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Par Khatchig Mouradian,
23 avril 2006
ZNet Europe
Traduction Louise Kiffer
"Aujourd'hui je m'incline devant le souvenir de tous les Arméniens qui ont perdu la vie et j'attends avec impatience le jour où les âmes de leurs petits-enfants seront finalement en paix, afin que nos âmes le soient également; et j'attends aussi que ce pays (la Turquie) rende compte de ce crime contre l'humanité. Je sens que les gens doivent faire de nombreux voyages dans le passé pour voir la vérité", dit la militante des Droits de l'Homme en Turquie, Nese Ozan. Elle se réfère à la déportation et au massacre des Arméniens dans les derniers jours de l'Empire Ottoman, un génocide commémoré tous les ans le 24 avril par leurs descendants partout dans le monde.
Bien que le Génocide arménien soit reconnu par la plupart des universitaires du génocide ainsi que par de nombreux parlements de par le monde, l'Etat turc continue à nier avec véhémence qu'il y ait eu un processus d'élimination planifié par l'Etat, processus qui a ôté la vie à environ 1 500 000 d'Arméniens qui vivaient sur leurs terres ancestrales. Les Arméniens étaient victimes, proteste-t-il, d'une lutte ethnique, ou de la guerre et de la famine, exactement comme beaucoup de Musulmans vivant dans l'Empire Ottoman pendant la Première Guerre Mondiale. En outre, selon l'historiographie officielle en Turquie, le nombre des Arméniens morts par suite de ces "malheureux événements" est exagéré.
Nese Ozan, ingénieure en métallurgie par ses études, me raconte comment, il y a deux ans, elle s'est embarquée pour un "voyage vers le passé" pour trouver ce qui reste de l'Eglise Sourp Sarkis, et de l'Ecole Mesropian, deux vestiges des innombrables restes de la destruction qui s'est abattue sur les Arméniens en 1915. "Quand vous m'avez demandé d'écrire ce que je ressentais au sujet du 24 avril, je me suis rappelée comment nous restions à observer, engloutis par un profond chagrin, les ruines dans lesquelles se cachait le souvenir des vies depuis longtemps disparues" dit-elle.
Un nombre croissant d'intellectuels et de militants en Turquie, comme Nese Ozan, parlent de plus en plus de l'importance de faire face au passé et de reconnaître les horreurs commises contre les Arméniens. Dans un pays formé par une idéologie nationaliste prédominante, pays où les violations des Droits de l'Homme et l'oppression des minorités sont devenues la norme pour la plus grande partie du 20ème siècle, parler de l'un des plus grands tabous en Turquie peut nous attirer toutes sortes d'ennuis. Les exemples abondent: en 1994, pour la première fois en Turquie, un livre affirmant le Génocide arménien a été imprimé par l'éditeur Ragip Zarakolu. Peu après, son bureau d'édition a fait l'objet d'un attentat à la bombe. Plus récemment, Orhan Pamuk, l'auteur turc de renommée mondiale, a été poursuivi en justice "pour avoir dénigré l'identité turque" en déclarant à un journal suisse Tages-Antzeiger, en février 2005, que "30 000 Kurdes et un million d'Arméniens avaient été tués dans ces terres (en Turquie). L'affaire judiciaire a finalement été classée. De nombreuses affaires similaires, cependant, sont en suspens, et plusieurs autres ont été conclues par des sentences d'emprisonnement et des amendes. Les professeurs d'université turcs comme Halil Berktay et Murat Belge qui publient et parlent en Turquie de l'extermination massive des Arméniens, sont bombardés de lettres de haine et sont calomniés par des nationalistes turcs.
Mujgan Arpat, une journaliste de la TV turque et militante des Droits de l'Homme, commémore aussi le Génocide arménien. "Pour moi aussi, le 24 avril est la date qui a marqué le début du Génocide arménien planifié par les dirigeants du Comité Union et Progrès (CUP) , me dit-elle.
En 1908, le CUP a obtenu le contrôle de l'Empire Ottoman, avec des promesses de réformes étendues et l'égalité des droits pour tous les peuples de l'Empire.
Cependant, en 1913, la faction nationaliste du CUP, qui tenait vivement à débarrasser la Turquie des peuples non-musulmans, a obtenu le contrôle du CUP et, sous le couvert de la 1ère Guerre Mondiale, s'est embarquée dans la déportation et le massacre des Arméniens qui vivaient dans l'Empire. "Le Génocide arménien a été largement un sous-produit de la Première Guerre Mondiale – en ce qui concerne surtout le succès de l'exécution. Mais les conditions préalables étaient déjà créées par une idéologie qui avait pour but de transformer la structure sociale hétérogène et pénible de l'Empire Ottoman, en une structure plus ou moins homogène", explique Taner Akcam, le premier Universitaire turc à reconnaître publiquement le Génocide arménien dans son livre "De l'Empire à la République nationaliste turque, et le Génocide arménien" (From Empire to Republic Turkish Nationalism and the Armenian Genocide – Zed Books, 2004).
Toutefois, ce n'était pas la première tentative de meurtre de masse envers les Arméniens vivant dans l'Empire Ottoman. Comme le rappelle Mujgan Arpat: "dans la période précédant le Génocide, les responsables des pogroms de 1894-96 et des massacres de 1909, appelés également "les massacres des Hamidiye", n'avaient pas été condamnés et ce fut l'un des facteurs qui a encouragé les exterminateurs du Génocide".
"L'obstacle qui se dresse sur le chemin de la Turquie pour confronter son passé est le fait que la République turque a été fondée par les mêmes personnalités qui occupaient des positions dominantes dans le Comité "Union et Progrès" fait remarquer Mujgan Arpat.
Selon de nombreux historiens, la république turque a été bâtie sur le génocide et l'Etat turc comprend que reconnaître le Génocide secouerait ses fondations.
Dans une interview, la sociologue Fatma Muge Gocek, Professeur associée de Sociologie à l'Université de Michigan, est d'accord sur ce point. "Cependant, s'il y a des fondations et que vous sachiez qu'il y a des problèmes avec celles-ci, est-ce que vous vivriez dans cette maison ?" demande-t-elle. Vous sauriez, que sur un point, cela vous causerait des ennuis. Vous savez que vous devrez éventuellement réparer ces fondations. Sinon, tout l'édifice va s'écrouler" remarque-t-elle.
Muge Gocek elle-même a ce qui suit à dire aux Arméniens commémorant le 91ème anniversaire du Génocide arménien cette année: Je veux que vous sachiez qu'en tant que Turque ethnique, je ne suis pas coupable, mais je suis responsable des blessures qui vous ont été infligées à vous Arméniens depuis un siècle et demi. Je suis responsable des blessures qui vous ont été causées par une injuste déportation de vos terres ancestrales, et par les massacres de la part d'un gouvernement qui aurait dû être là pour vous protéger. Je suis aussi responsable pour les blessures causées jusqu'à ce jour par la dénégation de l'Etat turc, déni de ce qui est arrivé depuis et jusqu'à aujourd'hui. Je suis responsable de tout ce qui est arrivé et se passe encore dans ce pays dont je suis citoyenne. Pourtant, je veux vous dire que je voyage personnellement tous les ans dans vos terres ancestrales pour revoir ce qu'il y avait là autrefois et ce qu'il y a maintenant. Quand je suis là-bas, je réalise de plus en plus combien votre départ a brisé l'esprit humain et a perverti la terre et le peuple. Je me rends compte de plus en plus que l'obscurité s'est répandue depuis la disparition de tant de vies, d'esprits, d'espoirs et de rêves "
Ayse Gunaysu, une militante de la branche d'Istanbul de l'Association des Droits de l'Homme de Turquie, a écrit ce qui suit quand je lui ai demandé ses pensées sur le Génocide arménien: "L'Asie Mineure n'a jamais retrouvé la paix, le bonheur et le bien-être après le Génocide arménien. Une grande malédiction est tombée sur ce pays. Les régions où il y avait des artisans, des fabricants et des commerçants, qui produisaient et échangeaient des marchandises, où des théâtres et des écoles disséminaient la connaissance et les réalisations esthétiques, où les églises et les monastères embellissaient les âmes, où une magnifique architecture incorporait une vaste et ancienne culture, bref un monde civilisé, urbain et animé, est devenu une région rurale de vastes installations nues, silencieuses, inhabitées, ou comportant des immeubles sans histoire et sans personnalité".
Ayse Gunaysu continue par ces mots: "Les gouvernements ont apporté les autoroutes et l'électricité et des installations de distribution d'eau, qui sont les symboles de la civilisation, mais la civilisation du pays n'a pas atteint la moitié de ce qu'elle était il y a un siècle. L'histoire de la patrie des Arméniens a toujours été marquée depuis lors par des effusions de sang. Les soulèvements kurdes, leurs violentes répressions, les massacres n'ont jamais pris fin. Ni la démocratie ne prévaut, ni l'espoir en l'avenir n'est entretenu. Oui, le Génocide arménien a laissé ces terres damnées. Il ne subsiste que l'agonie, les privations, les conflits, les tueries, les meurtres non résolus, les disparitions lors de gardes à vue, et les viols. L'effusion de sang continue. Elle continuera jusqu'au jour où la Turquie se rendra à l'appel de la conscience, au sens de la justice et à une honnête confrontation avec son passé".
Malheureusement, 91 ans après le Génocide arménien, il y a très peu de survivants des horreurs de 1915 qui soient toujours en vie, et qui pourraient être réconfortés par les paroles des personnes nées en Turquie, qui reconnaissent leurs souffrances et demandent pardon. Les descendants de ces survivants, cependant, vont déposer des couronnes aujourd'hui dans le monde entier, sur les mémoriaux du Génocide, sachant qu'une minorité de Turcs vont aussi commémorer – par leurs propres moyens – avec eux, dans un pays qui, espérons-le, un jour construira ses propres mémoriaux du Génocide arménien.
Khatchig Mouradian est un écrivain, traducteur et journaliste arméno-libanais. Il est rédacteur du journal Aztagdaily, publié à Beyrouth. On peut le contacter à: khatchigm@gmail.com