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Un texte de Perdj Zeytountsian: 1915…
Traduit par Hratch Bédrossian
Pendant qu'en Mars 1909 les forces hostiles à l'Ittihad, mutinées à Constantinople, en arrêtaient ou liquidaient tous les membres en vue, Zohrap donna asile sous son toit à l'un des leaders du parti, Khalil-bey, député de Mentéché. C'était le 31 mars. En cet instant où il se hâtait chez Khalil-bey, Zohrap se rappelait cette péripétie comme si c'était hier: minuit passé, ils s'étaient retranchés dans le cabinet de travail, aux rideaux étroitement tirés, et éclairé par prudence à la lumière de bougies; Clara avait dressé sur le canapé un lit pour Khalil-bey, qui, affublé d'un des pyjamas de son hôte, dans lequel il avait eu toutes les peines du monde à se glisser à cause de sa taille et de sa corpulence hors du commun, n'osait faire de mouvements brusques. Zohrap voyait encore en particulier les manches de la veste qui lui arrivaient tout juste aux coudes, trop petites pour lui, les pantoufles laissaient dépasser ses talons. Fatigué et transpirant de hâte, Zohrap sourit néanmoins à cette évocation et en éprouva de l'apaisement. Khalil-bey, qui occupait à présent un siège ni plus ni moins que ministériel, pouvait-il avoir oublié tout cela ? Le souvenir chaleureux et intime de ce pyjama étriqué et de ces chaussons trop petits aux pieds.
— Zohrap-bey, jamais je n'oublierai ta noblesse, avait dit, ému, cet homme aux manières distinguées d'Européen approchant la quarantaine. Je te suis redevable de ma vie.
— Encore une réflexion de ce genre et je te fiche dehors, avait plaisanté Zohrap, redevenu tout de suite après grave et un moment songeur. N'aurais-tu pas fait autant ?
— Dieu nous en préserve, Zohrap-bey, Dieu nous en préserve, avait geint Khalil-bey. Puisse un homme ne jamais tomber dans un malheur pareil… Je sais que vous, les Arméniens, êtes pas mal déçus par notre parti, -avait-il ajouté sur un ton, à la fois chaleureux et navré. Probablement avez-vous raison. Nous n'avons pas pu accomplir nos promesses.
— Mais les séditieux seraient pires que vous, avait conclu Zohrap généreusement. C'est leur alliance avec la canaille qui me fait peur. Sans compter Hamid qui tire leurs ficelles.
— Autant que je sache, ils ont essayé de t'attirer dans leur camp. Mais toi, malgré toutes tes bonnes raisons d'en vouloir à l'Ittihad, tu les as envoyés promener.
Détournant son regard, Khalil-bey avait confessé amèrement:
— Et à cause de ton refus, je me sens encore plus gêné…Nous sommes fautifs, terriblement fautifs.
— L'unique sauvegarde des Arméniens, c'est la Constitution, avait exposé Zohrap calmement. Quoi qu'il en soit, nous en attendons beaucoup de choses.
— En peu de temps nous vous avons déçus, vous, comme notre peuple, avait avoué Khalil-bey avec sincérité, l'œil sur la flamme de la bougie, se gardant de bouger dans le pyjama qui le boudinait. Si nous devions réchapper par miracle à cette calamité, que cela soit pour nous l'occasion de reconsidérer sans complaisance nos erreurs du passé.
— Les mutins ne sont qu'une bande de demeurés, avait assené Zohrap, ne s'embarrassant pas de précautions oratoires et s'obstinant à entraîner son interlocuteur dans une controverse, en dépit de la sincérité et de la spontanéité de celui-ci. Quant à l'Ittihad, il est malheureusement…excuse-moi pour ce mot…notre ultime espoir.
— Sais-tu ce que je viens de me dire ? s'était esquivé Khalil-bey avec un sourire coupable. La noblesse n'est pas uniquement une qualité qui t'est propre, c'est une des vertus de ton peuple. (Et il avait ri discrètement.) Seulement, ne va pas me dire "Je te fiche dehors"… De toute façon, même si tu ma chassais, je ne partirais pas.
Six ans après, Zohrap frappa avec impatience à la porte du ministre, dont il avait encore dans les oreilles le soupir teinté de culpabilité et le repentir sincère.
Impossible que Khalil-bey, qu'il n'avait pas jugé utile d'avertir, ne fût pas à son domicile. Le désespoir faisait proprement exclure à Zohrap pareille malchance, sinon, pourquoi ses attentes seraient-elles si grandes ? En chemin, il était si confiant qu'il ne fut nullement surpris que Khalil-bey fût effectivement chez lui, pas plus qu'il ne s'en réjouit. Il ne pouvait en être autrement.
Accueilli fort aimablement par un Khalil drapé dans une somptueuse robe de chambre venue tout droit d'Europe et guidé au salon pour y être présenté à Saïd hanoum, la maîtresse des lieux, Zohrap se surprit à espérer le voir là, maintenant, raconter à sa femme que, à une époque, cet homme lui avait sauvé la vie. Souffle retenu, Zohrap guettait ces paroles, non sans éprouver un sentiment de honte à la pensée qu'il en avait besoin. Mais voilà que Saïda hanoum s'apprête à quitter le salon… Voilà… Voilà… Elle a disparu. Et pas un mot, pas une allusion… Tant mieux que Khalil n'ait rien dit, quel besoin y avait-il ? Vraiment, à quoi bon ?
— Nous avons pris de la bouteille, Zohrap-bey. Tu te rends compte comme les années filent ? et qu'avons-nous compris de la vie ? Peux-tu me le dire ?
— Je le peux, dit Zohrap d'un ton cassant, à la surprise de son hôte se demandant bien pour quelle raison à ses propos anodins, qui ne sous-entendaient rien, le visiteur avait prêté un sens équivoque et, de surcroît, désobligeant.
— Nous le pouvons tous, admit Khalil-bey en riant. Mais à quoi bon ?… Thé ou café ? Buvons plutôt un verre de cognac. J'en ai un fameux, du français.
— Merci, je ne veux rien… (Il eut tort de refuser quand il fallait pousser Khalil-bey à instaurer une ambiance de familiarité, causer de tout et de rien; aussi conscient qu'il en fût, Zohrap était trop pressé pour ne pas se laisser prendre de vitesse par les mots.) Je suis venu demander ton aide.
— En quoi est-ce que je peux t'être utile ? s'enquit Khalil d'un air empressé. Parle, Zohrap-bey, ne te gêne pas.
Il aurait dit ce que le premier venu aurait répondu à pareille demande, cela n'aurait pas fait de différence, - ce que précisément Zohrap ne lui pardonna pas, il lui en voulut pour sa bienveillance, pour son regard soucieux guettant une réponse, surtout pour sa généreuse permission: "Zohrap-bey, ne te gêne pas".
Khalil-bey pouvait-il ignorer pourquoi il avait surgi chez lui ? Et dans un réflexe de bluff propre au joueur de cartes qu'il était, Zohrap laissa tomber avec détachement:
— D'après certaines rumeurs, les alliés vont lancer une offensive du côté de Tchanakkalé. Si c'est vrai, il est probable que le gouvernement projette de quitter Istanbul.
— Si on devait croire les rumeurs, en ce moment, toi et moi non plus ne serions pas assis l'un en face de l'autre, fit Khalil-bey en se renfrognant, intrigué de voir Zohrap renoncer brusquement au véritable but de sa visite. (Son visage s'éclaira de nouveau et retrouva son expression bienveillante.) Si quelqu'un pouvait se donner la peine de mettre noir sur blanc toutes les rumeurs… Tu imagines quel formidable recueil littéraire on aurait au bout de quelques années ?
— Comme recueil littéraire, les promesses du gouvernement ne seraient pas mal non plus.
Zohrap réalisa un peu tard qu'il aurait dû se mordre la langue, du moins maintenant, du moins en présence de ce personnage.
— Pourquoi un recueil ? des volumes, oui ! fit Khalil-bey en riant. Et pourquoi pécher par excès d'indulgence en t'arrêtant à un gouvernement ? Prends l'Histoire toute entière ! N'aie pas peur, prends-la, prends-la, je te la donne !
Dommage qu'on ne t'ait pas donné une place de ministre. Toi aussi tu aurais maintenant ton nom dans ces volumes.
— C'est justement pourquoi j'ai refusé, répliqua Zohrap froidement.
— Vous tenez à rester propres… Parce que vous savez que si vous deviez entreprendre un travail, vos mains, que vous le vouliez ou non, se saliraient…Maintenant, qu'est-ce qui est préférable, Zohrap-bey; accomplir une tâche ou bien ne rien faire ?
Cela démangeait furieusement Zohrap de rappeler à Khalil-bey au prix de quelles contorsions il avait enfilé son pyjama et comme il avait peur de bouger pour que les coutures ne craquent pas… De lui parler des manches s'arrêtant aux coudes…des pantoufles d'où pointaient les talons… Mais il ne le put, sa langue ne remua pas. C'est donc à tort qu'il s'était pris jusqu'à présent pour un maître au poker; un maître véritable ne s'embarrasse pas de scrupules quant au choix des moyens, il ne se laisse pas influencer par on ne sait quel remords à l'idée que l'adversaire serait susceptible de se laisser émouvoir aussi. Ce foutu remords qui était la principale cause du malheur des siens; là, en cet instant, c'est toute la pusillanimité de son peuple qu'il personnifiait.
— Un verre de cognac, sollicita Zohrap subitement résigné, trahissant malgré lui son impardonnable faiblesse. Du français…
Khalil-bey se leva, alla chercher lui-même la bouteille de cognac, posa deux verres sur la table, qu'il remplit.
— A ta santé, Zohrap-bey
— A ta santé…Khalil-bey…
C'est comme s'il venait de prononcer son propre verdict de condamnation. Le mieux serait qu'il fiche le camp au plus vite de cet intérieur meublé à l'occidentale,- songea-t-il - pour aller s'enfoncer dans les quartiers purement asiatiques de la ville, errer par les ruelles tortueuses et au milieu des flaques d'eaux ménagères jetées dans la rue du haut des moucharabiehs des maisons en bois. Zohrap ressentit un besoin aigu d'authentique, et tant pis si cet authentique devait être aussi rebutant et fétide, pourvu qu'il fût.
— C'est un cognac divin, n'es-tu pas de cet avis, Zohrap-bey ?
Celui-ci, cette demeure désormais pratiquement quittée par l'esprit, hocha machinalement la tête.
— Les Européens savent ce que vivre veut dire, soupira Khalil-bey. C'est à espérer qu'un jour nous l'apprendrons, nous aussi. Quand va-t-on permettre à ce pauvre peuple ?…
— Qui va lui permettre ? interrogea Zohrap avec hargne. Talaat ? Enver ? Djémal ?… Qui donc ? Qui ? … vraiment, c'est un cognac divin !
Il s'en versa une nouvelle rasade, sans attendre d'y être invité par le maître de maison, allant même jusqu'à lui demander:
— Je t'en sers aussi ?…
— Zohrap-bey, aussi grand et sincère que soit mon désir de t'aider, crois-le, mes mains sont ligotées, dit Khalil-bey à brûle-pourpoint, abordant lui-même le sujet de fond et donnant à penser à Zohrap qu'il était loin d'être, lui aussi, un novice aux cartes.
A cette idée, et nullement à la suite des paroles de l'autre, précisément à cette idée, Zohrap se sentit comme ratatiné, désormais incapable de se représenter dans son pyjama cet homme bâti en hercule… Le seul atout dont il disposait devint piteux et ridicule. Il avait l'impression que, d'un instant à l'autre, Khalil-bey allait enlever son ample robe de chambre et l'obliger à s'en envelopper. A la passer et à nager dedans. L'humilier et se venger de l'humiliation du passé…du pyjama étroit et des chaussons trop petits, dont Zohrap était le seul témoin; maintenant enfin il prenait conscience d'être coupable aux yeux de Khalil-bey. Coupable d'avoir été le témoin oculaire de son état grotesque. Coupable de lui avoir sauvé la vie. Khalil-bey ne pouvait lui pardonner; l'homme à qui il devait de respirer aujourd'hui n'avait pas le droit de rester vivant et, par son existence même, de lui rappeler certains jours.
— Mes mains, ce ne sont pas d'autres qui les ont liées mais moi-même. En tant que ministre, je n'ai pas le droit d'être prisonnier de sentiments. C'est difficile, je le sais, mais fais l'effort de me comprendre. Et si tu veux le savoir, je me plains moi-même de ne pouvoir t'aider. (La voix de Khalil-bey avait le même timbre sincère, douloureux et navré que six ans auparavant.) Je te suis reconnaissant de ne pas me jeter à la figure tout ce que tu as fait pour moi au péril de ta vie. Moi, malheureusement, je n'ai pas le droit de te rendre la pareille. Je suis condamné à cette…comment je pourrais dire…à cette bassesse…Une bassesse qui ne m'est en rien propre, mais qui m'est imposée…Et crois-le, c'est mon enfer.
Zohrap s'étonna de trouver en lui-même la force de se lever du canapé, de tenir solidement sur ses jambes, plus encore de mettre un pied devant l'autre et de sortir de cette somptueuse maison aménagée à l'européenne avec un goût certain. En revanche, ça ne l'aurait pas surpris si, en se retournant tout à coup, il avait vu Khalil-bey secoué de sanglots. Se plaignant soi-même. Pour la bassesse qui lui était imposée de plus haut.
Il ne regarda pas en arrière, pour que l'autre n'ait pas honte et qu'il pleure tout son soûl, sur le sort douloureux des hommes d'Etat.
Extrait de la revue MEET n° 3 -déc.1999 - revue de la Maison des Ecrivains Etrangers et des Traducteurs de Saint-Nazaire.