_______________________________________
Aztag
: Votre travail des années 80 et 90
était principalement axé sur
le Sida. Comment en êtes-vous venue
à vous attaquer au problème
du Génocide ?
Diamanda Galas : Mon père fait
partie des Grecs pontiques d'Anatolie. Depuis
ma plus tendre enfance, il m'a raconté
comment les Turcs les avaient chassés
hors de Turquie et comment ils avaient été
obligés de s'enfuir. Il m'a montré
les récits d'Elia Kazan. Il m'a raconté
comment ils se sont enfuis et sont partis
dans d'autres régions (par exemple
Smyrne), et puis j'ai appris ce qui était
arrivé à Smyrne. J'ai entendu
ces récits pendant 35 ans. Je savais
donc que j'avais un travail à faire
à ce sujet ; et puis j'en ai appris
davantage au sujet du génocide arménien,
qui ressemblait tellement aux récits
qu'il m'avait rapportés, et qui s'étaient
passés à la même époque.
Plus tard j'ai commencé à étudier
ces génocides, ainsi que le génocide
assyrien, intensément. Je me suis rendue
compte que tous les trois étaient connectés,
même s'ils étaient différents.
J'ai senti aussi qu'il était très
important de discuter de ces trois cas et
j'ai mis en route un programme de recherche
intensive. C'est-à-dire aller dans
les textes des poètes et des écrivains
qui avaient été témoins
du crime et l'avaient relaté (comme
Siamanto). J'ai étudié également
les oeuvres de Nikos Kazantsakis, Yannis Ritsos
et plusieurs autres écrivains qui ont
tant parlé de la domination turque.
Puis j'ai décidé de choisir
certains poètes avec lesquels je voulais
travailler musicalement. A ce stade, il me
fallait étudier avec des comédiens.
J'ai étudié par exemple avec
Chaké Kadedjian, une actrice de New
York. C'est une Arménienne du Liban
qui récite Siamanto tous les ans. J'ai
étudié avec elle comment réciter
Siamanto. Comme vous le savez, dans l'album,
elle récite et moi je chante. Pour
le poème d'Adonis, j'ai étudié
avec des acteurs égyptiens.
Cela nous a pris en tout cinq années.
Aztag
: J'ai vu la bibliographie sur le site web
http://www.diamandagalas.com
. C'est une bonne place pour commencer,
si quelqu'un s'intéresse à la
recherche de ces événements..
Diamanda
Galas : Vous
savez, c'est vraiment le dixième de
tout ; il y a tant de papiers, et je ne suis
pas très organisée, j'ai des
boîtes et des boîtes de papiers
de recherches et d'imprimés. Ma maison
est un cauchemar...
Aztag
: Il est évident que vous n'êtes
pas une artiste qui essaie de trouver des
causes uniquement pour donner une plus grande
dimension à son art... Vous êtes
réellement dans ce sujet, n'est-ce
pas ?
Diamanda
Galas : Mon
père a 87 ans maintenant ; quand j'étais
petite il jouait le film de Kazan " America,
America " et m'a raconté si longuement
ces histoires qu'elles résonnent dans
mon cerveau. Il y a un autre facteur aussi
important ici. Aux Etats Unis, si vous êtes
grec, et spécialement du Moyen Orient
/ d'Anatolie, vous êtes réellement
invisible. Personne ne sait rien de votre
culture..
Aztag
: Il y a quelques années " Not
Even my Name " de Thea Halo a attiré
quelque intérêt envers les Grecs
pontiques.
Diamanda
Galas : C'est
un bon livre du point de vue du génocide,
mais même ce livre ne discute pas de
l'incroyable culture qui existait dans cette
région, et qui a été
effacée, parce que les Turcs étaient
jaloux de nous tous. Ils étaient jaloux
des cultures arménienne, assyrienne
et grecque. Nos cultures étaient si
supérieures à la leur. Ils n'avaient
rien. Ils ont volé leur Coran aux Arabes,
l'art et tout le reste des Grecs et des Arméniens.
Tout ce qu'ils avaient était volé
de quelqu'un, quelque part. Et puis, tout
ce qu'ils voulaient c'était l'argent,
ils ne voulaient pas les peuples. Mais une
fois qu'ils ont eu l'argent et les biens,
ils ne savaient pas quoi en faire, et ces
terres sont devenues des déserts. C'est
une question d'invisibilité. Pour moi,
qui suis de la deuxième génération,
je déambule dans cet immense pays qui
ne reconnaît pas ma culture, sauf quand
ils voient des gens qui vendent des souflaki,
et au mieux, ils savent que nous avons un
grand écrivain, Socrate.
Aztag : Ou ils ont vu le film "
Mariage à la grecque "
Diamanda
Galas : Oui.
Ce film est vraiment très amusant,
mais c'est la seule chose que les gens connaissent
- bien que je n'aie pas été
élevée comme cela dans ma famille
- On a là un concept de ce que représente
la culture des Blancs, c'est-à-dire
la culture du Sud, ou la culture de Los Angeles,
ensuite il y a ce que les gens considèrent
comme la culture noire, la culture hispanique,
et ça s'arrête là. Tous
les autres sont invisibles. Jusqu'au 11 septembre,
la culture arabe était également
invisible, mais maintenant elle est visible,
sous son aspect négatif.
Je devais me produire aux Jeux Olympiques,
mais ils n'ont pas voulu que je présente
" Défixiones ". " Oh
non, nous ne voulons pas de Defixiones, car
les Turcs vont se fâcher ". J'étais
si en colère que j'ai pensé
: " Mon Dieu, où vais-je bien
interpréter ça ? "
Aztag
: Ce qui est paradoxal, c'est que vous avez
eu aussi des difficultés à organiser
un concert en Arménie.
Diamanda
Galas : C'est
le comble. Les villes où je désirais
me produire avant toutes les autres. Je parie
que nous allons nous produire à Istanbul
avant tout autre endroit. Je ne l'appelle
même jamais 'Istanbul', je dis "
Constantinople ". Nous allons faire une
tournée en Amérique pour la
première fois cet automne ; j'ai un
spectacle en Italie en juin à Serara…
Je ne vais pas gagner ma vie avec Defixiones.
Je gagnerai ma vie en faisant davantage de
blues, car je ne pourrais pas assurer en faisant
Defixiones, personne ne voudra payer pour
ça.
La raison pour laquelle je le fais, c'est
que je suis totalement en colère contre
ce pays qui rend les Grecs invisibles. Je
ne peux pas supporter de sortir avec un groupe
de gens qui parlent de cette culture-ci, et
de cette culture-là, et que ma culture
soit invisible… Ils ont de ces généralisations,
par exemple ils considèrent que tous
les Chrétiens sont pareils… c'est totalement
fou. Et puis il y a ce film stupide "
La Passion..." c'est si ennuyeux, c'est
un croisement entre le Tour de France et un
mauvais menu de spaghettis à la Bolognaise,
c'est ça. Il n'y a pas de directeur,
il y a tous ces Italiens qui ont été
engagés pour produire de beaux effets,
exactement comme dans le film, les Juifs embauchent
les Romains pour battre le Christ. Ce qu'il
y a de bizarre dans ce film, c'est que chacun
sait qu'en frappant deux fois quelqu'un avec
un bâton on peut lui briser la colonne
vertébrale. On n'a donc pas à
le frapper cent fois, de sorte qu'il pourra
continuer à marcher avec une croix.
Les Grecs que je connais, s'ils se mettent
à penser au Christ, ils vont penser
à lui comme à celui de Kazantsaki...
En ce qui me concerne, si on s'interroge sur
le Christ, c'était un homme. "
La Passion..." est comme un film de Steven
Spielberg, pourquoi est-ce que je m'intéresserais
à quelqu'un de Malibu qui monte sur
sa moto et écrit une pièce au
sujet du Christ ? 'Ferme-la, tu ne sais pas
de quoi tu parles'...
Les cultures copte, arménienne, grecque
et assyrienne sont invisibles dans ce pays.
Personne ne sait rien au sujet de ces cultures,
de même que personne ne sait rien au
sujet du film de Pasolini sur le Christ ('L'Evangile
selon St Mathieu') En ce sens, c'est un pays
où il est dur de vivre... Je ne travaille
pas ici, je travaille en Europe, je travaille
en Amérique du Sud, je travaille à
Mexico, parce qu'on y respecte ma culture.
Le point de vue du New York Times ici, est
le point de vue des Etats Unis, d'Israël
et de la Turquie, voilà. La seule chose
qui les intéresse, c'est Israël
et les Palestiniens. Rien d'autre n'existe.
Et la seule raison pour laquelle ils s'intéressent
à la Palestine, c'est à cause
des Israéliens et des Juifs qui vivent
dans ce pays. Personne d'autre n'a de l'importance,
et l'on se retrouve dans cette position très
curieuse. Je reçois ces horribles combats
dans mon salon, qui est devenu si dangereux
pour moi… C'est parce que je n'aime pas voir
ma culture châtrée et elle est
châtrée actuellement par une
poignée de politiciens ignorants.
Aztag
: " Vous avez dit " Ma voix m' été
donnée comme instrument d'inspiration
pour mes amis et comme instrument de torture
et de destruction pour mes ennemis ".
Qui sont vos ennemis ?
Diamanda
Galas : Mes
ennemis sont les gens qui choisissent de rester
ignorants car ils sont poltrons et ils aiment
courir en bandes.
________________________________________
Extrait
de l'interview de Khatchig Mouradian paru
dans Aztagdaily en avril 2004 - http://www.aztagdaily.com/
Traduction
Louise Kiffer