knkouch ou vdid,
Ayl tséz havassar, tséz bés pakhtavor,
Ov touk ayr martik, oujégh ou hamar."

"Je veux vivre, mais non pas une vie molle,
Dans la pénombre, improductive, esprit obtus,
Ou complètement esclave de ses toilettes,
Comme un être inerte, délicat et chétif,
Mais égale à vous, ayant votre chance,
O vous, hommes, forts et robustes !"

A l'occasion de la publication de ses livres, le professeur de l'Université de Columbia, Marc Nichanian a écrit:

"Au cours de sa vie, après sa mort et aujourd'hui, elle a affronté beaucoup plus que de l'incompréhension, il y a eu vraiment une campagne délibérée pour la faire tomber dans l'oubli. D'abord la censure tsariste, à cause de sa poésie communiste et révolutionnaire. Ensuite, les intellectuels soviétiques arméniens parce qu'elle était rebelle, et enfin la censure qui était incapable de la comprendre. Parce qu'elle était une femme rebelle, c'est-à-dire une sorte d'humain inacceptable et incompréhensible aux yeux de tous". Marc Nichanian dit qu'à ce jour, deux Shoushanik Kourghinian ont été l'objet d'une propagande, l'une en Diaspora en tant que poétesse lyrique, et l'autre en Union Soviétique en tant que poétesse prolétarienne. Les critiques littéraires ont caché la vraie poétesse, rebelle et féministe, et en ont fait une opportuniste: "et sa rébellion était comme un défi à l'ordre social dominé par le mâle".

Shoushanik Kourghinian (1876-1927) était née à Gümri. En 1903, elle s'enfuit à Rostov, échappant aux persécutions tsaristes. Plus tard, elle retourna à Gümri.

L'esprit rebelle féminin disparut avec Shoushanik Kourghinian.

Son combat devint silencieux: "Puis, après m'être débarrassée de ces controverses de mon sexe, je veux lutter contre les supplices de la vie…"
Et maintenant sa résolution a été de nouveau ressortie de l'obscurité. Jusqu'à aujourd'hui, les parents d'une fille lui donnent, quand elle se marie, une dot comprenant des fournitures et du linge de cuisine. Ces articles symbolisent le dévouement de la mariée à son nouveau foyer et à sa nouvelle famille. Shoushanik Kourghinian avait aussi préparé une dot dans son poème: "Cadeau à ma fille", qui semble maintenant être une lettre adressée à la femme arménienne contemporaine:

"Kéz goudam ojid hokous khorkérits
Tchar guianki khéghtadz azniv itianér…"

"Je te donne comme dot du tréfonds de mon âme
de nobles idéaux pris par une vie infâme…"

L'Union Soviétique a réduit les idéaux d'égalité et de liberté à des slogans qui ne s'appliquaient que sur des bannières pendant les parades, et derrière les bannières se trouvait une femme accablée de charges familiales, et qui devait cuisiner, laver la vaisselle, faire la lessive, et nettoyer la maison après avoir travaillé à l'extérieur.

Le 8 mars, qui fut décrété journée de la lutte des femmes pour leur émancipation, fut transformé en festival d'attentions à la femme, qui accentuaient encore plus la division sociale entre les femmes et les hommes. Le pays prit congé, le 8 mars resta un festival. Maintenant fut revitalisée la mentalité patriarcale pré-moderne, selon laquelle la femme, comme dit une actrice à la télé, est le complément de l'homme.

Maintenant on peut entendre les pensées qui suivent, lors d'interviews d'intellectuelles: "La vertu d'une femme ne sera jamais aussi haute que celle d'un homme"; ou bien : " le rôle d'une femme consiste seulement à conseiller son mari"; ou alors, comme dit le dicton populaire: "être battu par un homme, c'est comme être battu par une rose".

Le livre de Shoushanik Kourghinian semble être apparu pour s'opposer aux idées attardées et aux charmantes dirigeantes vivant de subventions (comme aujourd'hui en Arménie).

Ints mi sirir dzaghgui n'man
Gouzém abrél arjani
Vorbés hyulén vchdi didan
Vorbés zavag khoujagui.

Ne m'aime pas comme une fleur,
Je veux vivre considérée,
Comme un atome dans un tas de peines,
Comme un enfant sauvage.

Le lien entre les générations a été coupé, les fondements de la société, posés par l'esprit intellectuel du début du XX ème siècle, se sont effondrés. Maintenant , le rôle réservé à la femme d'élever un enfant et de conserver le caractère sacré de la maison, n'est même pas contesté. La carrière d'une femme commence quand elle se marie et se termine quand elle élève ses petits-enfants. Et le lien est de nouveau restauré, des lignes apparaissent devant la femme comme dans un miroir.

"Yév ko guianki miag baïman
Oudél, kenél ou dzenél
Vobés gnik sdrgoutian
Ayn vor aghtchig yés dzenvél"

Et la seule condition de ta vie,
Manger, dormir et donner la vie,
Comme marque de ton esclavage,
Est d'être née fille.

Est-ce que quelque chose a changé depuis 100 ans ? Maintenant, on est dirigé par des "fraternités" criminelles patriarcales pour lesquelles "la parole d'une femme n'a pas de sens". Quelques femmes de familles riches, progressistes, ont le droit de travailler, mais pas pour une carrière, ni pour s'exprimer, simplement pour avoir quelque chose à s'occuper ("Je travaille pour ne pas rester à la maison") . C'est-à-dire que le travail est encore une autre décoration pour les femmes de la haute société, que Shoushanik Kourghinian décrit comme suit:

"Kheghdjoum yém yés tséz chvaïd kérinér,
Midke taviché dzalkéroum gortsradz
Vor oughégh ounék, païts tchegan mdkér
Vor srdér ounék guéghdzikov nérgvadz

J'ai pitié de vous, fières captives,
Dont l'esprit se perd dans les plis du velours
Qui avez un cerveau mais pas de pensées,
Qui avez des cœurs peints de faux-semblants.

La traductrice Shushan Avagyan dit encore ceci: "Si vous voulez connaître la vérité, je n'ai jamais rencontré un écrivain comme Shoushanik Kourghinian, dans aucune culture ni littérature. Les écrivaines en Europe et en Amérique écrivent principalement sur des sujets de "bourgeois". Or, Shoushanik Kourghinian a écrit sur des femmes pauvres et la classe ouvrière".

 

Sources:
http://www.armenianow.com/?action=viewArticle&AID=1406&lng=eng

http://www.armenianow.com/?action=viewArticle&IID=1072&AID=1406&lng=arm