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La conversion
du roi Tiridate IV
En 226, quand le
Perse Artachir, petit-fils de Sassan, de la
caste des prêtres du feu, assassina
le dernier roi parthe Artaban, il entreprit
aussitôt de restaurer la véritable
religion de Zoroastre - le culte de l'unique
Ormuzd (Ahura-Mazda) - que le syncrétisme
païen des Arsacides avait abâtardi.
Envahissant l'Arménie, il tua le roi
Khosrov et lui imposa pour souverain un prince
de sa famille. Ce coup de force aurait dû
entraîner une réplique romaine.
Mais, depuis la fin des Sévères
(235), l'empire, plongé dans l'anarchie,
connut une série de défaites
qui ne s'arrêta qu'à la paix
de Nisibe en 298. Rétablissant la protection
de Rome sur le royaume d'Arménie, Dioclétien
installa alors sur le trône le jeune
Tiridate IV, dont rien ne pouvait laisser
prévoir qu'il allait devenir chrétien.
Bien au contraire, en loyal allié de
son bienfaiteur, il partageait son aversion
pour cette superstition nouvelle et impie
qui défiait tous les dieux ancestraux.
En 301, quarante religieuses romaines, conduites
par l'abbesse Gaïané, s'étaient
cachées en Arménie près
de la ville royale de Valarchapat. On dit
que Dioclétien lui-même poursuivait
de ses assiduités la plus belle d'entre
elles, la jeune Hripsimé. Alerté
par l'empereur, Tiridate les fait arrêter.
À son tour il s'éprend de Hripsimé
et comme elle lui résiste, il massacre
toute la communauté.
Il y a deux suites
à ce récit, l'une, historique,
et l'autre, légendaire. Selon la
fable, en châtiment de son crime, le
roi fut transformé en sanglier et ne
retrouva l'apparence humaine qu'en se convertissant
au christianisme grâce à la prédication
de saint Grégoire. La réalité
est sans doute moins poétique. Après
l'abdication de Dioclétien en 305,
l'Orient méditerranéen tomba
de nouveau dans la confusion. Le sang versé
des quarante martyres, qui avait secrètement
irrigué la terre d'Arménie,
semblait déjà presque oublié,
quand Grégoire, prédicateur
d'ascendance parthe venu de Cappadoce, affronta
le roi Tiridate. Il lui montra l'inanité
du culte des idoles, qui n'ont pas d'yeux
pour voir ni d'oreilles pour entendre. Châtié
de son impudence par des coups et des supplices,
Grégoire fut jeté dans Khor
Virap, la fosse profonde qui servait de
prison royale. Mais son opiniâtreté
avait impressionné le roi, dont la
propre soeur, Khosrovanouch, intercéda
en sa faveur. Tiridate libéra le saint
et le laissa prêcher le christianisme
à sa cour. Grégoire fit honte
au roi de ses crimes passés ; il exigea
son repentir et une sépulture décente
pour les saintes. Reparti pour Césarée
de Cappadoce, il y reçut, en 314, les
ordres sacrés et l'onction épiscopale.
Revenant en Arménie avec plusieurs
prêtres, il baptisa Tiridate, sa cour,
son armée et tous ses sujets.
Le christianisme,
facteur de cohésion politique et ciment
culturel
Fruit d'une longue
maturation, qui commença en 301 par
le sang des martyres pour s'achever quelque
treize ans plus tard par le baptême
du roi, la conversion de l'Arménie
intervint donc à une époque
où l'édit de Milan, à
peine promulgué, n'avait de toute façon
aucun effet en Orient, puisque Constantin
n'avait pas encore triomphé par les
armes de son adversaire Licinius. La concurrence
de ces deux rivaux laissait à Tiridate
une liberté dont aucun souverain arménien
n'avait joui depuis la captivité d'Artawazd
en 34 avant notre ère. C'est donc en
toute indépendance qu'il prit cette
décision d'une grande portée
politique, qui devait renforcer son pouvoir
et la cohésion de son royaume.
En effet, l'Arménie connaissait alors
une grave crise religieuse. Comme ses ancêtres
arsacides, Tiridate lui-même pratiquait
encore des cultes syncrétiques, assimilant
les entités mazdéennes aux divinités
gréco-romaines. Il glorifiait Aramazd
sous les traits de Zeus, célébrait
Vahagn comme un Héraklès arménien
et vénérait comme Artémis
la grande Dame Anahit. Très
populaires dans les campagnes, ces dévotions
traditionnelles étaient contestées
par la noblesse, qui se ralliait au zoroastrisme
épuré des Iraniens, exigeant
le remplacement des statues et des images
du culte par des autels du feu. Pris entre
deux partis, le roi ne pouvait trancher sans
dommage. Il décida donc de renvoyer
les adversaires dos à dos en adoptant
une religion nouvelle. Mais à vrai
dire, au début du IVe siècle,
le christianisme n'était pas entièrement
inconnu parmi les Arméniens. L'une
des variantes de la légende d'Édesse
raconte qu'Abgar, le pieux roi qui écrivit
au Christ, juste avant son arrestation, et
reçut de lui son portrait sur le voile
du mandylion, régnait à la fois
sur l'Osrhoène et sur l'Arménie
méridionale. L'apôtre Thaddée,
envoyé chez Abgar par le Christ après
sa résurrection, aurait donc aussi
baptisé des Arméniens. Mais
ces premières communautés chrétiennes
arménophones des IIe-IIIe siècles
restaient extérieures au royaume d'Arménie
majeure, lequel ne comptait qu'une très
faible minorité de chrétiens,
principalement des juifs convertis dans quelques
cités marchandes voisines de la Syrie
et de la Mésopotamie.
La destruction massive des sanctuaires païens
ordonnée par le roi et la dévolution
de leurs biens aux prêtres chrétiens,
recrutés de force dans les anciennes
familles sacerdotales, était donc une
nouveauté radicale. Alors que tous
ses prédécesseurs, depuis trois
siècles, régnaient au nom de
César, avec l'accord du Grand Roi iranien,
c'est du Dieu Tout-Puissant que Tiridate recevait
le trône et la souveraineté.
La conversion
de Constantin et la christianisation de
l'empire auraient dû assurer à
la jeune Église arménienne un
avenir sans nuage. C'est le contraire qui
se produisit. En 387, les victoires sassanides
obligèrent les Romains à un
honteux partage qui laissait aux Perses les
trois quarts de l'Arménie. Dans le
secteur romain, la monarchie arsacide fut
promptement abolie et les Arméniens
furent invités à se fondre dans
le moule commun des sujets de l'Empire. Du
côté perse, le pays conserva
ses rois jusqu'en 428. Puis, livré
à l'autorité de gouverneurs
iraniens, il subit des pressions de plus en
plus fortes. De 451 à 575, l'histoire
arménienne se résume à
une série de luttes armées pour
la défense du christianisme. Dans ce
combat très inégal, où
les chrétiens subirent de sanglantes
défaites, leur foi ne subsista que
par son profond enracinement culturel.
En effet, entre
le partage du royaume et les premières
persécutions religieuses, le moine
Mesrop Machtots - mort en 439 - avait inventé
l'alphabet arménien, traduit la
Bible et créé une littérature
nationale. Accédant à l'histoire
sainte dans leur propre langue, les Arméniens
se considéraient désormais comme
d'authentiques fils d'Abraham, un peuple croyant
protégé par la Providence. Tout
en consignant dans des chroniques le récit
de leurs luttes et de leurs épreuves,
ils envoyaient leurs savants dans les bibliothèques
les plus prestigieuses de la chrétienté,
à Édesse, à Constantinople,
à Alexandrie et à Jérusalem,
pour traduire les oeuvres des Pères
et tout l'héritage de la science
antique. C'est ainsi que le christianisme
arménien a sauvé de l'oubli
et de la destruction des oeuvres aussi considérables
que la Chronique universelle d'Eusèbe,
la Démonstration d'Irénée
et les Commentaires sur la Genèse de
Philon.
Des querelles
dogmatiques à la reconnaissance d'une
Église nationale
Du concile de Chalcédoine en 451 à
l'avènement de Justinien en 536, l'Empire
byzantin fut profondément divisé
par les querelles christologiques. En professant
que la personne du Christ comportait deux
natures, humaine et divine, ne risquait-on
pas de couper le Sauveur en deux, comme naguère
Nestorius, condamné au concile d'Éphèse
en 433 et de transformer la Trinité
divine en une quaternité ? Pour mettre
fin à d'interminables querelles, aussi
vaines que véhémentes, l'empereur
Zénon, en 483, avait interdit d'aborder
la question, ne fût-ce qu'en mentionnant
le concile de Chalcédoine. D'abord
étrangers au débat, les Arméniens
s'étaient rangés à la
position impériale. Quand Justinien
jugea bon de réhabiliter la doctrine
de Chalcédoine, les Syriens la leur
présentèrent comme une hérésie,
qu'ils condamnèrent au synode de Dvin
en 553. De ce fait, l'Église arménienne
se trouva, pour la première fois de
son histoire, séparée de l'Église
grecque. Les Byzantins et notamment l'empereur
Maurice en 590, essayèrent en vain
de lui imposer leurs positions théologiques
par la force des armes. Mais en 653, quand
les Arabes conquirent le Caucase, la rupture
devint pratiquement irréversible. En
726, au synode de Manazkert, le catholicos
Yovhannes III Odznetsi fixa définitivement
la doctrine de son Église.
L'unique nature
du Verbe de Dieu s'est faite homme, en prenant
une chair corruptible et mortelle, comparable
à celle d'Adam après la chute
; mais, par le feu de sa divinité,
le Verbe a rendu cette chair immortelle et
incorruptible, comme celle du premier homme
au paradis. En conséquence, le Christ
est naturellement impassible. S'il est mort
sur la croix, après avoir souffert,
ce n'est pas l'effet de sa nature, mais la
décision de sa volonté, en vue
de notre salut. Cet énoncé dogmatique
très compliqué est un subtil
dosage entre deux conceptions contradictoires
: ou bien le Christ a une seule nature, essentiellement
divine, ou bien deux, l'une divine et l'autre
humaine.
L'enjeu culturel
du débat est considérable. Alors
que le dyophysisme conduit, dans une société
chrétienne, à la séparation
des pouvoirs religieux et civils en reconnaissant
pour légitime l'activité des
laïcs, le monophysisme appelle tous les
fidèles à mener une existence
quasi monacale, uniquement régie par
la loi religieuse. Fort heureusement, la position
de Yovhannes Odznetsi était un compromis,
insistant sur la réalité de
l'incarnation et de l'humanité du Christ.
Par conséquent, si le catholicos fut
souvent, au cours des siècles, le seul
représentant qualifié de la
nation arménienne, cela résulte
plus des circonstances historiques qui ruinèrent
les structures de l'État que de motifs
proprement dogmatiques. Si les congrégations
religieuses tinrent une place considérable
au Moyen Âge, au point que les évêques
et les prélats étaient souvent
des moines, le clergé séculier
ne disparut pas pour autant et, jusqu'à
nos jours, des délégués
laïcs font partie du synode qui élit
le catholicos.
Aujourd'hui, les
quelque six millions d'Arméniens dispersés
de la mère patrie aux communautés
de la diaspora, en Europe, en Inde, en Amérique,
plus récemment en Australie ou en Asie
centrale, se reconnaissent tous dans leur
Église nationale. Ni catholique, puisqu'elle
n'a jamais dépendu du siège
de Rome, ni orthodoxe, puisqu'elle s'est séparée
des Grecs à propos du concile de Chalcédoine,
l'Église arménienne ne revendique
aucune autre dénomination que celle
d'apostolique, en se référant
à saint Thaddée et saint Barthélemy
- même si les traditions concernant
ce dernier ne remontent guère au-delà
du VIIIe siècle. S.S. Karékine
II, " catholicos de tous les Arméniens
", cent trente-deuxième successeur
de saint Grégoire, réside
près de la cathédrale d'Etchmiadzine,
dont le nom signifie " Descente du Fils
unique ", en souvenir d'une vision accordée
à son illustre prédécesseur.
Le catholicos
arménien d'Antélias, au Liban,
prolonge le siège pontifical de Cilicie
créé au XIIe siècle.
Très tendues pendant la guerre froide,
les relations entre les deux catholicossats
sont aujourd'hui pacifiées. Le patriarcat
de Jérusalem et le quartier arménien
de la vieille ville témoignent de la
présence continue sur les lieux saints,
depuis le IVe siècle, de la plus ancienne
Église nationale du monde. Du XIVe
au XIXe siècle, les missions catholiques
ont abouti à la création de
communautés arméniennes rattachées
à Rome. C'est en leur sein qu'est
née, en 1735, la congrégation
monastique des Mékhitaristes de Venise
et de Vienne, qui a joué un rôle
considérable dans la renaissance du
sentiment national arménien. Au
milieu du XIXe siècle apparurent les
premières communautés protestantes.
Cette diversité confessionnelle, qui
reste minoritaire, se conjugue d'ailleurs
volontiers avec la reconnaissance du rôle
historique et de la prééminence
de l'Église nationale. Durant toute
l'année 2001, les églises arméniennes
du monde entier ont commémoré
le dix-septième centenaire de leur
conversion à la foi du Christ.
La
portée de cette célébration
est moins historique que prospective et missionnaire.
Après les épreuves du XXe
siècle et le choc de l'indépendance
recouvrée, les fils spirituels de saint
Thaddée et de saint Grégoire
entendent trouver, dans le choix de leurs
ancêtres, des raisons d'espérer
en l'avenir.
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Article
paru dans "Les Nouvelles de
CLIO" - février 2005.
Reproduit avec l'aimable autorisation de Jean-Pierre
Mahé.
La
bibliographie de Jean-Pierre Mahé peut
être consultée sur le
site : http://www.acam-france.org/
Un circuit culturel
est organisé par CLIO avec J-P Mahé
:
http://www.clio.fr/CIRCUIT/?conferencier=Jean-Pierre%20Mahé&circuit_id=3509&CodeVoyage=AR%2031A