Extrait
des " Temps Modernes " N° 353
- décembre 1975
"
Comment peut-on être Arménien
? " de Janine Altounian
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Les Arméniens de la diaspora sont confrontés
à cette double manifestation de la
perversion du bourreau : le crime et son déni.
Il a été dit que le souci de
faire reconnaître le génocide
par l'O.N.U. émanait d'une préoccupation
éthique dérisoire puisqu'en
définitive les Arméniens avaient
été sacrifiés aux menées
de l'impérialisme sur l'échiquier
politique. Mais à ce propos, on oublie
trop vite que le propre de l'impérialisme
n'est pas seulement d'ambitionner l'exercice
d'une hégémonie, mais tout en
même temps d'occulter ce désir,
au point de prétendre que toute suspicion
à son endroit est un simple procès
d'intention. Tout colonisé doit nécessairement
être convaincu de ce que le colonisateur
lui a apporté l'hygiène, le
pain, l'emploi, l'école, la civilisation,
bref sa vie actuelle dont il lui est redevable.
Si tous ces apports induisent l'assertion
implicite que le colonisé n'existait
pas auparavant, il procède de la même
logique pervertie que nul ne peut être
incriminé de l'avoir fait " disparaître
" puisque aussi bien il n'avait rien
et n'était pas.
C'est
donc bien au coeur de la structure du désir
impérialiste que s'inscrit la problématique
de la non-reconnaissance, par les puissances
mondiales, du génocide arménien.
C'est parce qu'il prétend ne pas avoir
été que ce génocide en
est véritablement un et même
" exemplaire ".
Ce
serait certes un trait de naïveté
de dissocier ici éthique et politique.
La démarche éthique ne se propose
nullement d'instaurer un Dieu le Père,
humanitaire et juste qui par un certificat
de génocide... réhabiliterait
les innocents et condamnerait les méchants.
Elle tente de démasquer cette mystification
dans l'histoire des Arméniens, et,
au-delà même, toute mystification
des opprimés, où se fonde le
rapport dominant-dominé, exterminant-exterminé,
civilisé-acculturé... Le renversement
initial, déterminant, du rapport des
forces actuelles, serait pour les Arméniens
d'accéder à l'existence. Or,
aujourd'hui, aux yeux des Turcs et de leur
auditoire, les Arméniens n'existent
pas en tant que ce qu'ils sont au premier
chef : les rescapés de massacres qui
ont eu lieu à telles dates, à
tels endroits, les " actes manqués
", les loupés, les symptômes
gênants, à évacuer nécessairement,
d'une entreprise d'anéantissement.
Oeuvrer pour la reconnaissance du génocide
en réduisant le problème à
une dimension académique, ou bien revendiquer
les terres, ne constitue une alternative qu'en
apparence. Il y a un rapport intrinsèque
entre l'absence de population arménienne
sur les territoires orientaux de la Turquie,
et la non-reconnaissance du génocide
par celle-ci. C'est parce qu'il a été
" évacué " que le
spolié ne le paraît plus. Il
ne dispose plus du lieu, pièce à
conviction maîtresse de la spoliation,
il est démuni du corps, de la voix
capable de la dénoncer... à
l'ONU. C'est bien pourquoi il n'a plus d'Etat,
susceptible de le représenter à
cette instance. La violence s'exerce toujours
par cercles vicieux. " On projette de
créer une Arménie dans nos provinces
orientales, on veut donc constituer une République
des Morts " écrit dans son indignation,
un journal de Constantinople en 1920. Comme
si, pour emprunter une certaine image, le
corps gisait là-bas, sans âme,
et que l'âme errait ailleurs, privée
de son corps ! Comme si le Désir restait
à jamais détourné de
son champ. Comme si cette dissociation châtrait
presque aussi radicalement que la mort.
Mon
hypothèse, dans cette analyse, est
que la structure psychotique sous-tend la
problématique arménienne de
la diaspora. En d'autres termes, les Arméniens
ont particulièrement besoin de la reconnaissance
parce qu'ils ont été massacrés
alors qu'ils avaient, au préalable,
perdu leur identité nationale. Ils
ont été frappés de mort
au moment même où la symbolisation
de cette perte ne pouvait plus se faire. On
voit s'effectuer sur leur destin les deux
étapes de l'escalade d'anéantissement.
Ces " loyaux sujets du sultan ",
ces parfaits serviteurs (B. Barailles relevait
que la plupart des hommes d'Etat turcs de
l'ère dite de la Réforme s'adjoignaient
un Grec ou un Arménien qui leur mâchait
la besogne), ces pourvoyeurs inépuisables
d'impôts écrasants, étaient
déjà engloutis dans le désir
du bourreau en puissance. Ils avaient vécu
pour le compte de l'autre qui tira les conséquences
de l'asservissement mené à terme.
Là encore, le passé des Arméniens
nous les montre, hélas, familiers de
cette problématique de la dissociation,
au point de leur inspirer parfois une stratégie
de sauvegarde. Les forces vives de la nation
ne peuvent subsister, pour se perpétuer,
que " loin du pays ", dans l'exil.
L'ordre et le monastère des Mekhitaristes,
qui s'établit au 18ème siècle
sur l'île Saint-Lazare à Venise,
fut une véritable institution de résurrection
et de transmission du patrimoine, un "
foyer de culture " à tous les
sens du terme, qui régénéra
la culture arménienne dégradée
par des siècles d'oppression, pour
alimenter ensuite, par cette renaissance,
le réveil du sentiment national sur
le terrain même des opprimés.
Il
y a donc une interdépendance étroite
entre la reconnaissance du génocide
et la revendication territoriale, dans le
sens où seule la réparation
du dommage constituerait, de fait, une reconnaissance
du génocide subi, mais cette dernière,
elle, permettrait aux Arméniens de
mieux situer et organiser leur lutte.
Déplorer,
au nom d'un idéalisme fantoche, la
double injustice faite aux Arméniens
ne fait qu'alimenter le discours dénigrant
du bourreau. Par contre, faire reconnaître
le génocide, c'est percer le ghetto
de ce face à face mortifère
: bourreau-victime. Car cette danse macabre,
en réalité, se déroule
à trois . Il y a le tiers absent ou
silencieux, spectateur abusé ou complice,
et les puissances qui se taisent, expriment,
ipso facto, un accord tacite avec ce détournement
de la loi que constitue toute violence. La
violence, en l'occurrence, se réduit
à ce procédé bien connu
pour son efficacité et sa permanence
dans nos temps civilisés : supprimer
la question que pose une minorité en
supprimant celle-ci. Si donc la dite minorité
a le tort d'exister, et de surcroît
avec un patrimoine millénaire, c'est
bien le droit à cette existence-là
qu'il s'agira d'annuler.
Ce tiers est par exemple représenté
par l'ambassadeur d'Allemagne, à qui
Talaat dira le 2 septembre 1915 : " La
question arménienne n'existe plus.
" Nul doute qu'il n'ait compris le sens
prêté à cette affirmation,
sens tu, mais manifesté dans ce silence
sur le réel, que respecte tout échange
diplomatique...
On
pourrait d'ailleurs s'arrêter sur le
fait relevé par le C.D.C.A : en nommant
le massacre des Arméniens le premier
génocide du 20ème siècle,
le paragraphe 30 ne fait nullement mention
de la Turquie. Il semblerait que ce silence-là
ait tout de suite été décodé
par le délégué de la
Turquie, qui, par là, trahit sa familiarité
avec le non-dit de tout discours politique,
et son habitude à entendre jusqu'à
ce jour, un " autre " silence, celui
de la complicité.
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