Ecrit
par Isabel Kaprielian avec Chad Kirkorian
Traduction
Louise Kiffer
Note:
mes tentatives d'en apprendre davantage sur
Diana Apcar avaient échoué jusqu'à
ce qu'un ami Richard Kloian m'ai donné
la liste de ses descendants aux Etats Unis.
La famille de Diana Apcar m'a gracieusement
fourni toute information valable au sujet
de cette femme remarquable, et je lui suis
reconnaissante de cette coopération.
Par bonheur, ce trimestre, j'ai travaillé
avec un jeune historien prometteur, Chad Kirkorian,
qui m'a aidé dans mes recherches sur
la vie et les idées de Diana Apcar.
Voici un résumé de nos découvertes.
I.K.
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Pour comprendre les origines des familles
Agabeg et Apcar, il faut se référer
au transfert des Arméniens de Joulfa,
Arménie, à New Joulfa, Iran
par Shah Abbas au début du 17ème
siècle. Les négociants arméniens
de New Joulfa se lancèrent dans un
commerce lucratif entre l'Extrême Orient
et l'Europe. Les shahs successifs donnèrent
aux négociants arméniens des
concessions spéciales, et les négociants,
en retour, apportèrent une richesse
fabuleuse à l'Iran. Toutefois , les
derniers shahs n'étaient pas si favorablement
disposés envers les minorités
non-musulmanes, non-perses, et leur imposèrent
de lourdes mesures restrictives. En conséquence,
de nombreux Arméniens émigrèrent
d'Iran et un grand nombre s'installa en Inde,
principalement à Madras et à
Calcutta, où ils édifièrent
des églises, des écoles et créèrent
des journaux. Parmi ces émigrants se
trouvaient les familles Agabeg et Apcar.
Diana
Agabeg naquit le 12 octobre 1859 à
Rangoon, qui à cette époque-là
s'appelait Territoire de Bourma, puis devint
partie de l'Inde Orientale britannique, couramment
appelée Myanmar. Les Agabeg avaient
une affaire très florissante de produits
lactés. Diana allait à l'école
des soeurs à Calcutta, Elle y apprit
l'anglais couramment et quand elle eut son
diplôme, l'un de ses oncles, peut-être
son préféré Alexander
- un célèbre avocat au pénal
- lui donna un petit conseil prophétique
: Maintenant que tu as ton diplôme
scolaire, Diana, ta véritable éducation
va commencer.
Elle
rencontra probablement Apcar Michael Apcar
à Calcutta. Né à New
Joulfa, Perse (aujourd'hui Iran) il avait
émigré en Inde pour rejoindre
un vaste et célèbre clan d'Apcar,
qui étaient déjà bien
établis dans les affaires, comprenant
les transports maritimes, les entreprises
d'import-export et la culture du riz dans
les Indes néerlandaises. Après
avoir courtisé Diana pendant plusieurs
années, Michael Apcar finit par la
convaincre d'être sa femme. Ils se marièrent
en 1888 ou 1889, peut-être à
Rangoon ou plus probablement à Calcutta,
et se rendirent au Japon pour leur lune de
miel, probablement à bord d'un navire
Apcar Line. Ils décidèrent d'émigrer
au Japon et de s'installer éventuellement
à Yokohama, où Michael fonda
une affaire d'import-export : A.M. Apcar
& Co.
Diana
et Michael eurent 3 enfants: Rose, Michael
et Ruth. Vers 1906, Michael (le père)
mourut, et Diana, qui avait probablement été
initiée à l'affaire de la famille
avant cette époque, la dirigea elle-même,
jusqu'à ce que le jeune Michael soit
en âge de prendre les rênes du
pouvoir.
Mrs.
Apcar savait l'anglais, l'arménien,
le japonais et l'indoustani. Elle avait l'esprit
vif, une compréhension astucieuse des
politiques du monde et une étrange
prévoyance. Brillante dans la conversation,
sachant s'exprimer et convaincre, elle donnait
des conférences en japonais et écrivait
énormément sur la Question Arménienne,
essayant diligemment d'attirer l'attention
du monde sur le sort du peuple arménien.
Pendant de nombreuses années elle continua
à correspondre avec des dirigeants
politiques, religieux, et d'enseignement,
à travers le monde. Ses livres, pamphlets
et articles révèlent une personne
aux convictions fermes, "passionnément
pro-arménienne".
Parmi
ses livres, on peut citer: Betrayed Armenia
(L'Arménie trahie) These are
they Which came out of Great Tribulation -
1910 ; (Voici ceux qui sont sortis de la
Grande Tribulation) ; Peace and no Peace
(1911) ; The Peace Problem (1912) ; The Great
Evil (1914) (Le grand mal) et On the
Cross of Europe Imperialism : Armenia crucified
(Sur la Croix de l'impérialisme
de l'Europe: l'Arménie crucifiée).
Les pamphlets de Diane Apcar comprennent:
The Anguish of the Near East (1912) (l'Angoisse
du Moyen Orient) The Armenian Massacres (1912)
"Armenia's needs", 1920 (Les besoins
de l'Arménie) The Armenian Republic
(1920) et "The american Mandate for Armenia
(1920).
Diana
Apcar essaya de promouvoir la cause arménienne
à travers le monde, particulièrement
en Europe, et plaida pour le soutien à
son peuple. Son principal souci était
qu'afin de protéger leurs intérêts
économiques, les puissances impérialistes
européennes trahissent les Arméniens
et les laissent sous la domination turque.
Elle était consciente des menées
impérialistes britanniques en Inde.
Son anti-impérialisme s'exprime clairement
dans "The Great Evil" où
elle répond aux paroles de Rudyard
Kipling :
O thou, whose wounds are never healed
Whose weary race is never run,
O Cromwell's England, must thou yield
For every foot of ground, a son ?
("O toi dont les blessures ne sont
jamais guéries,
dont la course fatiguée n'est jamais
finie,
O Angleterre de Cromwell, faut-il que tu cèdes
Pour chaque pied de terre, un fils ?)
La réponse à ce bruit de chaînes
de Kipling est :
"Pourquoi blesser ? Pourquoi tenter la
course ? Pourquoi voler le pied de terre,
qui demande le sacrifice d'un fils ?"
Même avant 1915, Diana Apcar était
convaincue que les Arméniens de l'Empire
Ottoman étaient en danger d'encore
un autre holocauste. Elle était d'avis
que même si la liberté, la justice
et l'égalité étaient
à la base de l'idéologie du
parti Jeune Turc, la faction libérale
n'était qu'une petite minorité,
et que les mauvaises influences du chauvinisme
allaient éventuellement prendre le
pouvoir. Lorsque le gouvernement turc mit
en route le Génocide contre les Arméniens,
Diana Apcar fit appel aux nations chrétiennes
civilisées, leur demandant d'intervenir
pour empêcher le massacre des Arméniens,
elle fit appel aux Etats Unis en particulier,
pour qu'ils adoptent le mandat sur l'Arménie.
Dans "Sur la Croix de l'impérialisme
de l'Europe", elle écrivit : "Les
Arméniens ont contribué à
l'effort de guerre, ils ont combattu, ont
souffert et sont morts. Ils combattent, souffrent
et meurent encore; ils ne peuvent pas faire
plus..."
"Il
a été évident, depuis
encore plus longtemps, que sans la coopération
des Etats-Unis, il ne peut pas y avoir de
paix stable en Europe. Etant entrés
activement dans la guerre, et n'ayant pas
écarté ni été
obligés de mettre de côté
la vieille politique de non ingérence
dans les affaires européennes, n'allons-nous
pas espérer que le grand peuple américain
finisse le travail et assume un Protectorat
sur une Arménie autonome ?"
Le mandat échoua au Congrès
US. Les intérêts économiques
et les relations commerciales avec la Turquie
prédominèrent sur les promesses
à la "petite alliée"
l'Arménie. L'ancienne patrie fut vidée
de ses Arméniens - un million et demi
furent enlevés ou massacrés
- et le reste lutta dans des conditions désespérées
dans les pays voisins.
"En
reconnaissance de son dévouement envers
ses compatriotes, dont elle secourut des milliers
durant la Guerre Mondiale, et de ses réalisations
hautement intellectuelles, ainsi que ses capacités
politiques", le gouvernement de la République
d'Arménie la nomma consul d'Arménie
entre 1918 et 1921.
Diana Apcar est probablement la première
femme a être jamais nommée consul
par aucun gouvernement. Cette désignation
donna un statut officiel à une femme
qui avait déjà aidé des
survivants arméniens sans ressources.
La nomination facilita ses efforts pour aider
les réfugiés, car elle pouvait
s'entretenir avec des représentants
diplomatiques étrangers dans un cadre
officiel. Elle intervenait en faveur des réfugiés,
en leur fournissant des visas valables et
autres papiers nécessaires. Cette action
avait une importance décisive, puisque
la plupart, sinon tous les réfugiés
n'avaient pas de véritables passeports
ni de papiers d'identité, à
une époque où les gouvernements,
y compris le gouvernement américain,
restreignaient l'immigration (dans les années
1920).
Les
réfugiés qu'elle secourait avaient
fui les ravages et les meurtres dans leurs
maisons de l'Empire Ottoman, et avaient voyagé
des semaines et des mois à travers
la Russie, au plus fort de la guerre civile
russe. Epuisés et fatigués,
ils avaient finalement atteint Harbin et Vladivostok.
Ceux qui souhaitaient se rendre aux USA, particulièrement
ceux qui avaient de la famille en Amérique,
essayaient de trouver Diana Apcar à
Yokohama, au Japon. Elle ne les renvoyait
pas, mais travaillait sans relâche en
leur faveur. Grâce à sa connaissance
de nombreuses langues et ses contacts avec
les compagnies maritimes, les autorités
gouvernementales et autres officiels, elle
réussit à faire des arrangements
diplomatiques et organiser les traversées
pour ses protégés.
Comme elle était connue, respectée
et aimée au Japon, elle pouvait intervenir
pour aider ces survivants abandonnés
et apatrides à commencer une nouvelle
vie.
Les informations concernant ses efforts, bien
qu'elles soient rares, révèlent
une véritable philanthrope. A ses propres
frais, Mrs. Apcar procurait aux réfugiés
le logement, la nourriture et les soins médicaux,
souvent dans les maisons des réfugiés
qu'elle avait prévues à Yokohama.
Elle s'arrangeait aussi pour que les enfants
aillent à l'école. George Goshgarian,
d'Hamilton au Canada, était fier de
pouvoir encore compter jusque 10 en japonais.
Il était ravi de montrer la petite
carte sur laquelle étaient imprimés
les nombres de 1 à 10 en japonais et
en arménien - le seul memento de l'expérience
scolaire d'un enfant de six ans au Japon.
Diana
Apcar ne demandait pas de remboursement, mais
quelques réfugiés, lui adressèrent
une partie de leur première paie aux
USA. D'autres reçurent des fonds de
leurs parents à l'étranger.
Alice Bedrosian de Fresno, par exemple, raconte
que des membres de sa famille débarquèrent
à Yokohama. Etant donné que
son père, Paul Michigian, était
déjà aux Etats Unis et avait
envoyé des fonds au Japon, tout le
groupe s'arrangea pour que chacun paie son
voyage. C'était naturellement par l'intermédiaire
de Diana Apcar qu'ils avaient reçu
leurs propres visas et accompli leurs formalités
de passage.
De nombreux survivants du Génocide
ont écrit leurs mémoires. Ceux
qui sont passés par le Japon se souviennent
de "la petite mère de Yokohama".
"Maintenant, notre nombre s'élevait
à quarante. Nous sommes montés
dans un bateau à Vladivostok pour aller
à Yokohama… Mrs Apcar, parmi d'autres
vertus, était une philanthrope. Elle
était toujours prête à
tendre une main secourable à ceux qui
étaient dans le besoin, et résolvait
un grand nombre de leurs problèmes."
"Cette
femme admirable accomplissait des miracles,
aidant les pauvres étrangers en situation
difficile, particulièrement quand il
s'agissait de femmes et d'enfants... C'était
une femme de foi et de prières, et
une femme d'action positive. Elle écrivait
des lettres aux rois contemporains, aux reines
et aux gouvernements, au sujet de la détresse
et des persécutions, des meurtres impitoyables.
Le génocide de sa race, et la pauvreté
qui régnait chez les rescapés
partout en Turquie, condamnait un monde sourd
et aveugle..." (manuscrit écrit
par Krikor Yeghoian, don de Bryan Bedrosian).
"Ayant
pris le train à Moscou, nous avons
voyagé à travers les vastes
étendues glacées d'Asie par
le chemin de fer trans-sibérien jusque
Vladivostok. Nous sommes restés quelques
jours à Vladivostok à attendre
un bateau qui nous conduirait à Yokohama.
J'ai attendu 40 jours à Yokohama, tout
en correspondant avec mon beau-père
pour recevoir les fonds nécessaires
à la poursuite de notre voyage."
"Nous avons
connu Mrs. Diana Apkarian, qui était
l'organisatrice et la directrice d'une Organisation
d'Aide aux Réfugiés, dont le
but était d'aider les émigrants
à obtenir leurs papiers, à commander
de la nourriture, à trouver un logement
et financer leur voyage en Amérique.
Elle m'a aidée aussi. Elle m'a prêté
40 yens. Je lui ai rendu 25 dollars quand
je suis arrivée aux Etats Unis".
(Bob Der Mugrdechian; Anoushavan. "
The Intrepid Survivor" page 115)
"A Vladivostok,
nous sommes montés à bord d'un
bien grand bateau et sommes arrivés
au Japon. Ici, au Japon, il y avait une femme
nommée Agabeg Acpar... Elle voulait
trouver une grande maison et mettre une famille
à chaque étage. Nous avons loué
le premier étage et une autre famille
a eu le rez-de-chaussée. Une autre
maison tout près abritait trois familles.
Elle voulait s'arranger pour que les Arméniens
soient près les uns des autres afin
qu'ils puissent se sentir un peu mieux en
vivant ici. Si quelqu'un n'avait pas les moyens
de payer le loyer, elle l'aidait. Elle aidait
financièrement les nécessiteux."
(extrait des mémoires de Verkin Saroukeshishian
Manoogian, avec l'aimable autorisation de
Nancy Sanoian).
Mrs. Apcar était une femme pieuse qui
récitait ses prières, lisait
sa Bible, et chantait ses cantiques tous les
jours. En 1920, elle écrivit au Primat
de l'Eglise Apostolique Arménienne
des Etats Unis, comment elle avait vécu
dans un pays lointain pendant 29 ans et à
quel point elle avait éprouvé
la nostalgie de son église. Elle n'avait
pas trouvé une autre église
avec le même esprit dynamique que l'Eglise
arménienne, avec de telles prières
qui réconfortent l'âme, avec
un tel Saint Sacrifice qui exalte l'esprit."
Je ne sais pas si le jour viendra, concluait-elle,
où je serai digne d'entrer de nouveau
dans mon église, et de me joindre au
Saint Sacrifice, d'entendre une fois encore
ces prières qui élèvent
mon âme".
Son voeu le plus
cher ne fut pas réalisé. Elle
mourut en 1937, n'ayant jamais quitté
son pays d'adoption, n'ayant jamais remis
le pied dans son église arménienne
tant aimée, mais au moins, la vue de
la violence qui s'abattit sur sa famille au
cours de la deuxième guerre mondiale
lui fut épargnée.
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