Interview
de Hratch Tchilingirian par Khatchig Mouradian,
le 7 août 2004.
Parue dans " Aztagdaily ", traduction
Louise Kiffer.
"
L'Abkhazie n'est pas un endroit pour des vacances,
c'est une zone de guerre " a dit le Président
géorgien Mikhaïl Saakashvili au
début de ce mois, menaçant de
couler les bateaux étrangers (sous-entendu
: russes) qui entreraient dans la région
sans autorisation de son gouvernement. Ses
commentaires arrivèrent à un
moment où les tensions s'élevaient
de plus en plus entre les autorités
centrales de Géorgie et deux de ses
régions séparatistes, l'Ossétie
du sud et l'Abkhazie, que Saakashvili avait
promis de récupérer. Moscou
s'est opposée furieusement à
ces déclarations, ses relations avec
la Géorgie s'étant effondrées
depuis que la " révolution rose
" avait porté au pouvoir Saakashvili
le pro-occidental.
L'Arménie
et l'Azerbaidjan, les voisins du Sud Caucase
de la Géorgie, se débattaient
avec leurs propres problèmes, dont
le plus important est le conflit du Karabakh.
Mais malgré les différents conflits
internationaux dans lesquels elles sont impliquées,
ainsi que leurs graves problèmes internes
économiques et sociaux, les trois républiques
ex-soviétiques du Sud Caucase continuent
à lutter pour la stabilité politique,
les réformes et la démocratie.
De ce point de vue, l'attitude de l'Arménie
est exemplaire.
J'ai
discuté des conflits du Sud Caucase
avec Hratch Tchilingirian, qui a écrit
abondamment sur la région et prononcé
des conférences. Il est directeur associé
du Programme Eurasia, The Judge Institute,
University of Cambridge. Il a reçu
son PhD de la " London School of Economics
and Political Science " et son "
Master of Public Administration " (MPA)
de l'Université d'Etat de Californie,
Northridge. Ses recherches couvrent les conflits
politiques et territoriaux du Caucase et de
l'Asie Centrale, ainsi que les développements
régionaux, politiques, économiques
et géostratégiques. Il est l'auteur
de plus de 120 articles et publications sur
les questions politiques, économiques,
culturelles, religieuses et sociales de la
région eurasienne, spécialement
du Caucase et de la Diaspora arménienne.
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Aztag
: Dans la région du Caucase, les tensions
ethniques existaient pendant l'ère
soviétique, et après l'effondrement
de l'Union Soviétique, ces tensions
se sont ravivées et certaines d'entre
elles sont devenues de véritables guerres.
Pouvez-vous relativiser ces conflits ?
Hratch Tchilingirian : L'un des domaines
qui n'a pas fait l'objet de beaucoup de recherches
en ce qui concerne ces conflits régionaux,
et auquel j'ai consacré une partie
de mes recherches, est ce que j'appelle la
gestion des relations minorité-majorité.
Vous avez un certain nombre de minorités
qui vivent parmi des nationalités majoritaires
de cette partie spéciale de l'ancienne
Union Soviétique, et les tensions reculent
réellement devant l'effondrement de
l'Union Soviétique en 1991 ; en fait,
dès le début de la période
soviétique. La majorité de ces
problèmes n'ont pas été
résolus par la soviétisation
de la région, ils étaient plutôt
gelés, et pendant des dizaines d'années
plus ou moins contrôlés ou gérés.
Ces conflits aussi ont besoin d'être
examinés du point de vue de la façon
dont les nations titulaires se comportent
envers leurs minorités. Quand le groupe
ou la nationalité la plus importante
n'est pas capable de s'arranger avec ses minorités,
que ce soit pour des raisons objectives ou
subjectives, cela crée de nombreux
problèmes à la fois pour la
minorité et la majorité. Je
crois que c'est une question qui a été
éludée, spécialement
par les chercheurs occidentaux.
En plus de ces relations
minorité-majorité, il y a des
revendications territoriales qui compliquent
davantage la situation. Mais pour le moment,
si nous nous concentrons sur les niveaux socio-politiques,
culturels et économiques, nous voyons
que les états indépendants post-soviétiques
du Sud Caucase n'ont pas été
capables de créer des infrastructures
stables et sûres pour le développement
économique, la démocratie, les
droits de l'homme et la liberté d'expression
dans leur propre société, encore
moins pour leurs minorités mécontentes.
Les régimes en Azerbaidjan, Arménie
et Géorgie ont été impopulaires
ces 10-12 dernières années.
En Azerbaidjan, l'opposition est presque complètement
évincée. Quand une société
manque de développement politique sain,
il est facile de voir d'où viennent
les autres problèmes. Si une opposition
azérie à Bakou ne peut pas s'exprimer
librement, ou pense à des représailles,
comment peut-on parler de la question des
droits des Arméniens du Karabakh ?
A mon avis, afin que
ces conflits soient correctement résolus,
il faut, d'abord et avant tout, des structures
politiques de base, stables, et un certain
niveau de démocratie et d'ouverture.
Aztag
: Certains prétendent que la montée
du nationalisme a provoqué ces questions
territoriales et ces conflits ethniques. Qu'en
pensez-vous ?
Hratch Tchilingirian : Le nationalisme
fait partie, naturellement, de toute la structure.
Mais je répondrais que le nationalisme
n'est pas la seule raison pour laquelle il
y a là un conflit. Certains disent,
plutôt naïvement " Ces gens-là
se sont toujours haïs les uns les autres,
et se sont fait la guerre à travers
toute l'histoire " ; ils présentent
la question comme si c'était une chose
innée. Ils ne discernent pas les raisons
objectives qui ont contribué aux conflits
- du moins pendant la période soviétique
- au Karabakh, en Abkhazie ou en Ossétie.
Il y avait des politiques dictées par
le centre qui concernaient l'éducation,
la préservation de la culture, l'enseignement
de la langue, les priorités socio-économiques,
etc. Quand on consulte le dossier, on voit
les raisons objectives qui ont rendu les minorités
malheureuses. Ces facteurs nourrissent l'idéologie
nationaliste conçue par l'élite
; il nous faut aussi examiner ces facteurs.
On ne peut pas expliquer entièrement
ces conflits par les seules théories
sur le nationalisme.
Aztag
: Vous dites que pendant l'ère soviétique
ces conflits étaient sous contrôle.
Ne pensez-vous pas que certaines des politiques
de cette époque ont en fait aggravé
la situation ?
Hratch
Tchilingirian : Oui, mais il faut aussi
se rappeler que les Soviets avaient cette
idéologie internationaliste dont le
but ultime était la création
d'un Peuple Soviétique, les nationalités
individuelles et les territoires séparatistes
n'avaient pas d'importance. Or, les nationalités
individuelles ou séparatistes, ou les
groupes ethniques continuaient à préserver
le sens de leur identité nationale.
Aztag
: Certains chercheurs déclarent que
malgré le désir des Soviets
de créer un pays homogène, les
dirigeants des états individuels utilisaient
une rhétorique nationaliste lorsqu'ils
traitaient de questions clé dans leurs
pays respectifs.
Hratch
Tchilingirian : Si l'on considère
les théories du nationalisme, on voit
qu'il est utile en tant que programme politique.
Il nous faut donc savoir pourquoi une idéologie
nationaliste a été utilisée
à cette époque particulière.
Quel en était le but ? Etait-ce pour
résoudre ou présenter certains
problèmes ? Ce que j'essaie de souligner
est le contexte dans lequel les événements
se développent. Les choses n'arrivent
pas dans le vide. L'élite ou les dirigeants
exploitent certaines lacunes à l'intérieur
d'une société pour des buts
nationalistes. En fait, des problèmes
et des conflits existant dans la société
fournissent de telles occasions d'exploitation.
Il faudrait aussi se demander pourquoi des
conflits surgissent à un moment donné
: le facteur temps, le changement de direction,
le changement du climat, le changement de
politique, sont très importants.
Au cours des années fin 80 et début
90, les sociétés de cette région,
comme dans d'autres parties du monde communiste,
ont consacré les ressources nécessaires
- humaines, financières, militaires
ou autres - à acquérir l'indépendance
ou l'autonomie.
L'affaiblissement du centre (Moscou) fut l'un
des facteurs les plus favorables aux républiques
et aux pays autonomes périphériques
pour se réapproprier le pouvoir du
centre. Et ceci s'est passé très
rapidement. Le gouvernement central à
Moscou s'effondrait, et vous aviez deux ou
trois gradés de l'appareil d'Etat qui
essayaient d'usurper le pouvoir du centre.
Quand le centre s'est complètement
écroulé, les républiques
ont déclaré leur indépendance
et les pays autonomes ont demandé le
divorce.