« CE QUE J AI VU EN ORIENT »

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par R. Laurent Vibert - Notes de voyage 1923-1924.

« Nous touchons ici au point le plus délicat et le plus douloureux pour nous de la question d'Orient.

Si les fautes commises, ci et là, sont peut-être réparables, celle-là est d'une gravité que l'on ne saurait exagérer.

Voici les faits, d'une douloureuse brutalité. Malgré notre abandons de la région de Mossoul, ce qui nous restait des accords de 1916 rendait quand même notre frontière acceptable.

La Cilicie, petit coin de terre qui géographiquement fait partie de la Syrie au même titre que le Roussillon fait partie de la France, nous restait, adossée à la barrière formidable du Taurus.
Cette frontière, aussi nette, aussi certaine que les Pyrénées et les Alpes, se poursuit au nord de la région d'Alep, et va rejoindre, vers Diyarbékir, les massifs arméniens où naissent le Tigre et l'Euphrate. Rien n'est plus favorable à la paix que les frontières naturelles.
Il n'y a même pas de paix sans elles.

Nous les avions, juridiquement, par la force des traités, et militairement par la force de nos armes et le sacrifice de nos soldats; nous en tenions l'essentiel, après des luttes difficiles, mais qui , finalement, nous assuraient le terrain et la sécurité.

C'est à ce moment que, sacrifiant à un fantôme d'amitié turque, dont nous savons maintenant ce que vaut l'aune, et aussi à un fantôme de paix qui est à mille lieues d'être rétablie, leur sacrifiant les intérêts les plus clairs de la France, tout son honneur, la vie même de nos soldats désormais sans rempart devant leurs lignes ; notre plénipotentiaire, M. Franklin-Bouillon, a signé à Angora, l'accord du 20 octobre 1921 qui, reporté sur la carte, laisse une impression de stupeur.

D'abord, nous abandonnons la Cilicie, où des milliers de soldats français avaient acquis par leur sang, notre droit à y rester. Nous abandonnons à elle-même, sans combat, une terre riche, fertile, un grenier à céréales et à coton, qui de tout temps a servi à maintenir l'équilibre économique de la Syrie, et nous parvenons ainsi, par un véritable paradoxe, à nuire également à la France - à la Syrie dont elle est tutrice- et la Cilicie elle-même.

Sous le régime turc, malgré mille promesses jamais tenues, celle-ci se dépeuple. Nous avons dû recueillir dans la plaine marécageuse et malsaine, qui s'étend entre Alexandrette et la montagne, les réfugiés arméniens de Cilicie qui s'étaient confiés à la protection de notre drapeau et qui, dans les chaleurs de l'été et les inondations de l'hiver, meurent lentement aux portes du petit cimetière français émouvant de simplicité. C'est là que reposent nos soldats, morts inutilement, hélas, pour que ne se reproduise pas cette honte: une population à qui nous avions promis la protection de la France, et que
nous laissons agoniser après n'avoir rien fait pour sauvegarder sa vie.

Tandis que je parcourais ce champ de misère, je pensais à cet étendard de France qui seul avait droit jadis de flotter sur les mers du Levant. Notre drapeau, par l'horreur de la politique et des affaires mêlées, n'a pas su, après la guerre où a coulé le plus pur sang français, couvrir une poignée de malheureux. Jamais je n’ai ressenti comme Français, pareille humiliation.

Alexandrette, le port d'Alexandrette, au fond d'une rade admirable, a vu d'un trait de plume, disparaître ses possibilités d'avenir. Alexandrette, dont le nom seul rappelle le coup d'oeil de génie du grand Macédonien qui avait bien discerné son incomparable situation, est le port naturel de toute la Mésopotamie supérieure. Des routes faciles le relient à l'Euphrate.

C'est avec Beyrouth, point de départ de la nouvelle voie du désert, une des têtes de ligne de ce réseau de chemin asiatique, chemins éternels, nécessaires, qui commandent la politique mondiale et hors desquels, il n'y a pas d'avenir économique.

On a commis la folie de laisser aux Turcs plus de la moitié de la rade.
Le port d'Alexandrette est mis sous le feu des canons ennemis et même de la mousqueterie. Comment dans ces conditions, envisager les travaux d'aménagement nécessaires. Les whards de bois pourrissent. Tout est arrêté.

Du quai misérable, l'on découvre les lignes du golfe qui dessinent le havre le plus accueillant, le plus aisé. A l'œil nu, on distingue les positions turques, sans qu'il y ait entre elles et la ville ouverte le moindre obstacle. Imaginez-vous qu'à Bordeaux, les Anglais tiennent la rive septentrionale de la Gironde.

Au nord d'Alep, autre folie. Nous avons cédé aux Turcs les sources qui alimentent la vie. J'étais en Syrie, l'an dernier, au moment où les Kémalistes massaient contre nous des troupes en Cilicie. La population d'Alep était très inquiète, et l'autorité française cherchait des expédients pour parer au danger d'un détournement, d'un barrage, ou d'un empoisonnement des rivières.

On sait que ces questions d'eau sont, en Orient, questions de vie ou de mort. Par une décision inconcevable, nous avons accepté, par-dessus le marché, l'article 12 de l'accord d'Angora:
"La ville d'Alep pourra faire à ses frais, une prise d'eau sur l'Euphrate, en territoire turc pour faire face aux besoins de la région".
Et cela continue... »

On peut lire la suite page 220 de ce livre :
http://www.armenews.com/IMG/R._Laurent_Vibert_Ce_Que_J_ai_vu_en_orient_1924.pdf
Paris. Les Editions de G.Crès et Cie. 1924