Aussi durs que des noisettes,
aussi doux que de la musique

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Par James Norton (Londres)
Traduction Louise Kiffer


Mon amie Judith Clark organise une exposition des costumes du cinéaste arménien Sergei Paradjanov dans sa galerie de costumes de Notting Hill l'été prochain, et on lui a offert pour cela un billet gratuit de la British Airways pour visiter le musée consacré à son œuvre à Erevan, capitale de l'Arménie. Etant dans l'impossibilité d'y aller elle-même, elle m'a offert le billet à sa place. Ce fut l'une des plus difficiles décisions de ma vie: Vais-je aller à un endroit que j'ai longtemps souhaité visiter, et m'incliner devant le monument de l'un de mes artistes favoris, ou vais-je rester pendant une semaine dans le Londres pluvieux, avec rien de particulier à faire ?

Vers minuit, le dimanche 22 novembre, j'ai atterri à l'aéroport au nom mélodieux de Zvartnots, curieusement construit comme un ensemble de cercles emboîtables, tel un prototype artisanal de l'aéroport Charles de Gaulle que quelqu'un aurait pêché dans une benne et décidé d'utiliser.

Je fus accueilli par le directeur du musée, le génial et généreux Zaven Sarkisian, qui me conduisit à l'Hôtel Erebouni au centre ville, m'enregistra avec une bouteille de bonne bière arménienne, et me laissa dormir quand le son du disco du rez-de-chaussée eût baissé.

L'Erebouni est un hôtel soviet classique, et le matin j'ai déjeuné dans une salle à manger massive sous des lustres modernistes bizarres, de saucisses de Francfort et des nouilles. Erevan se vante d'une ancienneté de 2700 ans, mais il n'y a pas de preuve évidente des 2600 premières années de cette période. C'est une petite ville, mais l'architecture est souvent massive et unique comme si la grandeur mésopotamienne avait dû renaître à l'époque moderne. J'ai fait un tour dans la vaste Place de la République avec ses bâtiments monumentaux y compris l'Hôtel Armenia et la Galerie Nationale de Peinture construits en roche volcanique rose semblable à un spam pétrifié. Mais ce n'est pas cela.

Zaven est venu me chercher à l'hôtel et m'a conduit au musée Paradjanov qui est logé dans un immeuble rénové, attrayant, en pierre noire, à la lisière de la ville. Un balcon en bois, de style géorgien, est perché sur le côté, surplombant la vallée de la rivière Hrazdan, dont les bords sont jonchés de détritus, et au-delà se trouve la grand cuvette grise d'un terrain de sports.

Une petite cour était couverte de feuilles jaunes d'un grenadier autour du buste du grand homme. Le musée était spacieux et joliment décoré d'arrangements de tapis arméniens, de plumes de paon dans des vases, et d'assortiments de plateaux de cuivre chargés de grenades, et tout le lieu est une maison de merveilles. Sur le sol, il y a des photos de Paradjanov et de sa famille, à différents âges, et la pièce est dominée par un immense portrait avec la légende "Maestro" sur un autel d'attirails exotiques. La plupart des éléments exposés sont des collages ingénieux et surréels de photographies, de tableaux, de tissus et de morceaux de vaisselle et de verre que Paradjanov produisait à un rythme prolifique inversement proportionnel à son activité cinématographique indéfiniment contrecarré; des casquettes ornées de bijoux dont les trésors sont réduits à la sympathie visionnaire d'un homme dont la carrière était continuellement harcelée par le saccage des belles choses. A l'étage au-dessus se trouvent des dessins plus petits exécutés en secret lorsqu'il était en prison, ainsi que des croquis pour des posters, et des collages, et des costumes fabriqués avec étoffes éblouissantes. J'étais venu pour voir: un manteau confectionné avec des fragments de tapis, et une tunique faite avec une variété de tissus à fleurs. Il y avait aussi de nombreux chapeaux décorés de fleurs en plastique, de gants, d'oiseaux morts et de plumes de paon, et je me mis à photographier tout cela afin que nous puissions décider lesquels demander pour l'exposition de Londres. Cela me prit presque toute la journée, car je suis un photographe nul, interrompu pour déjeuner avec Zaven et le personnel du musée. Dans la galerie, Maria Callas chantait. Au fait, si quelqu'un doute de l'excellence arménienne dans les domaines du film et de la photographie, qu'il veuille noter que les Arméniens eurent un roi qui s'appelait Kodak.

En fin d'après-midi, je suis retourné à l'hôtel à travers quelques-uns des parcs qui entourent le centre ville, passant devant des statues monolithiques d'immortels locaux, et plus tard j'ai exploré les rues éclairées par intermittence autour de la Place de la Liberté, l'autre principal centre de la ville, avant d'aller dîner au "Leningrad Chicken" qui est le poulet de Kiev avec des noisettes (qui poussent à profusion en Arménie et pas du tout à Léningrad) dans une pizzeria.

Le lendemain matin était particulièrement frais et ensoleillé, c'était ma première chance d'avoir une bonne vue de la ville. Elle est un peu plus prospère que la Géorgie, sans ces coupures de courant de la campagne et les conflits civils, mais il y a un tas de maisons de bois pourri gaspillées, entassées derrière chaque rue principale. Mon premier arrêt a été au Matenadaran, un temple sombre de la parole écrite qui rayonne au sommet de l'avenue appelée Mesrop Mashtots, du nom de l'inventeur des alphabets arménien et géorgien bizarrement bouclés, au 5ème siècle après J.C. Le Matenadaran paraît et a l'air d'être le dépositaire de toute la littérature occulte du monde, et il se peut très bien qu'il le soit. Il contient certainement l'une des plus grandes collections de manuscrits du monde, ainsi que de nombreux ouvrages d'auteurs classiques, qui ont survécu uniquement grâce à des traductions arméniennes. Etant entré par des portails gardés par des statues de géants de la littérature arménienne (vous savez qui vous êtes) j'ai émergé dans une salle d'exposition circulaire où était disposée une collection exquise de manuscrits illuminés provenant du monde entier. Puis j'ai flâné dans la rue Sayat Nova du nom du poète dont la biographie est le chef-d'œuvre de Paradjanov "Couleur de Grenade". De là, j'ai traversé le Musée de la Création Enfantine. Mon Dieu, que ces enfants arméniens sont habiles au macramé ! Leurs macramés feraient s'envoler vos portes ! Le musée a des exemples d'art enfantin du monde entier, tout est vif, imaginatif et primitif, sauf les créations de Corée du Nord qui sont un portrait dessiné impeccablement du réalisme socialiste. Je pense que les parents de certains leur ont donné un coup de main, n'est-ce pas ? Pour me débarrasser de cette misère morale; j'ai couru à la Galerie Nationale de Peinture, où je suis tombé dans l'embuscade de deux dames amicales qui visitaient la galerie de fresques écaillées, et pensaient qu'être originaire de Londres était plutôt intéressant. Elles me demandaient incessamment si j'avais des enfants. J'ai échappé à leurs crampons pour examiner l'œuvre de Hakob Hovnatanian, peintre du début du 19ème siècle qui fut le sujet d'un court métrage de Paradjanov, des portraits d'Arméniennes dans de magnifiques costumes locaux dont les visages rayonnaient comme des flammes de bougie, des personnages ayant l'intensité tragique de ceux de son contemporain Goya.

Je suis retourné à l'hôtel pour rencontrer Artsvi Bakhchinyan, un critique de film et un type de première classe qui travaille pour la Fondation George Soros. Il m'a emmené au fabuleux Musée du Moyen-Orient. C'est une galerie fondée par Marcos Grigorian, qui a été élevé en Iran où ses parents avaient fui les massacres arméniens par les Turcs. Dans sa jeunesse, Grigorian est devenu un célèbre athlète en Iran, puis un acteur de cinéma, ensuite il s'adonna comme dérivatif, à l'art de la peinture à l'huile jusqu'à ce qu'il trouve sa propre voie et crée des œuvres puissantes et brillantes, en utilisant des matériaux naturels tels que le bois, la paille et la terre arménienne pour évoquer l'histoire tragique du pays. Plusieurs de ses œuvres sont exposées ici. Grigorian aujourd'hui dirige une galerie à New-York et lorsqu'il a quitté l'Iran pour l'Arménie, il s'arrangea pour se consacrer à une étonnante collection d'arts historiques et d'artisanats iraniens comprenant une série d'images du soleil provenant de la culture préislamique provenant du pays d'adorateurs du soleil, ainsi que des miniatures érotiques, et un ensemble merveilleusement présenté de robinets, de heurtoirs, de fers à repasser et de serrures. Un vieux gramophone était là dans un coin et le directeur de la galerie tourna la manivelle et mit un disque crépitant de Caruso qui gazouillait "O sole mio", puis il me fit présent de deux pommes. En sortant, je vis par terre dans la cour une grande statue sans tête de Lénine, qui se trouvait précédemment Place de la République et qui portait son nom. On m'a dit que la plus célèbre de toutes les Arméniennes, Cherilyn Sarkisian, dont le surnom d'artiste avait laissé tomber les dernières lettres de son nom, prenait un grand plaisir à se faire conduire auprès de cette érection tombée, lorsqu'elle se rendait dans sa patrie.

Artsvi m'emmena ensuite pour un lunch dans une autre pizzeria, où pour conserver quelque intégrité nous avons commandé une pizza arménienne, surmontée de fromage local, de pasterma et de grains de grenade. C'était très bourratif, mais Artsvi insistait pour que nous le finissions, car selon une tradition arménienne, si tu ne finis pas ton plat, ta future femme sera odieuse. Artsvi, qui est déjà marié, ne tint pas compte de tout ça, mais moi, étant donné ma situation gastrique, pris le risque de ce vieux conte de femme odieuse, et j'ai cédé. Non seulement je finis presque toujours mon plat, mais souvent ensuite je commande quelque chose d'autre, et j'espère maintenant que ces démonstrations de grosse incontinence vont peut-être me mettre en bonne position pour chasser la malédiction de la pizza non terminée. [ Depuis que j'ai écrit cet article je me suis marié, et je peux affirmer heureusement que ce présage est une absurdité.]

Je suis retourné au Musée Paradjanov pour photographier les costumes dehors au soleil, puis j'ai retrouvé Artsvi et son beau-frère Hakob au grand Opéra circulaire Spendiarian et au Théâtre du Ballet, Place de la Liberté. Nous sommes allés à un concert "Sérénade" de l'Orchestre de Musique de Chambre, financé en partie par la Fondation Soros d'Arménie, puis une suite de ballet par un compositeur moderne arménien Tigran Mansourian, et un nouveau concerto de violoncelle par lui-même, ainsi qu'une suite adaptée de Carmen par un compositeur russe. Avant que le concert puisse commencer, un vieux barbant fit un discours sur l'orchestre, faisant l'éloge de sa jeunesse, si bien qu'à la fin de son discours nous étions tous beaucoup plus vieux. La musique, toutefois, était absolument suprême, la première suite, un mélange impressionnant de grandeur mélodique et de riffs de violon étonnamment complexes, le violoncelliste était un virtuose, et la suite de Carmen débordait d'airs claquants. En face de nous était assise une vieille femme arménienne, originaire de Roumanie qui avait assisté à tous les concerts et représentations théâtrales d'Erevan depuis 1945, et dont l'enthousiasme lui avait valu le surnom de "Diguine Abris" (Madame Bravo). Pendant Carmen, elle ferma les yeux, captivée, et battait des mains élégamment vers la musique comme si c'était une vieille amie avec laquelle elle renouait une conversation privée.

Puis nous sommes allés au bar de jazz Poplavok, situé sur un lac miroitant dans un parc proche. C'est là où l'intelligentsia branchée traîne, et comme il y avait un quartet de jazz qui jouait doucement, nous nous sommes assis près de la nappe d'eau noire et Artsvi m'interviewa pour un film et un documentaire TV hebdomadaire au sujet de ma visite. Soudain, il s'arrêta en plein milieu de ses questions. Je me suis retourné et j'ai vu une grosse oie fluorescente debout près de. mon coude, comme une sorte de dodo en technicolor au regard impertinent et gourmand. Puis elle disparut aussi soudainement qu'elle était venue.

Le lendemain matin, j'ai attrapé le bus pour Etchmiadzine, à une vingtaine de km d'Erevan, le lieu saint d'Arménie. Nous sommes sortis de la ville, nous sommes passés devant une forteresse persane aujourd'hui consacrée à la mise en bouteilles de l'eau-de-vie qui est l'une des principales exportations du pays, nous avons dépassé le lac Yerevan au pied du canyon, puis nous avons débouché sur la plaine plate de l'Ararat, ses lotissements poussiéreux et ses vignobles inondés de lumière jaune. A mi-chemin, le bus tomba en panne mais nous nous sommes arrangés pour en attraper un autre et sommes bientôt arrivés à Etchmiadzine. J'ai traversé un parc dans l'enclave paisible de la Cathédrale d'Etchmiadzine, qui comprend un monastère actif et le Quartier Général de l'Eglise Arménienne. Des moines, vêtus de noir et barbus, marchaient résolument le long et au-dessous des arbres d'automne. Les églises arméniennes ont des toits coniques distinctifs qui ont été adoptés par leurs homologues géorgiens, et cette cathédrale renforcée est la plus magnifique de toutes. A travers l'obscurité de l'intérieur, on peut faire d'exquises arabesques légèrement dorées de motifs floraux sur les plafonds, une sorte de style persan christianisé.

La cathédrale comporte également un musée qui présente des calices d'or et d'argent et des icônes encadrées de filigranes compliqués. Autour de la place principale d'Etchmiadzine se trouvent des modèles dans des boîtes en plexiglas de toutes les églises de la ville, et au moment de partir je suis aussi passé par l'église en pierre rouge foncé de l'église Ste Hripsimé, entourée d'un mur ancien.

De retour à Erevan, j'ai visité le principal marché alimentaire de la ville, abrité dans un magnifique bâtiment éclairé à chaque extrémité par des modèles exotiques semblables à des flocons de neige orientaux sculptés dans les murs. Je suis passé aussi devant une nouvelle mosquée en construction resplendissante de tuiles turquoise, j'ai flâné dans des rues ensoleillées, décevant les démarches des nombreux marchands de tapis de la ville, me plongeant dans une exposition impressionnante d'art du 21ème siècle par de jeunes peintres locaux, et intrigué par la cage d'escalier d'un immeuble décoré de splendides fresques murales abstraites, bordée d'une longue chaîne bulbeuse d'ampoules comme une molécule géante de cuivre.

A 17 H - heure à laquelle les concerts commencent ici généralement - c'est l'heure d'une soirée avec Sayat Nova, dans la petite Salle Philharmonique bondée. Naturellement, Madame Bravo était là aussi. Après un long discours d'introduction, un ensemble de musique traditionnelle arménienne entra en scène, superbement habillés de costumes folkloriques kitsch, tels des courtisans médiévaux du Moyen-Orient, en robes de satin brillant, et tuniques avec des boutons en faux diamants. Le groupe avec joueurs de luth, touloum, kamantcha et kanone commença à jouer et l'un d'une suite de chanteurs solo quitta le rang longeant la scène pour offrir des interprétations ravissantes des paroles des chansons du poète. Entre chacune de ces brèves prestations, il y avait des offrandes de bouquets à chaque chanteur, et encore de longs discours d'introduction par différents orateurs et spécialistes. Après ce superbe concert, je fus ravi de pouvoir acheter une cassette de l'ensemble à la table de vente à l'extérieur. Avant de quitter la Salle de Concert je dois ajouter que les toilettes pour messieurs étaient d'une condition à être incluses dans the Rings of Satan, mon prochain livre somptueusement illustré pour table-basse dans les WC publics de l'ex-Union Soviétique.

J'ai retrouvé ensuite Artsvi et nous nous sommes mis en route pour une rencontre inhabituelle.
Nous avions discuté la veille d'un génie du documentaire Artavazd Pelechian, et Artsvi avait dit que nous pourrions peut-être aller le voir. Pelechian est un célèbre reclus qui déteste la publicité, mais enhardi par ma présence, et moi par la sienne, Artsvi contacta un intermédiaire, et à notre surprise nous avons été invités chez lui. Les films de Pelechian sont remarquables car ils se fixent sur des thèmes fondamentaux et cosmiques, avec des titres tels que: Nous, Habitants, Saisons, Notre Siècle, Au Commencement, ils attestent, projetés avec un degré de maîtrise et un rythme qui les fait apparaître comme si toute la vie sur terre avait essaimé et s'était épanouie à travers la pellicule. Qui peut oublier cette image répétée en boucle d'un bélier lancé et tombant en cascade dans un rapide ? Nous avons pris un bus bondé, branlant, pour atteindre là-haut les collines entourant la ville et sommes descendus devant un lotissement de blocs d'appartements soviétiques, à tâtons à travers l'obscurité entre ces immeubles pour essayer de trouver le bon.

Après avoir esquivé des morceaux de béton et des flaques, et avoir interrogé de vagues voisins sur la direction à prendre, nous y sommes arrivés. Dire qu'un homme qui avait donné tant de plaisir à des millions de gens vivait dans un endroit pareil ! Passant par une porte extérieure ornée d'un graffiti avec les mots "Michael Jackson" nous sommes arrivés chez Pélechian dont la porte était décorée d'un chardon peint en blanc. C'est sa femme accueillante Aïda qui nous a fait entrer et nous a offert du thé. Lui était assis en face de la télé à regarder des images d'églises, mais le son était si mauvais et les couleurs si vives qu'il semblait que par un miracle de chromographie Dieu eût exprimé leur image par une goutte d'eau bénite sur un papier buvard. L'appartement était petit mais confortable et pourvu d'une grande collection de jouets en peluche.

Péléchian paraissait fatigué et grisonnant, il n'avait pas travaillé depuis un certain temps, bien qu'il eût de nombreuses idées en projet. J'ai commencé à essayer de l'interviewer, avec Artsvi comme interprète. Naturellement, méfiant et sec au début, Péléchian devint peu à peu chaleureux envers nous. Il nous dit qu'il pensait que Paradjanov était le plus grand artiste du cinéma, et il nous décrivit ses théories de plus en plus sauvages sur le film. Il me demanda ce que je pensais de ses films, et je lui dis que c'était comme si on regardait une tempête, et il dit qu'il y avait en eux des champs magnétiques, ils lançaient des vibrations radioactives dans le subconscient de l'auditoire; le langage de l'homme préhistorique était le langage du cinéma qui avait été brisé en mille morceaux par la Tour de Babel; le film est un assemblage d'objets absents et le système solaire est un montage…

Artsvi et moi somme sortis en chancelant dans la nuit, et sous les seules lumières du voisinage, nous avons fait nos affectueux adieux. J'ai pris un minibus pour retourner en ville, je suis passé devant le Palais présidentiel dont la sécurité était grandement assurée, et j'ai trouvé un bon restaurant arménien. Il n'avait pas de menu, mais m'a décrit quelque chose qui semblait tentant, un plat national, pas moins: un poulet "préparé". C'était du porridge avec du poulet. Ce n'était vraiment pas un mélange judicieux, et à mon avis n'était pas à essayer chez moi.

Je me suis levé de bonne heure le lendemain matin et j'ai loué un chauffeur de taxi plein de vie qui s'appelait Edward, pour un autre promenade en dehors de la ville. Nous grimpâmes dans les collines au lever du soleil. Une fois que la ville s'éclaircit, nous nous sommes arrêtés sur une crête et nous avons regardé vers le sud. Là, rayonnant légèrement avec une majesté de neige, se dressait la cime du Mont Ararat, à environ une cinquantaine de km, et à 1km,5 de la plaine.
Cette montagne sacrée des Arméniens se trouve maintenant tristement juste au-dessus de la frontière turque, vision de Tantale de leur ancienne patrie, visible seulement à ce moment de la journée avant que le brouillard d'Erevan se lève pour la cacher.

Un peu plus loin, il y avait le village de Garni, groupé autour du bord d'une falaise qui protégeait de riches vignobles et des vergers. Là se dresse un temple classique, petit mais parfaitement formé, construit au 1er siècle apr.JC pour le dieu du soleil, Mihr, qui maintenant illuminait le monument à la perfection. Outre le temple, se trouvent les restes d'un bain avec un sol en mosaïque décoré de créatures marines. Le village endormi fut réveillé par un chœur de coqs; dans les rues, les mères conduisaient leurs enfants à l'école, et au loin la neige couvrait les hauteurs. Nous avons roulé quelques kilomètres plus loin, maintenant parmi les montagnes rocheuses et les ravins, vers Geghard, un monastère du 12ème siècle en partie creusé dans le roc.

Derrière l'église s'étendent les anciennes cellules sculptées d'animaux et éclairées par les rayons argentés du soleil qui filtraient à travers le roc. Les falaises tout autour sont remplies de plus petites tombes rupestres et de tablettes sculptées à motifs de dentelle. L'endroit a l'air d'une retraite himalayenne, avec son air paisible, entouré d'immenses falaises rocheuses. Un pont arqué genre japonais est au-dessus d'un ruisseau au bord des rives duquel pendent les branches d'arbres à souhaits festonnés de bandes de tissus par d'intrépides pèlerins.

L'une des joies d'Erevan est sa façon d'avoir le même genre d'immeubles que partout ailleurs mais de conceptions radicalement différentes. Au-dessous d'un centre commercial en forme d'un gigantesque chapeau tricorne, je suis descendu dans le métro. A l'autre bout, j'ai été émerveillé par la beauté de son quai de marbre blanc et de ses magnifiques lustres, et comme prévu, j'ai pris une photo. Soudain, un gardien m'a saisi par le bras et m'a entraîné au bureau du chef de service, en me demandant ce que je pensais faire. Après avoir marmonné des excuses ( et sans protester pour le fait qu'il y avait une brochure largement disponible à la vente avec les photos des stations de métro de la ville) j'ai été relâché, mais prévenu que c'était là un lieu de défense important.

A peine de retour à la maison, j'ai immédiatement essayé de vendre la photo à la CIA, mais ils m'ont dit d'aller me faire foutre. Manifestement, des plans pour une invasion souterraine de l'Arménie avaient été mis au placard. J'ai visité le Musée des Arts et Traditions Populaires Arméniennes, qui est plein de costumes et de tapis merveilleux, et de merveilles compliquées de filigranes. J'ai flâné dans les rues, sous l'immense statue de Mère Arménie, je suis passé par l'université bondée d'étudiants pressés, et je me suis demandé de quoi parlaient les hommes dans de pauvres vestes de cuir attroupés à tous les coins de rue toute la journée. Plusieurs groupes d'hommes entouraient aussi des joueurs de trictrac, tandis que des femmes étaient occupées derrière des petits stands de kebab qu'elles farcissaient de pita au coriandre.

J'ai été prendre le thé au Musée Paradjanov, et Zaven m'a offert aussi un grand verre de l'eau-de-vie locale, après lequel j'étais si assommé que j'ai essayé de sortir du musée à travers le placard à balais, deux fois. Et cela après avoir inspecté chaque pouce de l'endroit pendant deux jours aux heures d'ouverture. Je suis remonté de nouveau sur les collines qui surplombent la ville pour visiter le Monument du Génocide, commémorant le million d'Arméniens tués par les Turcs en 1915. Pour y arriver, il me fallait faire le tour d'un stade de sports gigantesque qui ressemblait à une œuvre artisanale étrangère, de conception aussi extraordinaire que l'Opéra de Sydney. A l'intérieur, se tenait une exposition commerciale de chaussures iraniennes. Le monument lui-même s'élève sur un promontoire et comporte une flamme éternelle dans une coquille de maçonnerie autour de laquelle sont arrangées des fleurs et de grandes bornes en forme de croix garnies de grosses fleurs rouges et blanches. En outre une aiguille géante de granit perce le ciel, et au-dessous de tout cela un musée souterrain et les archives. En une sombre après-midi d'automne comme celle-ci, l'effet était vraiment saisissant.

Je suis retourné pour la dernière fois au Musée Paradjanov où Zaven et moi avons photographié de nouveau les chapeaux à l'aide de projecteurs. En tant que photographe professionnel, il a supporté patiemment ma maladresse. Puis il m'emmena chez lui pour un dîner délicieux avec lui et sa femme. Illustrant l'histoire avec son album de photos, Zaven me dit qu'il avait été une pop star à Erevan dans les années 60, et avait un groupe appelé "The Dreamers", qui avait été naturellement sujet à toutes sortes d'obstructions officielles. Ses photos ressemblaient vraiment à celles des Beatles. Cette ravissante hospitalité, arrosée de rasades de vodka locale, mit fin parfaitement à mon voyage.

Je viens de recevoir une copie de l'interview d'Artsvi, qui paraît être une photo de moi au sein d'une mer de nouilles. L'article est intitulé: James Norton " L'Arménie a un fort caractère et les gens sont comme cela.". Je n'aurais pas pu le dire mieux moi-même..

James NORTON

Que nous remercions pour son aimable autorisation , ainsi que Artsvi Bakhchinyan pour sa collaboration.


Source: Une anthologie d'écrivains du monde entier sur l'Arménie et les Arméniens.
Intitulée:
"AS HARD AS WALNUTS, AS SOFT AS MUSIC."

World Writers about Armenia and Armenians. Compiled, preface and comments by ARTSVI BAKHCHINYAN. Yerevan, 2006