Histoire d'une arménienne turquifiée

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Texte Original en arménien de feu Mgr. Mesrob ACHDJIAN.

«…J'écris ces quelques lignes à Fétiyé Tchétine »

Qui est-elle ?

Il y a quelque temps, le quotidien arménien « Haratch » avait publié une lettre parue dans le journal bilingue d'Istanbul Agos. C'était une sorte d'avis de décès dans lequel une femme parlait de sa grand'mère Héranouch (un prénom arménien. Ndt) Héranouch était la petite-fille de Hayrabed Gadarian, écrivait cette Turque, la fille de Hovannès et Iskouhie Gadarian, du village Habab de Palou. Ensuite elle racontait qu'étant élève de 4ème au cours élémentaire « une époque d'accumulation de maux est arrivée » et Héranouch a perdu toute sa famille. Elle a eu une nouvelle famille, a reçu un nouveau nom. Elle a oublié sa langue et sa religion. Elle ne s'est pas plainte, mais elle n'a jamais oublié son père et sa mère, son village, ses proches… » (cf. Haratch du 18 février 2000)

Héranouch qui a vécu dans la nostalgie pendant 95 ans, est morte au début de l'an 2000. Et voilà maintenant sa petite-fille qui a la hardiesse de rechercher les proches de sa grand'mère, ce qu'elle n'avait pas pu faire de son vivant. T . Arpi, dans la rubrique « Au jour le jour » du journal ajoute que ces jours-là ne reviendront jamais. D'une certaine façon, elle aussi, fermait les portes du retour et de l'espoir pour Fétiyé Tchétine.

Moi aussi j'aurais pu, comme tant de lecteurs, lire cette rubrique, éprouver de la douleur, m'attrister, sourire douloureusement à la lecture de ce destin cruel, et ne plus y penser. Mais dans cet article il y avait un nom qui a retenu mon attention : Habab. C'était Havav, le village natal de ma mère, où j'ai été tant de fois, où j'ai fait le signe de croix, où j'ai bu l'eau de la source, où j'ai allumé des cierges dans le beau monastère des Arméniens, où mon chauffeur kurde m'a appliqué sur le front la terre du monastère. Il m'était impossible de rester indifférent. Puis je me suis rappelé que lorsque j'étais petit ma mère me parlait de Karékine « Gadargants », des Gadarian… Et je me suis promis de retrouver les racines de cette Héranouch. Mais comment ? Le seul être vivant dont j'avais l'adresse était mon oncle, mon oncle Souren, qui a presque 100 ans, et qui vit dans une ville du New Jersey.

Début mars, j'ai été le voir. Lui a l'habitude de noter sur des bouts de papier ce qui lui passe par la tête, surtout les questions qu'il va me poser quand j'irai le voir, pour essayer d'y répondre, pour examiner et en discuter avec moi jusqu'à la prochaine rencontre. Depuis deux ou trois ans, c'est ce que nous faisons. Mais au mois de mars dernier, c'était moi qui m'approchais de lui pour le questionner.

Tonton, te souviens-tu d'une Héranouch Gadarian ?

Bien sûr qu'il s'en souvenait. Mon oncle est un dictionnaire ethnographique, un Madénataran (bibliothèque) ambulant, l'histoire des Arméniens, la lutte Arménienne; il connaît par cœur toute l'histoire des Arméniens d'Amérique. Mais Havav, il s'en souvient d'une façon différente, maison par maison, pierre par pierre. Il connaît les vignes, les différentes sortes de raisins, les arbres fruitiers qui poussaient sous les murs, les buissons du monastère… Il sait tout. Et petit à petit, l'arbre généalogique de Héranouch se mit à fleurir, toute sa famille réapparut. Moi je prenais des notes, que j'allais rédiger, en souvenir d'une personne sur un million. En souvenir de Héranouch agée de dix ans, qui a été turquifiée en 1915, et est restée en Turquie. Ma mère, mon oncle maternel, des milliers comme eux ont été turquifiés de force, ils avaient reçu des noms turcs : Moustapha, Zékiyé…Beaucoup avaient réussi à retourner dans leur peuple. Héranouch n'avait pas pu. On l'avait appelée Séhère et elle était restée Séhère.

Et avec mon oncle nous avons entrepris le voyage des souvenirs. Peu à peu, des visages sont apparus, des épisodes, des noms, des numéros de téléphone ont été trouvés. Le petit peuple de Havav était devenu une carte dans la carte de l'Amérique. Héranouch avait un frère, Khorène, qui, il y a quelques années était venu rendre visite à l'oncle Souren, avec son petit-fils David.

Mon oncle a raconté que le père de Héranouch, Hovannès, avait épousé Iskouhie Arzoumanian et qu'il vivait en Amérique quand le grand désastre s'était produit. Mais ce n'est qu'en 1920 qu'il était retourné en Orient et avait retrouvé, à Sévéreg ou Alep ? sa fille Héranouch et son fils Khorène. Khorène est rentré avec son père en Amérique, mais Héranouch, qui était mariée avec un Turc, refuse de partir, elle prie son père de la laisser dans sa nouvelle vie. Hovannès retourne en Amérique, où il refait son nid. Il a ensuite d'autres enfants : Hrant, Marguerite. Mon oncle parle, il raconte que Ohan (Hovannès) était fils d'une famille nombreuse, qui comptait six garçons et une fille, il cite leurs noms : Hrant, Boghos, Stépan, Garabed et Manoug (naturellement il avait oublié le nom de la fille). Et soudain mon oncle suffoque, il se rappelle Manoug, qui étant petit avait été très gravement malade, tout le village avait prié pour que l'enfant guérisse, le petit fut sauvé, mais en 1915 les Turcs l'ont tué. A quoi bon ? Le destin de Stépan était encore plus triste. Il avait été emprisonné en 1915, et quand Souren avait été le voir, Stépan voulait briser les barreaux de sa cellule ; et il demandait d'une voix déchirante qui était resté de leur famille.

Maintenant que j'écris ces lignes, vont-elles parvenir aux mains de Fethiyé, que va-t-elle penser ? Va-t-elle dire : "Que ces jours-là s'en aillent et ne reviennent plus" ? Et que dirait Aharonian, qui geindrait tel un Menestrel aveugle :

« Si tant de cruautés par nos enfants étaient oubliées
Que l'opprobre du monde entier sur l'Arménien soit jeté ! ».

J'ai continué mes recherches. J'ai trouvé sur AOL, les adresses de Khorène, de sa petite-fille Virginia, qui se trouve dans une ville du sud du New Jersey. Elle a deux enfants, David et Michel. Elle a aussi une sœur : Sylvia, qui habite à Anahaim en Californie. Ma conversation avec Marguerite, la soeur de Héranouch, qui vit à Oosder était encore plus émouvante. Apparemment elle était très impliquée dans la vie de l'église Sourp Perguitch (Saint-Sauveur) de la ville où elle habitait. Marguerite se rappelle tout et ajoute qu'elle a 3 enfants : Richard, Nancy et Deborah ; elle a aussi deux petits-enfants : Edward et Lorine. Probablement un jour je rencontrerai Marguerite, qui est une mère très sympathique, j'en ai rencontré beaucoup comme elle en Amérique. Agée, pratiquante, préparant de bonnes pâtisseries, elles prennent part aux « kermesses » de l'église et apportent avec elles la douceur des mères arméniennes… Madame Marguerite raconte un épisode de la vie de sa sœur. Leur frère Khorène, dans les années 50 avait réussi à envoyer de l'argent en Turquie pour que leur sœur Héranouch vienne leur rendre visite en Amérique. Héranouch a refusé d'aller en Amérique et elle a envoyé à sa place son fils Mahmoud. Mahmoud arrive, et le scandale éclate. « Turk oglou Turk » (100 % Turc) dit Marguerite, et elle ajoute : toute notre parentèle de New York a été très affectée, ils ne voulaient pas le voir, ni le recevoir. Moi je l'ai pris et je l'ai ramené chez moi à Oosder, en attendant que leur colère se calme… S'est-elle calmée ou non ? La famille de Héranouch a-t-elle pu accepter Mahmoud comme un des leurs ? Je n'en sais rien. Mais il me semble que cette Féthiyé Tchétine est la fille de Mahmoud. J'écris tout cela, je ne sais pas pourquoi. Avons-nous un espoir avec Féthiyé ? Que va faire la fille de Mahmoud « Turk oglou Turk », va-t-elle entendre la voix du sang ? et après ? Allons-nous accepter Fethiyé, nous qui maintenant sommes devenus Richard, Déborah, Nancy, Sylvia, Virginia. Mon Dieu, comme notre destinée est sombre ! et l'épouvante de 1915 s'empare de nouveau de mon être. 1915 continue, le désastre continue. L'Arménie privée d'Arméniens crie, elle cherche ses enfants. L'Arménien sans terre erre sur des rives étrangères, sans destinée, affublé de noms divers et étonnants

Féthiyé Tchétine, voilà l'histoire de ta famille, l'histoire de ta grand'mère et de son père. Le père de ta grand'mère s'appelait Hovannès, sa mère s'appelait Iskouhie. Ton grand-père s'appelait Hayrabed Gadarian. Hayrabed était très connu à Havav, il était marguillier de l'église, un bon instituteur, musicien. Il a servi à Arghen Madène et à Keghi. Son frère Andréas était encore plus connu, il était professeur, il avait eu comme élève Yéghiché Tourian qui devint archevêque, et Melkon Gurdjian et bien d'autres…

Son Eminence l'Archevêque Mesrob Achdjian, auteur de cette lettre publiée à Erevan en 2002, est décédé à New York le 2 décembre 2003 à l'âge de 62 ans. Il avait servi fidèlement l'Eglise pendant un demi siècle avec un zèle extraordinaire. Après avoir été nommé par la Grande Maison de Cilicie Archevêque des paroisses arméniennes de la Côte Est des USA, et Archevêque du Canada, il s'était installé les dernières années de sa vie à Sainte Etchmiadzine. Il était l'auteur de milliers d'articles et d'une cinquantaine de livres et son érudition concernant l'histoire et la culture du peuple arménien était remarquable.(ndt)

Epilogue : A la suite de cette lettre, Fethiyé Tchétine a pris contact avec sa famille d'Amérique, elle est allée voir la soeur de sa grand'mère et le reste de la famille, les tombes de ses grands-parents et des parents de sa grand'mère. Elle a écrit un livre en turc , l'histoire de sa grand'mère, intitulé "Anneannem" ("Ma grand-mère").(ndt)