Je
lui aurais demandé de rendre compte
du sang innocent qu'il avait versé,
ce sang qui lui valait d'être connu
dans le monde entier sous le terrible surnom
de Sultan Rouge. Je savais comment, en Arménie,
dans ce pays qu'on appelle aujourd'hui la
Turquie, les sbires du Sultan Rouge avaient
ferré un garçon de dix ans sous
les yeux de son père pour que celui-ci
leur révélât la cachette
de ses camarades et l'emplacement d'un dépôt
de fusils. Comment un étudiant avait
été emprisonné, puis
torturé. Les Turcs lui avaient mis
des fers rouges sous les aisselles et la plante
des pieds pour le faire parler. Jour après
jour, on l'avait battu ; on lui avait arraché
les dents une à une. Et quand les Turcs
se rendirent compte qu'on ne pouvait rien
tirer de lui, ils le pendirent pour l'exemple
sur la place du marché. Je connaissais
ce jeune homme et, tout en sachant que son
sort avait été celui de milliers
d'autres, j'avais été ébranlée
par sa mort tragique.
J'ai
honte de rappeler ici ces plans insolites,
qu'influencée par mes lectures, j'échafaudais
sans cesse dans la fièvre, le jour
et la nuit dans l'insomnie. Je croyais si
fermement qu'ils allaient se réaliser
que, dans mon exaltation, il m'arrivait de
sangloter.
Notre
ville était devenue une sorte de carrefour
pour les intellectuels et les militants politiques
: ils s'y arrêtaient avant de passer
en Turquie, soit pour faciliter leur entrée
dans l'Empire ottoman, soit pour établir
un contact avec ceux qui s'y trouvaient déjà.
Tous ces hommes que j'ai eu le bonheur de
connaître m'apportèrent beaucoup.
Nombre d'entre eux ne devaient plus revenir,
mais chacun avait éclairé d'un
rayon de son âme le chemin de ma vie
à venir, même longtemps après
leur disparition.
Lorsque
l'homme qui devait devenir mon époux
arriva lui aussi dans notre ville, il donna
une série de conférences. Je
me rendais à ces réunions politiques
à l'insu de mes parents dont le patriotisme
se limitait à donner un peu d'argent
pour la libération de notre peuple.
Il m'était absolument interdit d'assister
à ces réunions : vu notre rang,
il était inconvenant, me disait-on,
d'aller m'asseoir à ces assemblées
aux côtés d'artisans, de boutiquiers
et d'instituteurs, d'autant que j'étais
une jeune fille et qu'aucun homme de notre
milieu ne songerait jamais à épouser
une fille qui fréquentait de tels gens.
Mais je réussissais toujours à
ruser pour quitter mes parents et j'arrivais
à ces réunions parmi les premiers.
Je me montrais comme les autres très
intéressée par les propos de
cet homme. L'interdit de mes parents donnait
à mes évasions l'attrait du
fruit défendu.
Les
discours de mon futur mari devaient décider
de mon avenir. Je voyais que tous l'écoutaient
dans un silence recueilli tant ses paroles
étaient ardentes et sincères.
Je ne les écoutais pas, je les buvais
comme le voyageur assoiffé boit les
eaux glacées d'une source de montagne.
Il était beau, non pas de cette beauté
fade qui est le lot de beaucoup d'hommes et
des femmes en général. Sa beauté
venait de la force morale qui illuminait tout
son être.
Chaque
fois qu'il parlait du sacrifice que chacun
de nous devait faire pour la libération
de sa patrie, nous sentions que ce n'était
pas dans sa bouche de vaines paroles, qu'il
était le premier à placer son
savoir, sa sagesse et tous ses espoirs sur
l'autel de son idéal.
Je
le comparais à ces jeunes gens de notre
entourage qui n'aspiraient qu'à faire
fortune et ne rêvaient que de plaisirs.
Il était enfin là, l'homme qui
m'aiderait à mettre à exécution
mes exaltants projets. Lui seul pourrait me
montrer la voie pour y parvenir. Je ne savais
pas hésiter. Je lui écrivis
: j'étais prête, lui disais-je,
à me charger des missions les plus
dangereuses pour l'idéal qu'il prêchait.
Je le suppliais d'avoir foi en moi et de me
donner quelque chose à faire, n'importe
où, n'importe quand, s'il jugeait que
je pouvais être utile.
J'attendis
sa réponse avec impatience. En mon
for intérieur, je disais déjà
adieu à mes parents, à mon père
surtout que j'adorais. Pendant les repas,
il m'arrivait de fondre soudain en larmes
à l'idée que c'était
peut-être la dernière fois que
je me trouvais à la table familiale
et que je ne reverrais peut-être jamais
plus mes chers parents - puisque je pouvais
fort bien périr au cours d'une mission.
Sotte et puérile à pleurer,
ma lettre l'était sans aucun doute.
J'en rougis encore. Mais mon futur mari, qui
avait plus de maturité que son âge
ne le laissait supposer, me fit entendre gentiment
et sans la moindre ironie, lorsque nous eûmes
l'occasion de nous revoir, que ma place était
auprès de mes parents et que j'étais
trop jeune pour pouvoir entreprendre quelque
tâche sérieuse que ce fût.
Il me conseilla de beaucoup lire pour me cultiver
et m'assura que pour se rendre utile, il n'était
point besoin d'aller loin : je pourrais former
sur place un groupe de jeunes filles qui apprendraient
à lire et à écrire aux
illettrés, qui visiteraient les familles
indigentes afin de leur enseigner les rudiments
de l'hygiène. Et ainsi toute une série
de conseils tout aussi fades et sans intérêt.
Déçue, je quittai la conférence
de mauvaise humeur.
C'était donc cela, ce grand patriote
! qui n'hésitait pas à prôner
à des filles prêtes à
tous les sacrifices des occupations dignes
de vieilles dames !
Je
crois que je pleurai un peu de rage et aussi
de honte. Tant de larmes inutilement versées,
tant de chagrin à l'idée de
partir, de quitter à jamais mes parents,
pour en arriver là ! Au prix de quelles
difficultés n'avais-je pas préparé
mon sac de voyage !
Soit
! Puisque les patriotes ne savaient tirer
parti de forces telles que la mienne, puisqu'ils
refusaient de m'aider à tuer le Sultan
Rouge, je tenterais d'entrer dans son harem.
Une belle jeune fille n'était-elle
pas choisie chaque année pour le Sultan
? C'est moi sans aucun doute qui serais choisie.
Et quand j'aurais allumé la passion
du Sultan et qu'il viendrait une nuit dans
ma chambre, alors je le tuerais ! Peu importait
de mourir ensuite ! Ces patriotes comprendraient
enfin ce qu'une jeune fille inexpérimentée
pouvait faire ! J'étais furieuse, certes,
mais bientôt mon courroux se changea
en effarement. Ce jeune homme n'avait rien
dit de ma beauté, et il ne l'avait
sans doute même pas remarquée
! j'avais tellement l'habitude d'en entendre
faire l'éloge que son silence me fut
aussi désagréable que si l'on
n'avait pas répondu à mon salut.
Puis ce sentiment laissa la place à
l'admiration... et mon admiration devint...
mais non, mon admiration ne me quitta jamais
plus. Un sentiment de fraternité profonde
renforça plus tard l'admiration que
je lui portais. Nous nous rencontrions souvent.
J'avais, en dépit de mon accès
de colère, formé un groupe qui
comptait en tout six jeunes filles à
peu près du même âge.
Nous
l'invitâmes à venir discuter
avec nous, à nous aider à organiser
notre future ligne d'action et nos itinéraires.
Il vint nous voir trois fois par semaine.
Il nous parla des femmes européennes
et américaines, louant leur rôle,
passé et présent, dans la vie
de leur pays. La femme arménienne,
elle aussi, avait un grand rôle à
jouer : elle devait s'y préparer car
elle n'avait pas encore pris conscience de
son importance. Il nous donna la liste des
ouvrages à lire et à commenter
de manière à nous habituer à
exprimer nos idées avec aisance...
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Berdjouhi
(1889-1940) est l'une des rares écrivains
arméniens à avoir pu transmettre
un témoignage vécu des événements
de 1915 à Istanbul, qu'elle a publié
dans les années 30. Après son
exil en Bulgarie et à Tiflis, elle
regagne un temps l'éphémère
république d'Arménie où
elle devient membre du Parlement. En 1924,
elle s'installe définitivement à
Paris où elle occupe des fonctions
au sein du Comité de protection des
enfants immigrés, sous l'autorité
de la Société des Nations. Son
fils, Armen Barseghian (1914-2003) personnage
central du récit, deviendra avocat.