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Par Khatchig Mouradian
Traduction Louise Kiffer
Arsiné Khandjian est née au Liban en 1958. Sa famille est partie à Montréal quand a éclaté la guerre civile libanaise en 1975. Etudiante en licence à l'Université Concordia, elle a rencontré son futur mari, Atom Egoyan, à l'occasion d'une audition pour son premier film "Next of Kin" (1984). Arsiné Khandjian a joué dans la plupart des films d'Egoyan, et s'est progressivement fait un nom pour elle-même en tant qu'actrice accomplie. Elle a aussi joué dans des pièces de théâtre au Canada ainsi qu'en Europe et dans des shows télévisés. En 2002, Arsiné Khandjian a reçu le "Genie Award" pour la meilleure actrice dans "Ararat" et fut nominée pour le même prix en 2005 pour son rôle dans "Sabah".
Son rôle le plus récent est dans "Lark Farm", (la masseria delle allodole – le mas des alouettes) le projet ambitieux des frères Taviani, les titans du cinéma italien, qui ont porté sur grand écran le Génocide arménien. "Lark Farm" est passé en première mondiale au Festival du film de Berlin en février 2007, et a été fortement acclamé dans les médias allemands.
Dans cette interview avec Arsiné Khandjian, mené par téléphone le 7 mars, nous avons discuté de ses impressions dans "Lark Farm", avec des flash-back à "Ararat".
Arsiné Khandjian – Une amie de l'agent du casting pour les frères Taviani faisait partie du jury du deuxième Festival de l'Abricot d'Or d'Erevan. Je l'ai rencontrée, et elle m'a dit que l'agent cherchait à prendre contact avec moi car les frères Taviani voulaient que je fasse partie de leur prochain projet, qui était sur une famille arménienne pendant la Première Guerre Mondiale.
C'était pour moi très étrange d'apprendre que les frères Taviani me cherchaient, car je suis très facile à trouver par l'intermédiaire de mon agent. Et puis j'ai réalisé que c'était là la manière italienne de faire les choses: tout devait être compliqué, afin d'être simplifié par la suite ! J'ai dit que je serais plus qu'excitée de jeter un coup d'œil sur le projet. Les Taviani, naturellement, sont les maîtres incontournables du cinéma italien, de même que Michelangelo Antonioni, Federico Fellini, Bernado Bertolucci. Il font partie du fondement du cinéma italien. Un mois plus tard, j'ai reçu un coup de fil de l'agent, me disant qu'ils m'enverraient la traduction anglaise du script. Et c'est cela que j'ai lu. Je n'avais pas lu le livre d'Antonia Arslan "Skylark Farm" qui avait été publié en italien et récemment traduit en anglais. Je suppose que le script est une adaptation libre du livre. Je n'ai aucune idée des différences qu'il y a entre le roman et le script du film.
A.K. – En lisant le script, je me suis demandée pourquoi les Taviani avaient pu être intéressés par ce récit particulier d'une histoire particulière. Comment des gens qui n'ont pas fait partie de cette histoire peuvent-ils comprendre si astucieusement et d'une façon si sensible la situation difficile de cette culture, et aussi les vies et les épreuves individuelles des Arméniens dans l'Empire Ottoman pendant cette période ?
Dans le script réel, la ville ou la cité n'est jamais située. Mais on peut déduire, d'après le statut social de la famille, qu'il s'agit d'une famille bourgeoise, plutôt riche, éduquée, et occupée dans les affaires. Ils ne vivent pas dans un village. Cependant, il y a aussi dans le film des rencontres intéressantes avec d'autres familles arméniennes qui n'ont pas forcément le même statut social. Lire le script a été pour moi une expérience très puissante et explosive, semblable à celle de la lecture des Quarante Jours du Musa Dagh [de Franz Werfel] . Pour notre culture, nous avons été ignorés pendant si longtemps que lorsque nous voyons quelqu'un qui y est vraiment attentif, nous sommes réellement déconcertés. Et je l'ai été réellement.
Il me fallait lutter contre mes propres démons à propos de l'histoire d'amour [dans l'histoire, une jeune Arménienne et un officier turc tombent amoureux l'un de l'autre]. Cependant, cela nous permet de voir les choses d'un point de vue tout à fait différent et de ne pas diaboliser toute personne turque de l'histoire du Génocide arménien. Au début, j'étais réticente à ce roman d'amour, mais à la fin , je dois dire que c'était inséré dans le contexte d'une manière adéquate.
J'ai été surprise d'être la seule Arménienne du projet, en dehors d'Antonia Arslan. D'une certaine façon, j'étais très curieuse de voir comment cela allait fonctionner. Je n'étais pas sûre de la façon dont ces acteurs allaient aborder l'arrière-plan historique. Non pas qu'il soit toujours nécessaire pour les artistes de provenir d'une certaine culture pour être capables d'interpréter un rôle. Il n'y a pas que les Britanniques qui peuvent jouer Shakespeare. Mais quand même, j'avais un doute au fond de moi-même, probablement un doute culturel.
Quand le tournage du film a commencé, je me suis rendu compte que je n'avais jamais été dans un projet multiculturel comme celui-ci dans toute ma carrière d'actrice. La jeune star espagnole Paz Véga joue le rôle de Nounik. L'acteur français Tchéky Karyo, qui est né à Istanbul, et d'origine juive, joue le rôle de mon mari (d'Armine) . L'acteur français André Dussollier joue le rôle du général turc. L'officier est une star italienne Alessandro Preziosi. L'acteur palestinien, Mohammed Bakri [qui joue le rôle de l'héroïque mendiant] est aussi très bon dans ce film. Le jeune zaptiyé est joué par l'acteur allemand Moritz Bleibtreu. Et puis nous avions tous les acteurs bulgares aux seconds rôles. [ Le film était une co-production de la France, de l'Espagne, de la Bulgarie et de l'Italie, et a été tourné en Bulgarie].
Il y avait une scène où un acteur parlait en anglais, d'autres en espagnol, en français, en italien et en bulgare. Et la merveille est que lorsque j'ai regardé le film, je n'ai pas vu le moindre signe de désordre. C'était très harmonieux, et tout à fait logique au point de vue des performances.
Je suppose que l'aspect multiculturel du projet lui-même était une toile de fond très intéressante quant à l'intérêt des Taviani pour ce sujet, qui attire aujourd'hui une curiosité universelle. Le film a une déclaration très catégorique à faire, au delà de sa qualité artistique, et elle est faite d'une façon pleine de tact, de considération et d'engagement. La musique aussi est très belle et évocatrice de l'histoire.
A.K.- C'était très bien que la première mondiale du film [au Festival de Berlin] ait eu lieu en Allemagne. Le pays a une importante population turque, et en outre, il a une grande relation avec cette histoire, parce que l'Allemagne était l'alliée de la Turquie pendant la Première Guerre mondiale. Il y a un tas de centres d'intérêts pour les Allemands d'aujourd'hui, car c'est aussi leur histoire. Je ne suis pas sûre que la presse allemande ait beaucoup poussé le débat dans cette direction, et ait posé ces questions en regardant le film. Je pense que l'attitude générale a été de se demander où en est la Turquie aujourd'hui et quelles sont ses possibilités de faire face à son passé en tant que pays aux aspirations européennes.
Oui, c'est un sujet opportun, car nous n'en avons pas fini avec cette sorte de conduite dans nos sociétés. L'histoire du Génocide arménien est très très vivante, en partie parce que c'est l'archétype même de ce qui est actuellement en train de se passer.
A.K.- Qu'est-ce que je suis censée dire quand des critiques font cette sorte de commentaire ? Ne voyons-nous pas un tas de violence dans "Pulp Fiction" et dans tous les jeux vidéos auxquels jouent nos enfants? N'avons-nous pas vu à la télé ce qui est arrivé au Darfour, au Rwanda, à Sarajevo ? N'avons-nous pas vu la pendaison de Saddam Hussein ? Pourquoi parlent-ils de violence ? Est-ce qu'ils insinuent que le sujet a été manipulé ? Est-ce la raison pour laquelle ils posent cette question ? En ce qui me concerne, il n'y avait pas de violence particulièrement choquante, et la violence était absolument minime en comparaison de ce que les rapports historiques nous disent sur le Génocide arménien.
Je veux ajouter que je pense que la violence est minime, mais ce que les scènes de violence suggèrent a vraiment un pouvoir énorme.
A.K. – La presse et les projections du film n'ont pas arrêté, et les gens ont été saisis par cette expérience. Un tas de gens ont été très surpris et indignés parce qu'ils ne connaissaient rien de cette histoire. Le film n'est pas encore sorti ailleurs.
J'espère fermement que notre intelligentsia va arrêter d'avoir des opinions ambivalentes sur le sujet, car un grand nombre d'entre nous n'ont pas encore résolu le problème de leur identité. Nos écrivains et nos commentateurs sociaux devraient rester en dehors de ces expériences, que ce soit des films ou d'autres formes d'expression artistique, et ils devraient essayer de les placer dans le contexte, d'une façon généreuse, de la signification d'une œuvre d'art sur cette histoire. Ce film, ou tout autre film, est la connexion individuelle avec le sujet en question, et par conséquent, il sera toujours présenté à travers une perspective individuelle. Le travail de tout écrivain, spécialement d'un écrivain arménien, est de comprendre qu'il y a plus d'un point de vue sur la question de l'identité arménienne, et qu'il n'y en a pas qu'une de juste.
A.K. – Oui, vous avez tout à fait raison de dire qu'une grande partie de mes commentaires sont fondés sur mon expérience avec "Ararat". Honnêtement, ce n'est pas qu'il ait affecté en aucune manière le succès d'Ararat, au point de vue de sa situation dans l'histoire du cinéma international, mais ce fut une grande déception pour moi de voir combien notre communauté était limitée dans sa capacité à s'ouvrir à la réalité de ce que sont nos identités aujourd'hui.
Le forme d'attention rétrograde n'a pas été un problème pour le réalisateur ou pour moi-même, mais pour les générations à venir quand elles décideront de lire la façon dont les intellectuels ont traité ces questions, il est regrettable qu'ils n'aient pas été intéressés plus intelligemment et moins subjectivement. J'aurais aimé que la génération à venir voie quelle multiplicité il y a dans notre façon de voir et notre compréhension presque cent ans après le trauma de notre identité. C'est-à-dire, que va devenir la survivance de l'identité pour la jeune génération. Les jeunes devraient voir un échange d'idées et d'expériences, et pas seulement une critique défensive.
A.K. [rires] Merci pour ces questions. Je n'aurais jamais pensé faire un parallèle entre ces deux films et je ne fais absolument pas ce parallèle quand je lis le script, parce que les sensibilités des réalisateurs de même que les histoires qu'ils ont choisi de raconter sont très différentes. Mais quand j'ai vu le film, je me suis dit: "C'est incroyable. Ce qui arrive dans "Lark Farm" est ce que les gens espéraient qu' "Ararat" allait être.
En un sens, "Ararat" traitait de l'histoire, mais pas dans son ensemble; la charge du film n'était pas le passé, car "Ararat" voulait être un film de la réalité d'aujourd'hui. Il posait des questions comme : qu'est-ce que le génocide nous fait, à nous, les enfants des survivants ? "Ararat" voulait être une histoire contemporaine sur notre dilemme et notre trauma avec notre histoire. Néanmoins, le film dans le film était là où nous avons vu des flash-back nous reliant à l'histoire. D'une certaine manière, "Lark Farm" est le film dans le film qu'Edward Saroyan avait fait dans "Ararat".
Je ne m'en rendais pas compte jusqu'à ce que j'aie vu le film, sa texture, son histoire. J'ai pensé: oui, beaucoup d'Arméniens ont souvent besoin de cette sorte d'histoire, car il y a eu si peu de récits du génocide racontés sur le grand écran. D'une certaine manière "Ararat" était en avance sur son temps, et "Lark Farm" aurait dû être fait il y a 30 ans.
A.K.- Nous devons nous demander pourquoi ces films épiques n'ont pas été réalisés ? Pourquoi aurait-il fallu qu'Atom le fasse, alors que c'est très au-delà de son style de mise en scène ?
Nous disons toujours qu'il y a tant de films au sujet de l'Holocauste. Qui a fait ces films ? Ce sont les Juifs eux-mêmes qui les ont faits. Et n'avons-nous pas eu autant de présence dans la communauté cinématographique ? N'avons-nous pas eu l'argent ? Pourquoi ne l'avons-nous pas fait ?
Nous n'avons pas fait ces films parce que nous n'avons pas investi suffisamment – financièrement, intellectuellement, et artistiquement – dans ce sujet. N'est-ce pas incroyable que finalement "Ararat" ait été produit par un Canadien juif ? Pas un seul penny n'a été donné par les Arméniens. Nous devons poser la bonne question avant de sauter dans la critique .
Source: AWOL – Armenian Weekly On-Line, volume 73 –Number 11-12 Du 17 au 24 mars 2007