Une
interview de Théa Halo par Khatchig
Mouradian.
" La mémoire
est la seule voie du chez soi " dit l'auteur
américain Terry Tempest William. Et
la mémoire fut le seul guide de Sano
Halo quand elle s'embarqua avec sa fille Théa
pour un voyage en Turquie à la recherche
du foyer de Sano, 70 ans après son
exil. Il semble aussi que le chez soi est
le seul chemin vers la mémoire ; c'est
seulement là, dans la Turquie moderne,
que Théa s'est entièrement retrouvée.
C'était la première fois que
je me sentais connectée à mon
patrimoine " dit-elle dans cette interview.
Je n'avais pas de patrimoine jusqu'à
ce que je me tienne dans la terre de ma mère,
et puis dans la terre de mon père.
Pour la première fois de ma vie, je
me sentais connectée à ce peuple,
qui est finalement mon peuple, dit-elle.
Un voyage est incomplet,
je crois, s'il n'ouvre pas la voie à
une autre randonnée. Après que
Théa Halo eût visité la
terre de sa mère grecque pontique et
celle de son père assyrien, elle s'embarqua
pour un autre pèlerinage, celui de
l'esprit et de l'âme, pour découvrir
et aider à préserver une histoire
tout à fait oubliée et un génocide
à peine oublié. Le point culminant
de ce pèlerinage a été
" Not even my Name " (Même
pas mon nom) un livre qui rend compte, à
travers l'histoire de la survie de Sano Halo,
des génocides des Arméniens,
des Grecs Pontiques et des Assyriens, qui
ont eu lieu dans la Turquie ottomane pendant
et immédiatement après la Première
Guerre Mondiale. Toutefois, " Not Even
my Name " est aussi un livre sur les
belles choses de la vie. Je voulais montrer
la beauté de la culture grecque pontique,
au moins dans ces trois villages, et ce qu'ils
ont réellement perdu, car c'est seulement
en voyant la beauté de ce qui fut qu'on
peut comprendre complètement la tragédie
et l'injustice de ce qui a été
anéanti, dit Théa Halo.
" Faire l'éloge de ce qui a été
perdu rend le souvenir cher " dit Shakespeare.
Je dédie
cette interview à la mémoire
des centaines de milliers d'Assyriens et de
Grecs pontiques qui ont péri en Turquie
il y a près d'un siècle, exactement
à la même époque où
un million et demi d'Arméniens marchaient
vers leur mort.
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Aztag
: Vous parlez souvent de " l'exclusivité
de la souffrance ". Dans une interview
vous avez dit :'C'est vraiment malheureux
que des militants du 20ème siècle,
qui ont tant oeuvré pour faire connaître
au monde le génocide arménien,
aient omis de mentionner leurs compagnons
de souffrance'. A votre avis, quelle est la
raison de cette omission ?
Théa Halo : J'ai de nombreux
contacts avec des Arméniens, et une
grande affection et amitié pour eux.
Ce fut une famille arménienne qui a
sauvé ma mère quand elle s'est
trouvée dans la misère et seule
à Diyarbékir, et ils l'ont protégée
comme leur fille. Ma tante aussi était
arménienne . Je ressens donc une grande
affinité pour le peuple arménien.
C'est pourquoi j'ai trouvé très
embarrassant de découvrir que l'absence
de la mention du génocide des Grecs
pontiques et des Assyriens par de nombreux
historiens et militants arméniens n'était
pas seulement un oubli mais un véritable
plan d'exclusion et de déni. Le Génocide
des Grecs d'Asie Mineure est déclaré
comme " un échange de population
", bien que ces historiens sachent qu'à
l'époque de l'échange en 1923,
au moins un million de Grecs Pontiques et
d'Asie Mineure avaient déjà
été assassinés. Les Assyriens
ne sont pas mentionnés du tout. Quelqu'un
m'a expliqué un jour ce comportement
: " Je suis sûr que vous comprenez
que ces historiens arméniens se sentent
si personnellement liés à cette
histoire parce que c'était le Génocide
de leur propre famille et de leur peuple ".
Et naturellement je le comprends, puisque
c'est l'histoire du Génocide de ma
famille et de mon peuple, ce qui rend leur
exclusion encore plus douloureuse quand elle
provient de ceux qui devraient mieux la connaître.
Cela la rend aussi plus répréhensible,
et il faut que ça s'arrête. L'inclusion
des Grecs et des Assyriens ne diminue pas
l'horreur de ce qui est arrivé aux
Arméniens. Même ma mère,
qui a perdu sa propre famille et son peuple,
décrit toujours le massacre des Arméniens
comme vraiment effroyable.
J'ai
fini par me rendre compte qu'il y a dans le
monde une sorte de tribalisme qui est la cause
de toute la misère du monde. Quand
on pense tribalisme, on pense à des
nations arriérées, sous développées,
mais j'emploie ce mot " tribal "
même pour les Etats Unis. Il y a la
plus grande tribu qui constitue le pays, ensuite
les sous tribus qui sont les différents
groupes ethniques. Et il y a une autre tribu,
et c'est la poignée d'élites
qui dirigent le monde et dont la plus grande
partie agit derrière la scène,
derrière la présidence. Les
différences des peuples du monde :
la langue, l'apparence, les coutumes, la nourriture,
l'habillement, la danse, etc. ont été
pour moi quelque chose d'exquis pendant toute
ma vie. Mais le revers de la médaille,
c'est la direction par les tribus les plus
puissantes, qui ne pensent qu'à oblitérer
les autres au profit de leur cupidité
ou de leurs idéologies. Puis nous avons
le Génocide. C'est ce qui est arrivé
en Turquie dans la première moitié
du 20ème siècle pendant et après
le Première Guerre mondiale. C'est
aussi ce qui est arrivé pendant la
2ème Guerre mondiale, et c'est ce qui
arrive aujourd'hui.
Je
pense absolument que ce qui est arrivé
en Turquie était un Génocide
des Chrétiens. Mais je ne crois
pas qu'on puisse simplement utiliser ce terme
sans différencier qui étaient
les Chrétiens, car bien que les Assyriens,
les Grecs et les Arméniens aient vécu
dans la même terre pendant des milliers
d'années, leurs langues, leurs cultures
et leurs histoires étaient uniques.
Il est important de reconnaître qu'il
y a eu un Génocide arménien,
assyrien et grec, mais par-dessus tout c'était
un génocide des Chrétiens d'Asie
Mineure. Je différencie même
les Grecs : les Ioniens, les Pontiens et les
Cappadociens, d'abord parce que les Pontiens
avaient leur propre empire, et deuxièmement,
parce que je crois qu'il est important de
nous rappeler les régions et les noms
historiques distinctifs d'Asie Mineure.
L'une
des raisons pour laquelle je pense que les
Arméniens se font un grand tort en
omettant de mentionner les génocides
des Grecs pontiques et des Assyriens, est
qu'il y avait une petite faction d'Arméniens
de Turquie qui luttaient pour un Etat indépendant
pour les Arméniens... évidemment
pour d'excellentes raisons. Ces soi-disant
" perturbateurs " ont fourni aux
Turcs et à leurs défenseurs,
alors et maintenant, l'excuse de blâmer
les victimes pour leur propre Génocide,
même si l'immense majorité des
Arméniens essayaient tout simplement
de vivre leur vie. C'est seulement lorsqu'on
regarde l'étendue des Génocides
perpétrés par le régime
des Jeunes Turcs, et continué par Mustapha
Kémal " Ataturk ", contre
les Arméniens, les Grecs et les Assyriens,
que nous voyons que ce n'était pas
motivé par des troubles causés
par quelques Arméniens. C'était
plutôt un plan pour débarrasser
la Turquie de la population chrétienne,
et accomplir la proclamation : " La Turquie
aux Turcs ".
Aztag
: Comment se fait-il que si peu de gens aient
entendu parler du Génocide des Assyriens
et des Grecs pontiques ?
Théa Halo : Il y a en Grèce
de nombreux Grecs pontiques et un certain
nombre de livres sur le Génocide des
Grecs pontiques. Ils luttent pour la reconnaissance
depuis au moins 35 ans, même ici en
Amérique. Les Assyriens se sont aussi
efforcés pendant de nombreuses années
de mettre cette question en discussion, mais
sans succès. J'attribue à cet
échec principalement deux facteurs
: l'un, c'est qu'il n'y avait pas de livre
valable racontant l'histoire de ce qui est
arrivé aux Grecs et aux Assyriens,
jusqu'à ce que mon livre " Not
Even my Name " fût publié.
Mais peut-être également, ou
plus important, ceux qui ont les voix les
plus puissantes dans notre société,
qui ont traditionnellement eu cette mentalité
tribale dont je parle. Ils ont voulu décrire
leur propre peuple comme ayant eu l'exclusivité
de leur souffrance, et par conséquent,
n'ont pas réussi à mentionner
le Génocide des autres peuples ethniques.
Jusque très récemment, les historiens
et militants juifs se concentraient sur ce
qui était arrivé aux Juifs pendant
la 2ème Guerre Mondiale. Il y avait
une doctrine selon laquelle l'Holocauste était
le Génocide définitif et ce
n'était donc pas la peine de regarder
plus loin pour comprendre le phénomène
du Génocide. L'étude de l'Holocauste
est devenue une partie obligatoire du programme
de nombreuses écoles pour ne pas dire
toutes, aux USA. Mais les autres groupes ethniques,
religieux ou sociaux, assassinés par
les Nazis n'étaient pas mentionnés,
et les autres Génocides étaient
éclipsés ou ignorés,
même le Génocide arménien.
Maintenant, plusieurs historiens juifs ont
reconnu le Génocide arménien
et les Arméniens ont finalement gagné
une voix. Mais à leur tout, les historiens
et militants arméniens omettent de
mentionner les Génocides de leurs compagnons
de souffrance : les Assyriens, les Grecs pontiques,
et les autres Grecs d'Asie Mineure, y compris
même les autres Génocides, tels
que ceux du Rwanda et du Cambodge dans des
programmes de soi-disant " études
comparatives ".
Heureusement, tous
les Arméniens ne pensent pas que l'approche
exclusive soit juste.
Aztag
: Dans une interview vous avez dit : "
Se rappeler ne signifie pas attiser la haine
au dedans et au dehors. La haine détruit
ce qui était bon et pur dans le passé
et le présent. Cela signifie simplement
étreindre ce qui est à nous.
" Il n'est pas facile de surmonter les
sentiments de haine, particulièrement
pour les victimes même de génocide
et leurs descendants immédiats, n'est-ce
pas ?
Théa Halo : Ma mère a
vécu ce Génocide. Elle a perdu
tous les siens et leurs biens à l'âge
de 10 ans. Elle avait vécu côte
à côte avec les Turcs. Les villages
turcs entouraient les villages grecs. Ma mère
disait qu'ils faisaient du troc et n'avaient
pas de problèmes. On ne peut pas dire
qu'aucun Turc n'ait jamais attaqué
un Grec, un Arménien ou un Assyrien.
Naturellement, il y en a eu certains, pour
différentes raisons. Mais dans l'ensemble
ils vivaient en paix. J'ai entendu d'innombrables
histoires d'Arméniens, d'Assyriens
et de Grecs, racontant comment les Turcs ont
sauvé les vies de leurs familles. Ma
mère dit qu'il faut blâmer ceux
qui sont à blâmer, c'est-à-dire
le gouvernement turc. Si on commence à
distinguer les gens dans un pays et oublier
que ce qu'ils ont fait était soumis
à enquête ou sanction par le
gouvernement, on n'arrivera jamais à
se débarrasser de la haine. Cette mentalité
tribale est envahissante et continue sans
cesse jusqu'à ce que nous soyons tous
partis, car il y a des haines qui remontent
à des milliers d'années entre
presque toutes les tribus du monde. Nous devons
apprendre à reconnaître le passé
sans vivre dans le passé.
Nous ne comprenons
pas comment le passé nous a affectés.
Parce que je suis née et que j'ai grandi
à New York City, je peux dire que cela
ne m'a pas affectée, mais ce n'est
pas vrai. Mes parents ont vécu ce Génocide.
Ils m'ont élevée et nous ne
savons pas par quelles voies subtiles leur
vie et leurs épreuves nous ont affectés.
Nous sommes le produit de nos parents. Si
nous ne reconnaissons pas leur passé,
et ne l'étreignons pas comme une partie
de nous-mêmes, nous ne nous étreignons
pas non plus totalement. C'est seulement quand
nous essaierons de comprendre d'où
nous venons que nous pourrons réellement
comprendre qui nous sommes.
Aztag
: Et quand êtes-vous arrivée
vous-même à cette compréhension
?
Théa
Halo : Ce fut d'abord quand j'ai visité
la Turquie. C'était la première
fois que je me sentais connectée à
mon patrimoine. Ici, en Amérique, personne
ne sait qui sont les Grecs pontiques. Et tout
le monde me dit que je ne peux pas être
Assyrienne, puisque les Assyriens n'existent
plus. 'Comment puis-je être quelque
chose qui n'existe pas ?', me disais-je ?
Je n'avais donc pas de patrimoine, jusqu'à
ce que je me tienne sur la terre de ma mère,
puis sur celle de mon père. Pour la
première fois de ma vie, je me sentais
connectée à ces gens, qui étaient
finalement mon peuple. Et après avoir
écrit le récit de ma mère,
qui contenait le Génocide des Grecs
pontiques, des Assyriens et des Arméniens,
j'ai commencé à faire des recherches
sur l'Histoire générale, pour
le livre, et j'ai compris combien leur histoire
était réellement importante.
La pensée que des peuples qui avaient
vécu sur une terre pendant trois mille
ans et plus, pouvaient simplement être
supprimés de la face de cette terre,
et toute leur mémoire cesser d'exister,
non seulement là, mais sur la face
de la terre, était un testament très
puissant. Cela certainement rend le Génocide
complet, quand plus personne n'a entendu parler
de votre peuple. Les gens me demandent quelquefois
pourquoi j'ai intitulé mon livre 'Même
pas mon nom'. La raison en est que ma mère
a tout perdu, sa famille, sa maison, sa langue
et son pays, même son nom. Mais de nombreux
Grecs pontiques et les Assyriens, m'ont dit
que pour eux, le titre avait une plus grande
signification. Il signifie que même
les noms, Grec pontique et Assyrien, étaient
perdus pour le monde. C'était pour
moi une révélation intéressante.
Aztag : Beaucoup d'Arméniens
attachent une grande importance au territoire
qu'ils ont perdu. Pour eux le Génocide
n'est pas 'simplement' l'extermination d'un
million et demi d'Arméniens, c'est
aussi l'expulsion d'un peuple entier hors
de sa terre, et l'anéantissement d'une
culture. Quand vous parlez de la " terre
de votre père " et de la "
terre de votre mère ", éprouvez-vous
les mêmes sentiments ?
Théa
Halo : Presque toutes les cultures anciennes
ont cet attachement à la terre. Qu'y
a-t-il d'autre qu'un lieu qu'on appelle "
chez moi " ? Quand je me tenais sur cette
terre, pour la première fois de ma
vie, je pouvais réellement sentir mes
ancêtres, mes grands-parents. Ils devenaient
réels à mes yeux pour la première
fois. Ils faisaient autant partie de cette
terre que les arbres, les rochers, les herbes.
Leur sang et leur sueur se sont mêlés
à la terre pendant des milliers d'années.
Comment quelqu'un peut-il partir loin de là
sans sentir qu'une part de lui-même
est en quelque sorte restée derrière,
comme une jambe ou un bras amputés,
qui continuent à envoyer des sensations
au cerveau, même quand ils ne sont plus
là. Justement l'autre jour ma mère
m'a dit : " tu sais, quand tu es née
dans un pays, il y a une part de toi qui sent
toujours que ce pays est ta vraie demeure
".
Aztag
: Pensez-vous que la reconnaissance de ces
génocides devrait être une condition
préalable à l'accession de la
Turquie à l'Union européenne
?
Théa
halo : Je ne pense pas que la seule reconnaissance
des génocides soit importante, je pense
que plusieurs facteurs sont importants pour
l'entrée de la Turquie dans l'Union
européenne. Mais en reconnaissant les
génocides, ils devront résoudre
quelques-unes des autres questions également.
Par exemple, des journalistes, des éditeurs,
et des enseignants sont encore incarcérés
pour avoir parlé des Génocides.
S'ils reconnaissent les Génocides,
alors ils n'ont pas à garder en prison
leurs enseignants, leurs éditeurs et
leurs journalistes. Comme disait mon père,
vous tuez deux oiseaux avec une seule pierre.
Et il y a d'autres problèmes de droits
de l'homme que la Turquie doit régler.
Je dois vous dire que lorsque j'ai été
en Turquie, j'ai trouvé une terre visuellement
très belle, et j'ai trouvé les
gens exceptionnellement gentils et hospitaliers.
C'est dommage qu'ils ne puissent s'exprimer
librement et apprendre sans crainte ce qui
est arrivé dans leur propre pays.
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