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Par Hamasdégh (1895 – 1966)
Traduit par Louise Kiffer
Aux premiers jours du printemps, après l'école, nous nous réunissions sur le toit des Manantz. C'était là que nous jouions, que nous piaillions, comme les hirondelles qui passent soudain à toute vitesse par-dessus le toit.
Mnouch était veuve, elle n'allumait pas de feu dans sa maison, elle ne s'attardait pas sur le chemin de l'église, elle rentrait directement chez elle pour dire aux piliers de sa maison: "Dieu, aie pitié !"
Aucun d'entre nous n'osait passer sur le toit de Mnouch, elle entendait même un chat passer. Si l'un de nous posait le pied là-haut, nous entendions aussitôt le bruit de la porte et nous nous dispersions. Mnouch, un vieux balai à la main, montait sur le toit, grognait, se plaignait, rouspétait, et quand elle descendait l'escalier et rentrait chez elle, dans le noir, elle maudissait et maudissait sans fin.
Aux premiers jours de printemps, le soleil derrière la montagne se couche tard.
Tous les soirs, au crépuscule, du toit des Manantz, nous voyions le vieux bedeau devant le clocher, ses deux marteaux de bois dans les mains, jeter un regard autour de lui, puis se tourner vers l'est, se redresser, pour sonner la cloche: ding, dong, ding, dong, dong…Le bruit de la cloche se répandait dans le village, comme la paix. La cloche s'entendait comme un sermon plein de sagesse.
Les agriculteurs, dans les champs tournaient la tête vers l'église. Le travail s'arrêtait.
Les cultivateurs ôtaient la terre des champs de leurs grosses chaussures et se dirigeaient vers le village pour se changer.
Moi, j'entrais à l'église avec les vieux, je m'inclinais rapidement et me redressais, à plusieurs reprises, et à chaque fois je faisais un vague signe de croix; je commençais le "Notre Père", mais je n'arrivais pas à le terminer.
Ma place était à gauche, où le prêtre officiait. A ma gauche, se trouvait le bassin, fermé par un rideau. En face de moi, sur l'autel, le tableau de la Mère de Dieu, noirci par les fumées de l'encens. La Sainte Vierge, avec son drap bleu, couleur d'azur, cachait à demi le corps nu de l'enfant Jésus.
Un soir, comme d'habitude, j'ai couru au toit des Manantz. Il y avait là Yeghso, le petit gros des Manantz, Markarid des Torgantz, et Ketcho le boiteux, qui a sauté du haut du mur et nous a rejoints. Et aussi Garabed Anonentz.
Garabed était un garçon dissipé. Il faisait la culbute sur les chariots de la rue, il détachait les cercueils qui étaient dedans. Les voisins l'attrapaient souvent et lui tiraient les oreilles.
A l'école, il était paresseux et se sauvait souvent.
Quand l'instituteur le punissait, il ne versait pas la moindre larme.
Le père de Garabed était en Amérique. Sa mère, Chouchig, était grognon. Elle épuisait les petits ânes des autres, tout en disant du mal d'eux.
Ce soir-là, sur le toit des Manantz, nous jouions "au marié et à la mariée" . Garabed tapait sur un morceau de bêche accroché à son cou par une ficelle. Le marié et la mariée, se tenant par la main, marchaient lentement, tandis que moi, un bout de bois entre les lèvres, je produisais un son monotone, tout en remuant les doigts le long du bâton. Garabed frappait si fort sur sa bêche que Mnouch s'énervait et lançait des malédictions.
Malgré le vacarme et les cris, Garabed ne ratait jamais une occasion de jeter soudain une pierre au chat qui s'efforçait de sauter sur un autre toit.
Le soleil était derrière la montagne. Le bétail était rentré au village.
Nous avions entendu le meuglement des vaches qui s'était répandu dans les maisons comme l'abondance. Les poules s'étaient serrées sur les perchoirs, tandis que nous, nous continuions la noce.
"Dieu aie pitié !" Nous avons entendu la voix de Mnouch dans la cour de sa maison. J'ai arrêté soudain ma musique; un léger frisson a parcouru tout mon corps : Mnouch rentrait de l'église ! Ah ! comment n'avons-nous pas entendu la cloche de l'église ?
Je me suis dit:
Mes parents vont me gronder, l'instituteur va me battre. Et je suis descendu doucement dans la rue. J'étais coupable. Tout le monde allait le savoir. Les chariots de la rue étaient étrangers, les chiens galeux, tout me paraissait étranger.
Qu'il est heureux Sérop, qui est sorti de l'église et qui joue, insouciant, au bord du ruisseau ! Quand il m'a vu, Sérop s'est moqué de moi, en riant:
"Tu n'étais pas venu à l'église, demain le maître va te battre" !
J'étais fautif; je n'ai pas dit un seul mot…Qu'il est impitoyable, Sérop, s'il n'avait rien dit, j'aurais cru que mes parents et l'instituteur n'auraient rien su de mon absence.
Quand je vais rentrer, mon père va me gronder, peut-être qu'il va me battre, mais ma grand'mère ne le laissera pas faire, elle va lui tenir les mains, et elle va
sortir son mouchoir rouge pour m'essuyer les yeux.
En rasant les murs, je suis entré dans notre rue. Je m'attendais à voir mon père sur le seuil de la porte, avec son regard qui ne pardonne pas, sa moustache qui va me sembler plus épaisse, et ses mains plus lourdes.
C'était inhabituel. Il n'y avait personne dans la rue.
J'ai monté doucement les escaliers.
J'ai vu les voisines réunies autour du lit de ma grand'mère. Il y avait une nouveauté solennelle dans la maison.
Je me suis rappelé tout à coup que ma grand'mère était malade.
Les pieds joints, l'index à la bouche, je suis resté debout près du mur. J'étais coupable.
A côté du lit de ma grand'mère, j'ai vu mon père qui a levé la tête, et d'une voix affectueuse m'a appelé auprès de lui.
J'ai raconté aussitôt: Nous jouions " au marié et à la mariée" sur le toit des Manantz. Ce n'est pas moi le fautif, c'est Garabed.
Ma mère m'a pris sur ses genoux, m'a embrassé et m' a dit:
" la grand'mère est morte".
Ma grand'mère ne m'appelait plus par mon nom, elle ne parlait plus.
J'ai pleuré à gros sanglots, car ma mère aussi pleurait.
Qu'elle était gentille ma grand'mère, ai-je pensé malgré moi, cette fois encore, par sa mort, elle s'est empressée de me délivrer d'une punition.
(extrait du livre: Moratsvadz étchér (pages oubliées) – de Hamasdégh
- Erevan 2005 - Tome 1 )