Nettoyage
d'archives
La destruction de documents est une partie
essentielle de la culture gouvernementale.
Peut-être que les gens de ma génération
peuvent trouver ou déterrer quelques
documents appartenant à leurs ancêtres
et démontrer ainsi que nous avons d'autres
personnes que celles qui se glorifient de
détruire des documents.
TANER
AKCAM
L'article
intitulé " Innombrables archives
détruites " par Ayshe Hur (dans
" Radikal " ndt) m'a rappelé
la destruction des documents relatifs au Génocide
arménien. La destruction systématique
de documents semble être une partie
significative de notre culture. Le quotidien
Sabah, dans son édition du 7
novembre 1918, précisait que les documents
officiels relatifs au Génocide arménien
cherchés ensuite par le gouvernement,
n'avaient pas pu être trouvés.
Il déclare en outre que Talaat Pacha
et son entourage, avant de quitter le gouvernement,
avaient probablement détruit la totalité
des ordres relatifs à l'ensemble du
Génocide arménien. L'article
des informations reflète la vérité.
D'ailleurs, en mai 1919, dans le réquisitoire
du procès de la Cour martiale du Parti
" Union et Progrès " (CUP)
les procureurs ont déclaré que
les documents appartenant à la fois
à l'Organisation Spéciale et
au Comité Central du Comité
" Union et Progrès " avaient
été volés. Le Procureur
militaire a ajouté en outre que le
chef de la police de cette période,
Aziz Bey, avait attesté que Talaat
Pacha, avant sa démission, avait emporté
avec lui de son bureau plusieurs dossiers
qu'il n'avait jamais retournés (Gazette
officielle 3540).
Du
reste, plusieurs mémoires de cette
époque signalent qu'avant de s'enfuir
à l'étranger, Talaat Pacha s'est
rendu dans la propriété d'un
ami, au bord de la mer, près d'Arnavoutköy,
avec une valise pleine de documents, et qu'il
a brûlé tous ces documents dans
une cheminée du sous-sol de la propriété
(Enver Pacha, par Shevket Sureyya Aydemir
; volume 3 Page 468).
Mihad Shukru, K. Talat et Ziya Gokalp, au
cours du principal procès des dirigeants
du CUP, lors des différentes sessions
de la Cour, (plus spécifiquement la
seconde et la cinquième session) ont
attesté que les documents du Comité
Central du CUP avaient été emportés
par le Dr. Nazim (Gazette officielle 3540,
3543, 3554).
Ce n'étaient pas seulement les officiels
du CUP qui avaient pris personnellement les
documents, plusieurs officiers allemands avaient
également volé des documents.
Hans F.L. Von Seeckt, qui fut pendant la guerre
le Chef d'Etat Major de l'armée ottomane,
avait pris avec lui une partie importante
des documents du Ministère de la Guerre
Ottoman, lors de son retour en Allemagne.
Le Chef de Cabinet, Izzet Pacha, avait protesté
et demandé le retour des documents.
Berlin avait promis de retourner les documents,
mais n'a jamais tenu sa promesse. (AA Turkey,
158/21. A 48179, le télégramme
de l'ambassadeur daté du 11 novembre
1918).
Lire, détruire
Il
y a un détail significatif que le quotidien
Sabah ne pouvait pas savoir. Pour certains
documents, envoyés dans les provinces,
des ordres simultanés avaient été
donnés, pour qu'ils soient brûlés
ou détruits. Or, un télégramme
chiffré était resté par
hasard dans les Archives ottomanes, datant
du 22 juillet 1915, envoyé par la Direction
Générale de la Police et signé
par Talaat Pacha. Le télégramme
explique comment traiter les convertis dans
les caravanes de déportés, et
ordonne ensuite au destinataire "d'informer
spécialement les intéressés
du contenu de ce télégramme,
et ensuite de sortir le télégramme
du bureau de poste et de le détruire
" (Procès de la Cour Martiale,
chiffré 54,100).
Nous avons en notre possession d'autres documents
prouvant que des ordres avaient été
adressés aux provinces de brûler
tous les documents qu'ils avaient. Par exemple,
dans l'accusation mentionnée ci-dessus,
le gouverneur régional de Der Zor,
Ali Suat, avait reçu l'ordre de détruire
le télégramme après l'avoir
lu.
De
même, dans un autre cas judiciaire,
lors de la troisième session de la
Cour martiale de Yozgat,le 10 février
1919, le Président du Tribunal lit
le témoignage du gouverneur de la province,
Kémal, noté lors des auditions
de la Commission d'Enquête Mazhar. Dans
ce témoignage, Kémal dit qu'il
a reçu des télégrammes
destinés à être brûlés
après qu'il les ait lus (Ikdam, 11
février 1919).
Le
3 juillet 1919, lors de la session consacrée
au procès du Cabinet Ottoman, l'ex-Ministre
des Télécommunications, Huseyin
Hasim, atteste que les documents du Département
de la Guerre ont été brûlés.
En outre, lors de la cinquième session
de la Cour, il a avoué que les ordres
d'incinération étaient envoyés
à Tchataldja. (Gazette officielle 3571
et 3573). C'est uniquement pour cette raison
qu'un procès spécial a été
intenté à l'encontre de l'ex-directeur
adjoint du bureau de poste de Tchataldja,
Osman Nouri Efendi. Le procès a débuté
le 4 août 1919. L'accusation était
: incinération de documents.
Dans sa défense, l'accusé a
plaidé qu'il avait brûlé
les documents selon les ordres reçus.
Il a expliqué : 'Mes supérieurs,
conformément à leur autorité
légitime, m'ont ordonné de brûler
les documents entre telle et telle date, par
conséquent, je les ai brûlés.'
L'issue de ce cas judiciaire n'est pas connue
(voir le journal Alemdar, 5 et 6 août
1919).
Les mémoires de Refik Halid
L'incinération
des documents continua après la défaite.
Le 14 octobre 1918, Izzet Pacha forme un nouveau
cabinet, où il assume également
la responsabilité de Ministre de la
Guerre. Il envoie aussitôt à
l 'Administrateur en Chef de l'Organisation
Spéciale l'ordre d'arrêter immédiatement
toutes activités et de détruire
les archives (Cité par Bilge Criss,
d'après Husamettin Erturk :'Istanbul
sous Occupation' - page 147).
Ahmet
Esat (plus connu sous le nom d'Esat Uras)
déclare aux responsables britanniques
qu'une réunion sur la destruction des
Arméniens s'était tenue et qu'il
a en sa possession les minutes manuscrites
de ladite réunion. ( Il essaya plus
tard de vendre ces minutes) C'est pourquoi
il est arrêté et dans son témoignage
il déclare que : " Juste avant
l'armistice, les officiels du gouvernement
allaient quotidiennement aux archives toutes
les nuits et détruisaient la plupart
des documents (Rapports du Foreign Office
371/4172/31307, rapport de Heathcotee Smith
daté du 4.2.1919).
Refik
Halid Karay, en plus d'être une figure
littéraire influente et un journaliste,
était l'administrateur général
des Services postaux et télégraphiques
pendant l'armistice. Il publia ses mémoires
relatifs à cette période sous
le nom de : " Minelbab Ilelmihrab/ Mémoires
de l'époque de l'Armistice ".
Alors que ses mémoires étaient
en train d'être publiés dans
le magazine nommé " Aydédé
", Sadik Durakan, qui avait travaillé
à la Poste pendant de longues années,
lui écrivit une lettre. Karay inclut
la lettre dans son livre. Voici un court extrait
de cette lettre : " Je désire
vous rapporter un incident dont j'ai été
témoin dans cette administration pendant
l'armistice. Comme vous le savez, après
l'armistice de Mondros, les forces alliées
commencèrent à entrer dans le
pays de différentes directions, et
se mirent à occuper le pays par endroits.
Pendant l'occupation, afin d'empêcher
que les télégrammes échangés
par les autorités tombent aux mains
de l'ennemi, Mehmed Emin Bey envoya un télégramme
à tous les bureaux de poste centraux,
leur demandant de détruire toute documentation
officielle, et la totalité des télégrammes
et leurs duplicatas. " (R.H. Karay,
Minelbab Ilelmihrab, pages 271-2).
Quelques-uns
de ces télégrammes furent interceptés
par les Britanniques avant d'atteindre les
bureaux régionaux. Par exemple, en
juin 1919, un télégramme du
Ministre de l'Intérieur au Gouverneur
d'Antep, intercepté par les Britanniques,
ordonne que tous les documents entre 1914
et 1918 soient détruits. Le Ministre
des Affaires Etrangères envoie une
lettre de protestation officielle aux Forces
d'Occupation britanniques, mais entre-temps
il admet qu'un tel ordre avait été
donné. (FO371/4174/102 551 ; dossiers
108-111).
La
destruction des documents n'a pas seulement
été effectuée par les
officiels du gouvernement. Des particuliers
aussi ont la culture de la destruction des
documents restés en leur possession.
L'un des accusés de l'affaire de la
tentative d'assassinat de Smyrne jugée
par la Cour de Libération Nationale
d'Ankara, en 1926, Kör (aveugle)
Ali Ihsan Bey, membre du Centre Général
du CUP d'Istanbul, reconnaît avoir brûlé
tous les documents en sa possession (1926
- Procès de la Cour de Libération
Nationale d'Ankara, le réquisitoire
dans l'affaire de la tentative d'assassinat
de Smyrne et plaidoiries ; textes reproduits).
Les gens qui avaient brûlé des
documents en leur possession n'hésitaient
pas à décrire leurs actions
dans leurs mémoires publiés
dans les années suivantes. Je voudrais
citer deux exemples : un dirigeant important
du CUP, Ali Mutif Bey, était un sous-préfet
et gouverneur régional qui avait également
servi dans le cabinet du CUP en tant que Ministre
des Travaux publics. Ali Mutif fut arrêté
pour son implication dans les déportations
qui eurent lieu à Adana et plus tard
exilé à Malatya. Il dit ce qui
suit au sujet des documents, qui ont entraîné
son arrestation : " En réalité,
même si j'ai détruit des documents
plus importants, j'avais laissé celui-ci
dans les poches de ma valise. Le document
que j'avais oublié de détruire
allait être utilisé pour m'inculper.
" (Mémoires d'Ali Muftu Bey, par
Taha Toros, pages 96-7).
La
culture de l'Administration
Le
second nom est Ahmet Rifat Calika. Les Mémoires
de Calika, qui servit également en
tant que Ministre de la Justice pendant la
guerre de libération nationale, furent
publiés par son fils aîné
Hursit Calika. Celui-ci a mentionné
une habitude importante de son père
: " La seule chose qui le distinguait
des intellectuels de son temps était
qu'il prenait des notes au jour le jour, et
ensuite évaluait tout ce dont il était
témoin. Il s'assurait également
que tous les documents qui lui passaient entre
les mains étaient préservés
pour les générations futures.
Malheureusement, il a été parfois
forcé de détruire ou de brûler
la plupart de ces notes et documents, pour
une raison qui sera expliquée dans
la préface de son prochain livre.
"
La
raison mentionnée est très simple.
Rifat Bey était également prévenu
que la Cour Martiale d'Istanbul le recherchait.
En outre, il était placé sous
protection spéciale par le procureur
menant l'enquête, le juge, et le commandant
du régiment de gendarmerie chargé
de l'arrêter. Dans ses Mémoires,
Rifat Bey écrit ce qui suit : "
Un jour, le Procureur m'informa qu'une lettre
chiffrée avait été reçue
par le Gouverneur de la Cité. La lettre
parlait d'une Commission mixte formée
dans la cité de Kayséri, et
chargée d'enquêter sur les exils
forcés des Arméniens. La lettre
spécifiait en outre que tous les individus
suspects seraient interrogés et poursuivis
; de plus, ils allaient inspecter les maisons.
Nous sommes rentrés à la maison
avec mes camarades de classe, j'ai brûlé
tous mes mémoires et mes documents.
Tout ce que j'avais sauvegardé, j'ai
été obligé de le détruire
en février 1934 ".(Mémoires
dAhmet Rifat Calika, pages 7, 15-6) La perquisition
dans la propriété d'Erenkoy
de Kazim Karabekir fut la raison de sa seconde
destruction de documents.
Comme
vous pouvez le voir, la destruction de documents
est une part importante de la Culture de l'Administration.
En conséquence, grâce au confort
et à la sécurité procurés
par le fait que quelqu'un a détruit
tous les documents, il devient bien plus facile
de déclarer : " il n'est rien
arrivé aux Arméniens, tous les
documents sont enregistrés et sont
en place ". Que dirais-je ? peut-être
que quelqu'un de ma génération
trouvera des documents chez ses parents et
les rendra publics, de sorte qu'à côté
des gens qui se glorifient de détruire,
nous puissions montrer qu'il y a aussi ceux
qui poursuivent la vérité.