Au milieu du cercle,
à côté des joueurs de
zourna et de dhol, se tenait le marié,
les hommes de sa famille, et l'ARBRE DE
VIE , d'un mètre cinquante de haut,
un perche garnie de plumes, signe de bonheur
futur et de fertilité. (1)
Pendant que les
danseurs faisaient 7 fois le tour (un grand
battement de tambour marquait chaque tour
complet), les hommes du marié lui mettaient
son costume de mariage (toujours royal, surmonté
de la couronne de roi) tandis que l'arbre
était garni de fruits et entouré
à sa base d'oiseaux qui venaient d'être
sacrifiés. Le marié en costume
devait se baisser et hurler à la tête
de l'un d'entre eux.
Au cours de cette
transformation et de ce sacrifice, deux groupes
d'hommes dans le cercle s'engageaient dans
un échange de questions et de réponses
- au sujet du sacrifice au Commencement des
Temps, au sujet du monde, au sujet de l'Arménie,
au sujet du parrain du mariage, des parents,
des invités, du marié, de la
mariée - et tout cela se terminait
par la louange du marié, et du roi
finalement dans ses atours. Au dernier battement
du tambour, les danseurs chantaient un refrain
de louanges :
"Notre
roi était une croix
La croix arménienne
Le soleil était rouge
La lune était verte"
Alors que cette danse extraordinaire disparaissait
au début du 20ème siècle
chez les Arméniens de l'est de l'Anatolie,
dont la plupart moururent ou furent expulsés
lors du génocide de 1915, une grande
partie de ses éléments rituels
survécurent en Arménie soviétique,
et à un moindre degré, en Arménie
post-soviétique: la garniture de l'arbre
de mariage, les attributs royaux du marié
et de la mariée, le sacrifice d'un
oiseau ou d'un animal, et le passage du sacrifice
païen à la transfiguration chrétienne.
La danse d'Alashkert
est emblématique de la danse arménienne
traditionnelle en général, car
ces rituels, contenus à l'intérieur
du cercle des danseurs, exposent le rôle
performant de la danse en cercle elle-même,
la forme la plus courante de la danse arménienne
passée et présente.
Quand les invités joignent leurs
mains pour danser, ils reconstituent le Cercle
de la Vie, l'Ordre sortant du Chaos, et
fondamentalement leur communauté comme
le centre du monde. Leurs pieds avançant
à l'unisson créaient une sorte
d'incantation rythmique, et leur chant une
exhortation, qui effectuait à la fois
une transformation spirituelle des membres
de la communauté, tout en renforçant
la solidité et la longévité
de la communauté dans son ensemble.
La danse n'était pas simplement symbolique,
mais était elle-même un rite
magique, rappelant au moins un reste des rituels
et des cérémonies païennes.
La danse rituelle
arménienne, y compris la danse en cercle,
date de milliers d'années. des
peintures sur rocs, datant des 2ème
et 3ème millénaire avant J.C.
ont été découvertes dans
des montagnes d'Arménie, montrant d'une
manière vivante, des danses guerrières
et une danse en cercle qui avait indubitablement
un but rituel.
L'histoire ultérieure de la danse arménienne
est incomplète, car il y a peu d'écrits
ou de preuves matérielles concernant
la danse, que ce soit dans des centres urbains
ou agraires, ou des communautés pastorales.
Certes, en 404,
l'alphabet arménien a été
introduit, marquant le début de l'histoire
écrite, exceptionnellement riche, de
l'Arménie. Cependant, le Christianisme
ayant été adopté un siècle
auparavant, la plupart des écrits de
cette époque et des siècles
suivants furent produits par l'Eglise,
qui s'opposait à la danse, considérée
comme une pratique païenne dangereuse,
en concurrence avec les rites liturgiques.
Aussi, à
part la description occasionnelle de danses
pour un mariage royal, les références
historiques comprennent principalement des
règles épiscopales expressément
opposées à la danse, et ça
et là quelques enluminures dans les
marges des manuscrits religieux, la marge
étant souvent une zone de subversion
espiègle. On peut ainsi trouver, dans
des miniatures médiévales et
au début de l'époque moderne,
des danseurs avec des masques d'animaux, caractéristique
des danses populaires totémiques du
19ème siècle.
Dans une curieuse
miniature du 18ème siècle, qui
se trouve au Maténadaran d'Etchmiadzine,
Salomé danse devant une table de spectateurs,
et le lecteur du manuscrit a été
assez pieux pour supprimer la figure d'Hérode
à la table, comme le remarque Svetlana
Poghosyan (2) mais pas la danseuse elle-même.
C'est peut-être à cause de la
reproduction en couleur du costume arménien
traditionnel, son chapeau à plumes,
et ses mouchoirs fascinants qu'elle agite
haut dans chaque main, l'un rouge vif, l'autre
bleu gris; Salomé se penche gracieusement
sur le côté, évoquant
l'attitude réservée de la danse
solo
"Naz Bar" plutôt que
les oscillations érotiques de la danse
du ventre du Moyen-Orient.
Les descriptions
sérieuses de la danse (Bar en arménien
occidental) n'ont commencé qu'au 19ème
et 20ème siècle avec les premières
recherches des musicologues et des ethnologues
dont le projet d'une véritable histoire
de la danse arménienne s'est réalisé
dans la danse éphémère
elle-même: le balancement archaïque
particulier du torse d'un villageois, l'ancienne
gamme diatonique de la mélodie d'une
danse montagnarde, la forme historique des
vers des strophes des chants de danse.
Le
prêtre arménien KOMITAS, pionnier
de la musicologie a voyagé à
travers les hauts plateaux arméniens
entre 1890 et 1913, cataloguant et classant
des centaines de chansons et de danses arméniennes
qu'il inscrivit en neume (signe qui servait
de notation musicale au début de l'ère
chrétienne). Il publia de nombreux
articles dans des journaux arméniens
et européens, mais la plupart de ses
cahiers de chants, y compris des centaines
de chants et danses turcs et kurdes, furent
perdus après 1915. Il avait été
parmi les premiers intellectuels arméniens
arrêtés et exilés lors
des massacres d'Arméniens, et bien
qu'étant retourné à Constantinople,
il fut atteint d'une dépression nerveuse,
et ses biens furent vendus et dispersés.
(extrait du livret
"Shogaken Ensemble - Traditional dances
of Armenia" edité par Traditional
Crossroads Notes par Cynthia Rogers )
________________________________________
(1) D'après
Hripsmé Pikichian "Fight, Feast
and Festival", dont le dernier chapitre
"The wedding Tree" comporte la description
de la danse de l'arbre du mariage de Alashkert
(région de Daron, près de Mouch
et Sassoun)
(2) Auteur d'un
ouvrage intitulé "Costume"