Extrait du discours de Jack Straw
Ministre des affaires étrangères de Grande-Bretagne

Discours tenu le 8 septembre 2005 à Londres devant l'Institut pour la Recherche en Politique Publique.

Et remarques de Nikos Lygeros

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Il y a deux ans, un soir de novembre, je me trouvais dans les décombres de ce qui avait été le beau quartier de Péra, au Consultat britannique à Istanbul. Quelques heures auparavant, le quartier avait subi un attentat suicide à la bombe, d'Al Qaïda. Seize personnes étaient mortes: trois Britanniques et 13 Turcs. C'était une partie d'une vague d'attentats à la bombe qui déclarait avoir fait plus de 40 autres victimes innocentes, principalement turques.

Cette rhétorique permet de mettre en place un lien artificiel entre les deux pays qui sont présentés comme des victimes, ce qui est tout de même le comble.

J'ai éprouvé beaucoup d'émotions ce sombre soir, mais l'une était le fait que le gouvernement turc et le peuple turc m'avaient témoigné une solidarité sans faille, rassurante et sans compromis, l'autre le sentiment qu'Istanbul se sentait à ce point européenne et familière. Oui, comme nous nous sentions proches ensemble, malgré les efforts des terroristes pour nous diviser.

La différence des mentalités est mise sur le compte des terroristes...

Naturellement, le pays qui est maintenant la Turquie avait fait partie de l'histoire européenne pendant des siècles. Darius et Xercès avaient traversé l'Hellespont dans une direction, Alexandre le Grand et son armée dans l'autre. La Turquie porte encore les marques des civilisations grecques, romaines et byzantines qui ont tant fait pour modeler l'Europe moderne. Et pendant 1000 ans après la chute de Rome, Constantinople fut l'un des deux plus grands centres de la Chrétienté du monde.

Il est surprenant de mettre en avant les caractéristiques chrétiennes d'un pays musulman laïque surtout lorsque nous savons qu'il est responsable de la chute de Constantinople en 1453.

Tout au long des 18ème, 19ème et au début du 20ème siècle, la politique vis-à-vis de la soi-disant "Question Orientale" de l'Empire Ottoman, a préoccupé les grandes puissances européennes. Dans les années 1850, elle a conduit la Grande Bretagne et la France à combattre ensemble, lors de la guerre de Crimée, contre la Russie et aux côtés de la Turquie.

Le choix des événements historiques est fort judicieux, puisque les contre-exemples sont bien plus nombreux que les exemples. Cependant, le but est de mettre la France dans le même registre.

La République turque, fondée en octobre 1923, a vu son avenir fermement tourné vers l'Occident par son fondateur, Kémal Ataturk, qui a posé les fondements de la démocratie de la Turquie d'aujourd'hui.

Il est intéressant de constater que Jack Straw se garde bien de mentionner le Génocide des Arméniens de 1915, le massacre des Pontiques en 1918, et la mise à sac de Smyrne en 1922.

Il est responsable de l'introduction de l'écriture latine.

Et de la disparition de toute autre de la chrétienté.

Et en 1934, il a donné aux femmes le droit de vote - des années avant que des états de l'Europe Occidentale le fassent - je pourrais les nommer mais je ne le ferai pas. En tout cas, c'était seulement six ans après que le Royaume Uni ait donné le droit de vote aux femmes.

Pour Jacques Straw, Kémal n'a donc rien d'un dictateur.

L'engagement de la Turquie dans l'Occident - et vice-versa - a continué sans interruption durant l'après-guerre.

Encore un oubli sans doute, mais la Turquie s'est alliée au régime Nazi.

La Turquie a été un membre fondateur du Conseil de l'Europe. Avec l'accord des Etats Unis, du Royaume Uni, de la France et d'autres pays. La Turquie a été invitée à se joindre à l'OTAN en 1952, il est bon de rappeler la signification du sigle: Organisation du Traité de l'Atlantique Nord. Ce que nous avons fait était d'inviter la Turquie à entrer dans l'OTAN, pour son propre intérêt, je l'espère, mais aussi pour le nôtre, pour nous aider à défendre la zone atlantique nord. Pendant la guerre froide, la Turquie était l'un des deux seuls pays de l'OTAN à avoir une frontière commune avec l'Union Soviétique, et elle a continué à prendre part à la défense collective et aux opérations de maintien de la paix jusqu'à aujourd'hui - spécialement en Afghanistan.

Ainsi la Turquie est l'exemple type du pays qui promeut la Paix. Sans doute après la disparition des Arméniens, des Pontiques, des Grecs, des Chypriotes et des Kurdes.

Les relations de la Turquie avec l'Union Européenne - puis avec la CEE - ont commencé en 1963 avec la signature d'un accord d'association établissant une union douanière en 3 étapes. Il est significatif que lors de la cérémonie de la signature ce jour-là, Walter Hallstein, le Chrétien démocrate allemand et premier président de la Commission Européenne, se soit référé trois fois à la Turquie faisant partie de l'Europe.

Pourquoi la Turquie est-elle donc le plus ancien pays candidat puisque son comportement est si compatible avec l'Union Européenne ? Sans doute que l'invasion et l'occupation de l'Ile de Chypre depuis 1974 est quelque peu gênante...

L'accord d'association ouvrait la porte à la possibilité pour la Turquie d'être un jour membre. La Turquie était appelée à joindre l'Union.

C'est justement ceci qui a permis de commencer avec succès auprès de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, les recours contre la Turquie pour non-jouissance de propriété des Chypriotes.

En 1999, on lui accorda le statut de pays candidat, et en 2002, le Conseil de l'Europe décida formellement à Copenhague qu'il ouvrirait les négociations d'adhésion sans délai, une fois que la Turquie aurait rempli les critères politiques pour devenir membre. Naturellement, toutes ces décisions étaient et devaient être unanimes.

L'histoire de tous ces faits est importante. Elle démontre clairement que les destinées de la Turquie et du reste de l'Europe ont longtemps été entrelacées. Elle montre aussi que lorsque le Conseil de l'Europe a pris sa décision historique à la fin de l'année dernière pour fixer la date de l'ouverture des négociations d'adhésion au 3 octobre - c'était la dernière étape d'un long voyage.

Il est très facile de choisir des faits qui conviennent pour démontrer une certaine continuité, mais ils n'expliquent pas la durée de cette candidature.

Il y a plus d'intérêts en jeu ici que l'avenir de la Turquie. Il s'agit de l'avenir de l'Europe. C'est une question d'importance primordiale pour toute la communauté internationale. La Turquie est une nation séculaire avec une population en majorité musulmane. En accueillant la Turquie, nous démontrerons que les cultures occidentale et islamique peuvent prospérer ensemble comme partenaires dans le monde moderne.

Pour le monde musulman, la Turquie est le pire des Etats, aussi cet argument ne tient pas.

L'alternative est trop terrible à envisager. Le pas que l'Europe va franchir le mois prochain est d'une importance stratégique. L'Union Européenne a déjà prouvé son pouvoir d'affronter toute division de la manière la plus pratique, en accueillant des pays qui ont été longtemps séparés de nous par le rideau de fer. Nous avons maintenant l'occasion d'achever quelque chose d'aussi profondément important en faisant démarrer la Turquie sur la voie d'une complète adhésion à l'UE. Dans les années 50, j'appris à l'école que la frontière officielle entre l'Europe et l'Asie passait par le Bosphore au milieu d'Istanbul, ce qui mettait l'ancienne capitale dans les deux continents.

Encore une fois, Jack Straw se garde bien de mentionner Ankara et les fins fonds de l'Asie Mineure.

Mais la vérité est que l'Europe - au sens historique le plus large - défie toute simple définition. En 1876, Bismarck gribouilla au dos d'un télégramme: "Quiconque parle de l'Europe a tort, ce n'est qu'une expression géographique".
70 ans plus tard, Jean Monnet, 'Le Père de l'Europe' lui fit écho par ces mots: "L'Europe n'a jamais existé - Il faut la créer sincèrement".

Seulement Jean Monnet parlait uniquement de l'Union Européenne.

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Les plus proches voisins de la Turquie dans l'UE - La Grèce et Chypre ont été parmi les plus grands supporters de cet impératif stratégique. Et les progrès de la Turquie pour l'adhésion sont vraiment dans l'intérêt de cette région - une région encore accablée de disputes non résolues - y compris celles sur Chypre et sur la Mer Egée.

La situation de Chypre qui doit supporter la présence sur son sol de 40 000 hommes de troupe, ce qui représente le record mondial de densité militaire, est suffisamment révélatrice pour ne pas avoir à débattre avec ce genre d'inepties diplomatiques.

J'aurais préféré que le Gouvernement de Turquie ne jugeât pas nécessaire de faire une déclaration sur sa signature du Protocole d'Accord d'Association, spécifiant que cette signature n'équivalait pas à une reconnaissance de la République de Chypre.

Oui, mais la Turquie l'a quand même fait ! Elle ne peut lutter contre ses réflexes dominateurs.

En déclarant cela, elle a rendu franchement le processus encore plus difficile. L'UE est en train de discuter pour savoir comment répondre d'une façon appropriée. Notre but commun est de nous assurer que les Unions douanières entre la Turquie et les 25 états membres de l'UE - y compris Chypre - y souscrivent pleinement et sans discrimination.

Alors il faudra le prouver !

Mais tout en reconnaissant que la déclaration de la Turquie soulève de sérieux problèmes, - nous en tant que Présidence faisons tous nos efforts pour les régler - nous ne voulons pas retarder le début des négociations d'adhésion historique de la Turquie. Nous devons avoir foi en la puissance de l'Union à aider à résoudre les problèmes.

Ce point doit être pourtant résolu avant tout début de négociations car il s'agit d'une question de principe pour l'Union Européenne.

Notre propre expérience au Royaume Uni suggère que l'engagement dans l'Union Européenne aide à résoudre les plus difficiles des désaccords. Quand la GB et la République d'Irlande ont rejoint la Communauté Economique Européenne en 1973, il y avait encore un litige significatif et non résolu sur la souveraineté d'une partie du territoire du Royaume Uni. L'Irlande, par sa propre Constitution, revendiquait l'Irlande du Nord, partie du Royaume Uni. . Je ne peux pas prouver que l'adhésion à l'UE ait résolu nos différends avec l'Irlande au sujet de leur revendication. Mais je pense que la prospérité partagée au sein de l'UE, les liens commerciaux et économiques plus étroits et le fait même de contacts politiques réguliers, à propos d'affaires ordinaires quotidiennes concernant l'Union, ont facilité, 25 ans après, les processus de paix, impératifs de toutes manières. Mais je pense réellement que les historiens de l'avenir donneront plus de crédit à l'adhésion commune à l'UE en résolvant les désaccords territoriaux significatifs. Et alors que le peuple de l'Irlande a fait preuve d'une conduite exemplaire lors de l'entrée de l'Irlande dans l'UE, nous ne devons pas oublier le climat de violence sanglante lors de notre adhésion commune en 1973. Les terroristes commettaient des atrocités à la fois en Irlande du Nord et en Grande Bretagne. Ce n'était vraiment pas le moment propice. Mais le désaccord territorial a depuis été résolu.

C'est une honte de citer cet exemple qui montre la perfidie anglaise face à la cause irlandaise.

Et puisque nous sommes sur ce sujet, tout le monde sait que l'Espagne et le Royaume Uni ont un différend sur Gibraltar. Cela date du traité d'Utrecht de 1713 et de l'article 10 en particulier. L'article dit que nous pouvons l'avoir, mais que si nous y renonçons, Gibraltar ira à l'Espagne. Je paraphrase. Cela a causé de nombreux problèmes - particulièrement pour la population de Gibraltar. Mais j'espère qu'une solution va être trouvée, et quand elle le sera, si elle l'est, je crois qu'elle entraînera notre adhésion commune à l'UE.

Je veux que Chypre - Les Chypriotes turcs et Grecs également - récoltent les mêmes bénéfices. Ce n'est pas une nouvelle approche que prend le Royaume Uni. La foi dans le pouvoir guérisseur de l'UE a été l'une des raisons pour lesquelles nous en avons pris la Direction en 1997, en soutenant que l'absence de règlement du conflit de Chypre ne devait pas empêcher la République de Chypre de joindre l'UE. Cela a été confirmé par l'UE en 1999.

Car Chypre était et est victime d'une invasion.

Nous devons garder cette foi, en permettant au processus d'adhésion de la Turquie d'avancer, et autre ingrédient, en aidant les parties de Chypre à revivifier leur recherche d'un règlement parrainé par l'ONU, sous les bons offices du Secrétaire Général des Nations Unies et par l'autorité d'un certain nombre de Résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies.

La recherche d'une symétrie revient à mettre au même niveau la victime et le bourreau.

Mesdames et Messieurs, l'Union Européenne est confrontée à un moment dont nous ne devons pas sous-estimer l'importance. Il va modeler l'avenir du monde dans lequel nous vivons. C'est de lui que dépend la sécurité et la prospérité de l'Europe elle-même. Nous ne pouvons pas nous permettre de faire un faux pas.

L'Union Européenne est tout à fait consciente de l'importance de la décision. A présent, elle sait à quoi s'en tenir sur les défenseurs des Droits de l'Homme.

(Traduction Louise Kiffer)

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