« LA MAJESTÉ D’UNE VIE PATRIARCALE »

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« Dans les vallées du Caucase et en Asie Mineure, au pied du ‘tout-puissant ‘Argée’, un peuple de paysans vit de ses champs de blé, de ses vergers, de ses troupeaux et de ses vignes.

Il puise dans ses travaux les richesses que nous verrons s’ouvrir pour l’enfant et pour l’étranger, et les vertus qui semblent l’apanage des montagnards et des rustiques.

Cependant, comme aux temps ‘très anciens’ la terre donne encore à celui qui la possède le prestige et l’âme d’un roi.

Lorsque Hopar Garo, libérant son cœur de la nostalgie dont il a souffert et vécu, pousse ce cri admirable : « Pendant vingt ans, j’ai été privé de la vigne de mes pères », ce n’est pas le fils d’un paysan que nous entendons, mais un prince de la Bible dépossédé.

Il lui avait suffi de dire : « Nous possédions, à gauche, un champ de blé immense » ; il avait suffi de dire à un enfant : « Là commençaient nos champs de blé » - « Nous allions voir les moissons » pour que s’évoquât devant nous, avec son décor et ses travaux, la majesté d’une vie patriarcale.

Patriarcale aussi apparaît la maison. La famille est vaste comme une tribu, et elle en garde la hiérarchie.

Quand les hommes rentrent le soir, il en revient des champs – des blés, des jardins et des vignes – il en revient de l’étable, il en revient du village et de la boutique.

Les brus entourent la grand’mère. La grand’mère monte dans la chambre à coucher « pour ajuster les couvertures des bambins endormis ; et on devine là qu’ils sont multipliés et on apprend ailleurs que chaque mère compte ses enfants « par dizaines ».

Les femmes servent les hommes revenus du travail et mangent après eux et dans une autre pièce. Le mari s’appelle « le Chef ». Le père a la dignité d’un magistrat.

Dans cet ample foyer, les rapports sont pénétrés de tendresse : « Mon oiselet, mon lionceau » dit la grand’mère. « Ma grand’mère, ma douce grand’mère » dit le petit-fils.
Et, pour mettre fin aux pleurs de sa fille devant l’étranger, le maître ordonne en ces termes : «  C’est assez, mon agneau, c’est assez. Comment pourrait résister le cœur d’un père ? Calme-toi et viens que je te baise le front. Sinon, mets-moi tout vif dans la tombe. »

Les sentiments sont expansifs et les malices ne préparent qu’à de prodigieuses gâteries.

C’est Erani Hatoun – le petit garçon nomme sa tante par son nom – qui fait chercher dans l’arbre à son neveu la pomme la plus rouge. Il aura un panier de poires, s’il la trouve – et sachez que ce sont les plus savoureuses et les plus parfumées de tout le canton – et, s’il ne la trouve pas il devra donner une bise.

Il ne la trouve pas, et ce n’est pas un, mais dix, mais cent, mais mille baisers qu’il échange avec sa bonne tante. Il est vrai qu’Erani Hatoun baisait sur cette joue enfantine la joue de son fils tragiquement séparé d’elle.

Cependant, l’oncle Vahan avait porté à la maison le panier de poires, et le petit enfant, ravi, le découvre à son arrivée.

C’est l’oncle Agop qui, sous prétexte de montrer comment on fait un chameau a mangé tout le « gata » que le même petit garçon tenait de sa grand’mère, mais il en a mis deux sous une serviette, et quand le bambin est sur le point de pleurer, il les lui fait découvrir et il lui remplit les poches de fruits et de toutes sortes de friandises.

On dirait que ces âmes simples et pures ne sont capables que de bonté.

Un sentiment fraternel unit d’ailleurs les membres d’un même village et on invite l’étranger en l’appelant « mon frère » au repas somptueux qu’on lui a préparé.

Comme dans les nations antiques, l’hospitalité est de règle. On accueille le voyageur, on pense à lui en faisant ses provisions d’hiver, et on prie, pendant la tempête, « pour ceux qui sont sur les chemins ».

Tous sont croyants ; Chrétiens parce qu’Arméniens, ils ne dissocient pas la religion des autres attributs de leur race, ni ses devoirs des autres obligations de la vie, et les paroles de piété leur montent d’elles-mêmes aux lèvres : « Gloire à toi mon Dieu » dit la veuve en achevant son long ouvrage ; « Gloire à toi, Seigneur » disent de temps à autre, pour couper le silence, les guides, épuisés pas la tempête et sur la route, tandis qu’ils se chauffent, déjà satisfaits, devant un feu hospitalier…

« Allez vite vers Hopar Garo, dit la mère, il vous racontera une histoire ».
« Quand bien même on nous aurait donné le monde, nous dit l’enfant, on n’aurait pu nous faire retourner ».


Et quand les petits ont demandé leur conte à Hopar Garo, ils s’assoient autour de lui et ils attendent « comme de jeunes loups ».
Mais aussi, quelle reconnaissance pour le conteur ! « Comme il savait conter, Hopar Garo, quelle bouche d’or ! ».

Même avidité chez les grands. Nous savons par l’un d’eux que « la parole est sans fin » et nous savons par eux tous qu’ils ne se lassent pas de l’écouter. Et ils écoutent, comme les enfants, suspendus aux lèvres qui parlent. »

Extrait de « Pages choisies » d’Artachès Ohanessian
Editions « Ochacan ».

Artachès Ter Hovhannessian né à Everek le 18 mai 1895, et mort à Paris le 26 janvier 1939.
Par son père Nichan Ter Ohanessian, il appartenait à l’Eglise arménienne, et par sa mère Lucie Artignan, à une ancienne famille de Césarée de Cappadoce.

Texte adapté par Louise Kiffer