Cette nuit était épuisante pour l’âme ; terrifiante ; les ténèbres très denses. La ville ne s’est pas endormie. Elle est morte Il n’y avait personne dans les rues, pas un bruit.
Donner signe de vie, cette nuit-là, était le pire des crimes.
Le maître était la mort, tyrannique, la mort sanglante, qui volait avec ses ailes terrifiantes , au-dessus des tristes maisons, qui ce jour-là ont vu des choses jamais vues. Ah, combien, combien de foyers elle a éteints.
Il ne restait plus un seul œil sans larmes.

Maintenant, il y avait un silence étonnant, une obscurité pleine de crimes.
Qui pouvait se faire entendre ? dépecés et méconnaissables, les cadavres étaient étalés dans le cimetière, les yeux crevés et sanglants levés vers le ciel, comme s’ils demandaient : " Que faire ? ". Tous les " pourquoi ? " même des plus stupides, sur lesquels glissent les siècles, restaient sans réponse aux malheureux. Silencieux également étaient les auteurs du grand crime.

Les ténèbres sont venues, ont couvert le sang d’un voile sombre ; mais elles ont amené avec elles une terreur qui pénétrait même chez les êtres ivres de sang. Ceux-là se sont claquemurés dans leurs maisons, comme des oiseaux visés par les chasseurs se cachent dans leur nid. Cette nuit-là, dehors, dans les rues, surtout autour du cimetière arménien, il y eut quelque chose qui s’est enroulé dans les ténèbres et qui s‘est mis à étrangler, étrangler…Il y avait aussi du vent, le méchant vent de l’automne.

Très tard seulement, dans les rues soudain est apparu un groupe de silhouettes humaines,….environ une vingtaine de soldats et un sergent. Ils avançaient tranquillement, en silence, comme si la peur de la tranquillité de la mort ne les troublait pas, ni le courroux né dans les ténèbres. Que cherchaient-ils dans ces rues désertes, à cette heure-là ? Impossible de le savoir dans l’obscurité. Ils passaient seulement avec l’attention de voleurs. De temps en temps ils s’arrêtaient devant telle ou telle porte, ils écoutaient et reprenaient leur chemin avec la même attention. Au bout de la rue, le sergent, qui marchait devant, s’arrêta. Il y avait quelques cadavres étalés par terre.

" Enlevez-les ", ordonna-t-il, il faut les emporter " là-bas ".

" Là-bas ", c’était le cimetière arménien.

Quelques hommes s’approchèrent. Ils soulevèrent les cadavres, les déposèrent dans des voitures à bras, et se remirent en route. Ce groupe était chargé de ramasser les derniers cadavres. Tout à coup, ils lâchèrent leur charge ensanglantée et tous se statufièrent…

Au loin, le vent du cimetière transportait une voix, une voix déchirante, qu’on entendait tantôt comme une profonde supplication, et tantôt comme un appel à l’aide ou un cri de terreur. Parfois, avec le vent, s’élevait une voix étonnante et plus étendue, telle un grondement sorti d’une centaine de gorges.

A ce moment il sembla que tous les cadavres du cimetière criaient tous ensemble, poussaient de profonds soupirs et demandaient justice. Parfois aussi, quand le vent se calmait, s’élevait distinctement un chant simple à vous briser le cœur, semblable à un esprit endeuillé, celui de la justice du monde, qui se lamentait sur les douleurs des cadavres silencieux. Dans ces ténèbres,, dans cette terreur, cette voix inattendue était surnaturelle, et la troupe fut pétrifiée.

Personne n’était capable d’avancer. Ceux qu’ils avaient enterrés parlaient, ils protestaient, et les criminels étaient incapables de ne pas les entendre.

Le chant continuait.

" L’obscurité noire est ma compagne inséparable,
Je ne sais pas ce que signifie un jour radieux,
Mais l’obscurité d’aujourd’hui est profonde, pathétique…
Les cadavres murmurent avec effroi,
Et racontent leurs souffrances indicibles
Dont Dieu tremblera peut-être dans les cieux !

" Aux siècles passés nous avons supporté nos maux sans rien dire,
Vous vous êtes avancés, passant par les mers orientales,
Vous avez appris par les montagnes des leçons de patience…
Partez maintenant, avec le feu, avec les maux, avec les blessures
Vous, racontez vos souffrances indicibles
Dont Dieu tremblera peut-être dans les cieux !

" Ma lyre ineffable a trois cordes,
Elle pleure, orpheline, plaintive, tremblante,
Comment pourrais-je exprimer vos maux innombrables,
Brûler des cœurs, verser des larmes, moi infiniment…
Vous, racontez vos souffrances indicibles
Dont Dieu tremblera peut-être dans les cieux !

De mes souffrances, de mes deuils, de mes jours sombres, toi ma compagne
Il ne reste plus personne dans ma patrie ensanglantée,
Silencieuses sont les montagnes qui m’entourent, les vallées, les stèles,
Seul le vent gémit et murmure…
Vous, racontez vos souffrances indicibles
Dont Dieu tremblera peut-être dans les cieux !

• Allez voir cet homme, ordonna le sergent.
• Mais ça vient du cimetière, répondirent quelques voix craintives.
• Allez au cimetière, dix personnes, en avant !

Du groupe, dix membres se séparèrent et avancèrent à pas hésitants, emportant avec eux les cadavres ramassés.

La voix continuait :

" Moi aussi j’ai un accord de souffrance avec le vent,
Et nous tissons ensemble des chants de larmes ;
Lui joue avec les ouragans menaçants,
Lui donne la force et aussi les flammes à notre chant.
Le troubadour aveugle, au souffle orageux, le vent fou,
Racontent vos souffrances au monde. "

"  Hurle, vent, avec tes mille et une voix,
Que frémissent les montagnes, les vallées, les gouffres…
Passe sur chacun des cadavres,
Lèche leurs blessures et rassemble leurs profonds soupirs…
Le troubadour aveugle, au souffle orageux, le vent fou,
Racontent vos souffrances au monde. "

" Pourquoi cours-tu au loin, sans but,
chargé de tes soupirs et de tes profondes souffrances ?
Prends ton essor vers le ciel infini,
Trouve le trône où est assis un Dieu,
S’il est impuissant à essuyer les larmes du monde
On n’a pas besoin de trône, ni de Dieu dans le ciel… "

" Souffle dessus avec un bruit terrible de tonnerre,
Que son trône vacille sur sa base, et Dieu ;
Que le ciel s’assombrisse avec ses étoiles brillantes,
Que l’univers devienne chaos, et en ruines…
S’il est impuissant à essuyer les larmes du monde,
On n’a pas besoin de trône, ni de Dieu dans le ciel… "

" C’est en vain que tu mélanges les vieilles ondes du troubadour,
C’est là seulement que se trouvent les pensées des jours anciens,
Tu connais la langue, faire parler les rochers,
Dis-leur qu’ils te racontent ce qu’ils ont vu…
S’il est impuissant à essuyer les larmes du monde,
On n’a pas besoin de trône, ni de Dieu dans le ciel… "

" Passe tranquillement au-dessus des monuments funéraires,
Même sous la terre les malheureux ne peuvent dormir
Alignés, du fond de la butte de terre
Tu entends peut-être les sourds gémissements de douleur.
Quand il y a tant de souffrance et de sang dans le monde
On n’a pas besoin de trône, ni de Dieu dans le ciel… "

La troupe des soldats arriva au cimetière.
Ils firent entrer les cadavres et s’arrêtèrent, n’osant pas aller plus loin, où régnait la terreur.

• Qui es-tu ? demanda l’un du groupe.

En guise de réponse, le chanteur continua, cette fois d’une voix plus forte et plus douloureuse :

" Le troubadour aveugle, agité par le vent fou,
Chantant des chants noirs, racontant la douleur au monde,
Quand il y a autant de souffrance et de sang sur terre
On n’a pas besoin de trône, ni de Dieu dans le ciel… "
Les soldats s’avancèrent en tremblant, fouettés par le vent, et marchant sur les cadavres, tandis que le chanteur tantôt chantait et tantôt sanglotait, de sorte qu’il semblait que toutes les tombes ensemble avec lui gémissaient de douleur,

et que le grand deuil ayant pris corps s’entortillait au-dessus de tous, des cadavres et des tombes…

Les soldats arrivèrent et s’arrêtèrent. Devant eux, sur une tombe, était assis un homme seul, un vieillard…nu-tête, les cheveux et la barbe au vent, les yeux levés au ciel, vers l’infini, et paraissant exiger le sang de tous les martyrs.

En ville, on l’appelait " achough " (le troubadour), mais en réalité c’était un grand joueur de târ devenu troubadour. Il y a très longtemps, dans son village natal, il avait vu sa nombreuse famille disparaître dans les flammes de leur propre maison, et lui, au prix de ses deux yeux, avait pu à peine sauver un seul de ses enfants, avec lequel il s’était installé dans le village de A……..

Là, le petit enfant de dix ans, guidait son père aveugle, qui chantait des chants tristes dans les rues, dans les cours et dans les maisons. Sur les cordes de sa vieille lyre, il semblait verser des larmes, goutte à goutte, et sa voix avait l’accent d’une souffrance infinie.

Quand le massacre a commencé, il était de nouveau dehors, et dans le désarroi général, il perdit l’enfant. Jusque tard dans la nuit, il erra dans les rues. Il appela, il cria… Hélas – il n’entendit aucune voix d’enfant. Lui, on ne l’a pas tué. Que valait la vie d’un aveugle ?

Ayant appris que les cadavres étaient entassés dans le cimetière, cette nuit-là il s’efforça d’y monter, tantôt à genoux, tantôt en rampant, il tâta un par un chaque cadavre, cherchant celui de son unique enfant. Quand ses efforts devinrent inutiles, il se blottit sur une pierre, sortit sa lyre de sa ceinture, et pour la dernière fois chanta les chants funèbres d’autrefois au cours de cette nuit effroyable. Sa voix s’élevait et se répandait sur la ville morte, emportant avec elle la protestation de tant de sang innocent.

Peu après, le troubadour se tint debout devant le sergent :

• Qui es-tu, demanda le bey
• Moi ? je suis celui qui dit le deuil.
• Qu’est-ce que tu disais là-bas ?
• Je chantais une berceuse , bey, je chantais le deuil 
•  Pour qui ?
• Pour qui , Dieu le sait.
• Qui t’a donné le droit de troubler par ton hurlement le sommeil et la paix de la ville ?

S’il avait fait jour, le questionneur aurait vu comment les lèvres du vieillard avaient été mordillées, et la façon terrible dont il a souri.

• La paix ? répéta le vieillard doucement. Les cadavres du cimetière et les tombes ne l’entendent pas , bey, mais celui qui n’est pas là-bas au cimetière a les mains rouges, aucune voix ne lui donnera la paix… Ceux dont les mains n’ont pas commis de crime, ceux-là de terreur sont devenus sourds. C’est la main de Dieu. Moi je récite le deuil, bey, je chante des berceuses, ne vouliez-vous pas qu’ils dorment … ?
• Qui t’a amené ici ? tu es complètement aveugle.
• Le feu du cœur et l’odeur du sang, toi, tu ne le sens pas ?
• Que vas-tu chercher là-bas ?
• Ah, bey, j’y vais, ma place est là-bas, pourquoi m’avez-vous ramené ? moi je suis seul, la douleur est grande, elle est très grande, avec mes deux yeux aveugles, si je ne m’afflige pas de tant de souffrances, que nuit et jour je devienne feu et flamme.
• Que chantais-tu là-bas ? Chante-le aussi pour nous !
• Bey, il fait nuit, maintenant on chante les chants des morts.
• Chante le chant des morts !

Le vieillard s’assit par terre, prit sa lyre en mains et commença :

C’était un petit enfant qui, d’un coin sombre, s’élança et enlaça le cou du vieillard.

C’était son enfant … !

• Mon enfant !
• Père , père… !

• " Feu ! gronda le bey, et au même moment, le tonnerre des dix fusils étrangla le cri de l’enfant.

Les étincelles jaillies de leurs armes éclairèrent une seconde l’obscurité profonde de la rue, et le père portant l’enfant s’enfoncèrent dans leur sang.

Leurs lèvres tremblaient et semblaient murmurer encore :

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