Emile Gallé : homme de culture et de foi

 

On connaît Emile Gallé comme le fondateur en 1901 de l'Ecole de Nancy.

On sait moins qui était l'homme. Passionné de botanique, il vouait une dévotion quasi religieuse à la nature, rédigeant même un essai philosophique où il écrivait que la nature était la vérité et que la vérité est dans la nature. Il avait lu les textes des auteurs anciens, Hésiode ou Virgile, admirait les grands poètes, Hugo, Baudelaire, se passionnait pour leurs écrits, écrivait lui-même. Son engagement personnel se manifesta lors de l'affaire Dreyfus. Il fut un patron modèle avec ses ouvriers, adepte d'une conception moderne et sociale du travail en usine, inspirée des théories utopistes de l'époque.

Pour évoquer cet homme attachant, d'une culture profonde, d'une réelle authenticité, François Le Tacon, docteur ès sciences, l'un des meilleurs connaisseurs de Gallé, auteur déjà de plusieurs ouvrages sur le maître nancéen, dont " L'oeuvre de verre d'Emile Gallé, " vient de publier " Emile Gallé, Maître de l'Art Nouveau " aux Editions " La Nuée Bleue " Editions de l'Est - Nancy.


Le préfacier, Henri Claude, enseigne à l'école des Beaux-Arts et à l'école d'architecture de Nancy. Il a publié de nombreux ouvrages de référence sur l'histoire de l'art en Lorraine.

Le texte qui suit est extrait de ce livre : Gallé s'indigne du génocide perpétré envers les Arméniens

" Lorsque les oeuvres réalisées ou choisies par Emile Gallé pour soutenir la cause de Dreyfus trouvent leur place à l'Exposition Universelle de 1900, les soucis du maître verrier ne sont pas pour autant terminés. En effet, son engagement à côté du capitaine Dreyfus lui vaut de terribles inimitiés :Débarrassé de toute charge de juré en ma qualité de dreyfusard avéré, je vais pouvoir accepter une mission du gouvernement, étudier par exemple la florule des marais sanglants de l'Arménie (Lettre d'Emile Gallé à Anatole France, du 27 juillet 1900).

Selon Hérodote, Les Arméniens viennent de Phrygie. Entre 612 et 585 avant J.C. le royaume d'Ourartou réunit les principautés d'Arménie, d'Anatolie orientale, et du nord-ouest de l'Iran. A partir de 95 avant J.C., Tigrane le Grand fonde un immense Empire arménien, vaincu par les Romains en 66. Le christianisme est adopté en 301 comme religion officielle en Arménie, après la conversion du roi Tridate III par Grégoire l'Illuminateur. En 1071, l'Arménie est envahie par les Turcs seldjoukides et englobée dans un sultanat comprenant l'Asie Mineure et la Syrie du Nord. A la fin du XV ème siècle, des Arméniens sont déportés dans la capitale ottomane puis, en 1604, expulsés en masse vers la Perse par le Shah Abbas 1er. Le traité de Berlin de 1878 contraint la Turquie à engager des réformes dans les provinces arméniennes. Le sultan Abdülhamid n'applique pas ce traité.


Entre 1894 et 1896, plus de trois cent mille Arméniens sont massacrés sur les ordres du sultan, qui continue à décimer méthodiquement la communauté arménienne par viol et déportation.

En 1915 et 1916, le gouvernement turc décrète l'extermination de la population arménienne, soit un million de personnes sur les deux millions cent mille Arméniens de l'Empire ottoman.

Scandalisé par ce premier génocide des Arméniens perpétré par les Turcs de 1894 à 1896, Emile Gallé présente à l'Exposition universelle de 1900 une commode intitulée : Le Sang d'Arménie ou Le Champ du Sang. Il décrit ainsi cette commode : " Le Sang d'Arménie est un meuble console en noyer turc, mosaïque de bois naturels. Prunus armeniaca est l'arbre national du pays martyr, l'Arménie. Ses rameaux en fleurs, en pleurs, s'incrustent, entaillés dans l'onyx oriental qui sert de tablette à cette console douloureuse...

 


Prunus Armeniaca


On y voit passer, sur les champs fauchés de tulipes, l'islam ; on y voit rugir la folie féroce, le souffle de rage et de mort de l'homme maniaque, derrière des horizons de meurtre et de viol, églises, bourgades en flammes, provinces embrasées, dedans des marais de rubis caillés, on voit se mirer le Croissant : de sang chrétien, il s'est encore une fois saoûlé. " Une citation est gravée sur le meuble : Prenez garde à la sombre équité. Prenez garde. Victor Hugo. Elle est extraite de la Légende des Siècles XXXIII 'Le Cercle des Tyrans' :

Quand vous cadenassez sous un rideau de fer
Tous ces buveurs d'azur faits pour s'enivrer d'air,
Tous ces nageurs charmants de la lumière bleue,
Chardonneret, pinson, moineau franc, hochequeue,
Croyez-vous que le bec sanglant des passereaux
Ne touche pas l'homme en heurtant ses barreaux ?
Prenez garde à la sombre équité. Prenez garde.
 
 

Il existe au moins quatre exemplaires de cette commode, dont l'un est conservé au Musée des Beaux-Arts de Reims, acquis par Henry Vasnier, négociant en champagne, et légué au musée de Reims en 1907. Pour faire pendant à cette commode, Emile Gallé a créé un vase portant le même nom. Nous ignorons actuellement la localisation de ce vase La Sang d'Arménie, mais nous en connaissons l'existence par la description qu'en fit le poète Pierre Quillard, fondateur de la revue Pro Armenia : " Et dans une vitrine, inachevée encore, saignait un étrange et terrible vase de cristal, de pourpre et de nuit, où se coagulaient, encore et toujours, de lourds, d'opaques, caillots de sang. Dans la pensée d'Emile Gallé, ce tragique calice est dédié aux six grandes puissances de l'Europe, afin qu'elles puissent communier, sous les espèces du massacre, au banquet atroce que leur offre Sa Majesté Abdülhamid, leur ami et leur frère. (Pro Armenia, numéro du 25 décembre 1900 - pages 21-22).

Ce vase portait vraisemblablement la même citation que la commode, mais nous n'en avons pas la certitude.

Emile Gallé participe aussi à la souscription en faveur des Arméniens, ouverte par Anatole France dans le journal Le Temps. Le 27 juillet 1900, il adresse de Plombières sa participation " en faveur de ces orphelins d'Arménie dont les pères ne semblent pas avoir trouvé dans notre journal, si humain d'ailleurs et si français, quelque écho à leurs appels désespérés, sinon précisément au lendemain même du dernier massacre accompli. " (Lettre d'Emile Gallé à Anatole France du 27 juillet 1900, in Emile Gallé et Roger Marx - Correspondance).