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( La jeune Antaram a été vendue à un Kurde par un Turc. Après la déportation, les longues marches, les cruautés, les souffrances, les morts, elle se retrouve à cheval derrière le Cheikh
qui l'avait achetée) Extraits pages 232 et suivantes.
"Désormais, je laissais la caravane. Sans moi, elle partirait pour Kharpout, pour la noire Dyarbékir, pour le désert…Un jour, jusqu'au fond de ma solitude, m'arriverait l'effrayante nouvelle. Et j'aurais pu être une parmi les autres !…
Nous remontions vers le Nord. Le soir du deuxième jour, nous avons atteint le Mourad. Au delà s'étendait un océan de pics, de crêtes acérées, un monde de plans montagneux enchevêtrés les uns dans les autres. Le fleuve se frayait une route à grands renforts de brèches. Nous le suivions difficilement. Tantôt il se brisait contre les rocs avec colère, cascades et bruits, tantôt il bouillonnait, creusé soudain par quelque gouffre secret…Parfois nous descendions de cheval pour franchir un passage dangereux…
Nous faisions dorénavant trois repas par jour…L'optimisme de Chouchane (la nourrice) avait repris le dessus "Puisqu'ils ne nous ont pas tuées tout de suite, nous échapperons" disait-elle. D'ailleurs nos gardes ne s'occupaient pas de nous. Elle les écoutait causer entre eux. Elle reconnaissait au passage certaines intonations arméniennes. Quelle langue parlaient-ils donc ?
L'aube pointait au lever du camp ce jour-là. Avant d'être complètement éveillée, je fus hissée sur la selle. A la manière de tenir le cheval, je reconnus que j'avais changé de cavalier…Petit à petit, comme l'ombre s'enfuyait, je découvris avec étonnement des cultures dans la plaine, des vignes, puis au-dessus du fleuve, des maisons entassées dominées par un château si pittoresquement campé dans le roc, que les génies l'avaient dit-on construit.
Nous franchîmes un pont; les planches tremblaient et vibraient sous les sabots des chevaux. A peine avions-nous atteint l'autre rive que nous nous lançâmes au galop…Le route s'enfonçait de plus en plus vers le Nord, le long d'un torrent.
Chaque matin, je découvrais des chaînes nouvelles… et le val serait devenu de plus en plus hostile s'il n'y avait pas eu les arbres. Je me sentais moins seule, moins éloignée de mon pays. Chouchane avait repris toute son assurance…Elle essayait de se faire comprendre, et parfois, un Kurde, moins taciturne, lui répondait.
Le Cheikh ne m'avait pas reprise sur son cheval. Des rivières nous barraient le passage; nous les traversions à gué ou sur des kéleks, ces radeaux légers qui descendent les rapides. Le sentier remontait le Khozat-Sou. Pas une maison, pas un village…
La montée s'accentuait, seuls les pins aux troncs nus nous accompagnaient encore. Et puis ce fut la région des pâturages où l'herbe épaisse se mêle aux fleurs… Une grande clameur me ramena à la réalité.
Des tentes noires surgissaient un peu partout, hautes de cinq à six mètres au moins, coniques ou pointues, toujours altières, un lé écarté et soutenu par des poutres qui festonnaient à travers le feutre grossier livrant le mystère des demeures. Et, se détachant sur le seuil, des femmes aux visages découverts, et des enfants en vêtements bariolés où le rouge dominait, trépignaient en faisant entendre des youyou perçants. A l'écart, sous une tente encore plus haute, et d'une étoffe moins rude, une femme, droite, la tête avancée, nous regardait venir curieusement….
Le Cheikh m'avait montré la dernière tente. Des claies de roseaux assez basses la séparaient en compartiments. Par terre, d'épais tapis aux dessins primitifs…Nul ne nous regardait. Peut-être avait-on l'habitude de ces retours en tempête avec des captives comme butin. Nous allions, nous venions… Où fuir? Perdue ! J'étais perdue au cœur du Dersim.
Rares sont les voyageurs qui y ont pénétré, plus rares encore ceux qui en sont revenus. J'y ai passé quatre années. Quatre années au milieu des tribus Kurdes Kizilbaches, retranchée du monde qui aurait pu disparaître sans que je m'en aperçusse, sans nouvelles de mon père, de ma mère, sans savoir si la guerre continuait et si les Russes étaient vainqueurs. Car le plateau se dresse, comme un burg, enserré entre le Kara-Sou et le Mourad qui se rejoignent à ses pieds pour former l'Euphrate, le fleuve lymphatique, déroulant l'anneau de ses flots pâles sur les graviers et les sables de la Mésopotamie.
Le Dersim ? la solitude, la région mystérieuse comme seule peut en garder l'Asie, la digue où viennent échouer et mourir les vagues de la civilisation d'Occident.
Le Dersim ? La dernière oasis qui attire la convoitise des voyageurs derrière la double frontière de ses fleuves bondissants….
Jamais les collecteurs d'impôts ne se sont engagés sur les sentiers de chèvres qui finissent souvent en cul-de-sac… Jamais les soldats du Sultan n'ont quitté leur garnison d'Erzindjan pour franchir les cols qui, six mois de l'année, dorment sous la neige…
Cheikh Mohammed était le chef. Il possédait une femme qu'on appelait Zeïnab, cinq enfants et plusieurs milliers de moutons. Sa justice devenait proverbiale. Il était le neveu de Hadji-Bekir-Bey, de ce grand Bey du Dersim qui avait sauvé tant d'Arméniens en route pour la mort.
Mais que faisait Cheikh Mohammed au lieu de combattre à la guerre ou d'égorger les Arméniens ? Il haïssait le Turc. Il lui refusait son argent, ses soldats, ses chevaux. Il vivait indépendant dans sa montagne aux sentiers si escarpés que deux hommes auraient suffi à tenir en échec toute une armée…
Cela, je l'ai appris petit à petit quand j'ai pu parler. Cheikh Mohammed comprenait à peine quelques mots de turc. Sa langue, son dialecte plutôt, le zaza, avait des réminiscences de chez nous. Et je n'ai pas été étonnée quand j'ai découvert des monastères abandonnés, des ruines de villages arméniens…
Qu'étais-je au juste ? L'esclave, la servante, l'hôte ? Pourquoi m'avait-il achetée ?
Zeïnab me montrait à filer en marchant, à traire les brebis et les chèvres, à faire le beurre, blanc comme la neige, en agitant la rustique baratte, l'outre percée contenant la crème et suspendue par une corde attachée à deux piquets. Je me sentais en sécurité car les lois de l'hospitalité sont restées intactes chez ces bandits.
… Ils ne sont donc pas Musulmans, me diras-tu ? Jamais je ne les ai vus tournés vers La Mecque pour prier Allah. Jamais je n'ai vu un minaret jaillir des sapins ou des chênes. Le ciel et la montagne sont leur mosquée et leur seule religion est celle de la flamme. Elle brille pieusement entretenue, au centre de chaque demeure, claire et dansante image du foyer. Jamais on ne se prête le feu entre voisins et si, par hasard, le vent l'éteint, c'est un avertissement de malheur ou de mort…"
(La narratrice à qui cette histoire est confiée, la termine par une fête donnée par l'Association des Dames Arméniennes Tebrotsassère, pour leur orphelinat du Raincy. "Là, surtout, le souvenir d'Antaram m'avait impitoyablement poursuivie. Après les chants et les poésies, les enfants avaient joué un opéra arménien "Anouch", tragédie rustique où les fêtes populaires servaient de cadre à des rondes et à des danses.
Un attendrissement montait du fond de mon cœur. Je songeais à toutes ces petites filles, parties dès leur prime enfance, avaient appris en exil leurs gestes antiques, les danses d'autrefois que leurs mères et leurs sœurs déroulaient, aux bords des fontaines, dans les villages heureux de Mouch et de Van. Instinctivement, leurs pieds avaient retrouvé le rythme, leurs bras, le geste grave, elles reprenaient la tradition, elles renouaient la chaîne du passé…")
(Paris, juin 1930)
Antaram de Trébizonde – roman de Paule Henry-Bordeaux
Editions Albin Michel – 1930 .