Extrait adapté
d’un article de Nicole ZAND dans Meet n°3 –
août 1999
Richesse
et multiplicité des cultures de ce bras de
terre antique, à cheval entre Europe et Asie,
entre Caspienne et mer Noire, que les Anciens
considéraient comme le toit du monde et qui,
de tous temps a fait rêver les hommes.
Avec la conscience, tout de même, que cette
terre déchirée par les soubresauts des
indépendances, puis par les conflits
interethniques, les tremblements de terre et
les désastres économiques, n'était pas, pour
l'instant, particulièrement bienveillante aux
poètes et aux artistes.
Trans... le mot, déjà, est connoté par son
préfixe, et signifie que l'on a pris
l'habitude d'observer l'autre versant de cette
barrière montagneuse réputée inaccessible, où
une douzaine de sommets dépasse les 5 000
mètres, depuis le Nord.
Du point de vue des Russes qui, depuis Pierre
le Grand et surtout Catherine II, dans des
conflits sans fin avec la Perse et l'Empire
ottoman, avaient toujours le projet de faire
de la mer Noire une mer intérieure. Un
Pont-Euxin russe.
Et qui y étaient parvenus depuis le début du
dix-neuvième siècle, arrivant par la fameuse
Route militaire qui transperçait la montagne
pour "protéger" et incorporer de force la
Géorgie, royauté nostalgique de sa période de
splendeur au treizième siècle, soumettre
Imérétie, Mingrélie, Abkhazie, vassaliser
Arménie et Azerbaïdjan en provoquant la
déconstruction progressive de sociétés
antiques, et parfois leur disparition pure et
simple.
Terre de Colchide où Jason s'empara de la
Toison d'or gardée par un dragon. Légendaire
Tiflis accessible par la Route militaire des
Russes, impraticable l'hiver, rendue plus
dangereuse encore le reste du temps par les
montagnards qui pillent les voyageurs qui s'y
aventurent,
Terre mythique et sacrée du sud de la chaîne
du Caucase que les Géorgiens eux-mêmes, dans
une mémorable mise en scène du Cercle de Craie
Caucasien de Bertolt Brecht au Théâtre
Roustaveli, n'hésitaient pas à placer au
centre du monde.
Les temps ont-ils changé ?
C'étaient trois républiques de l'Union
soviétique qu'on disait unies dans la grande
fraternité des peuples. Trois pays de
civilisations anciennes qui vivent aujourd'hui
leur difficile adolescence en se tournant le
dos, qui ont chacun leur langue, qui font
semblant de ne plus se connaître (ainsi,
aucune ligne aérienne ne relie les trois états
et les passages de douane en train peuvent
prendre au moins quatre heures à chaque
frontière !).
Ex-concitoyens qui se déchirent dans les
conflits interethniques, intertribaux, et qui
ont sécrété de nouveau des centaines de
milliers de personnes déplacées : réfugiés
azéris chassés du Karabagh, Géorgiens
d'Abkhazie s'entassant dans les bidonvilles de
Tbilissi, centaines de milliers d'Arméniens
partis rejoindre les diverses diasporas. Pays
désormais séparés.
Sauf qu'il reste en chacun d'eux, une trace
indélébile, une mémoire tenace, le souvenir de
la langue commune, de la culture russe, du
lien qu'ils eurent avec un puissant Empire.
Accouplés alors malgré eux par un lien
d'attraction-répulsion rendu plus énigmatique
depuis le divorce.
Il est vrai que, pour nous, Occidentaux,
c'est dans la littérature russe du
dix-neuvième siècle que nous avons connu le
Caucase, de tout temps source d'inspiration
romantique des écrivains russes :
Chez Tolstoï avec
Hadji Mourut
ou avec les
Cosaques,
chez Lermontov avec
Un héros de notre temps,
Ou encore le
Prisonnier du Caucase
de Pouchkine.
Ecrivains moins attachés à découvrir une
culture que de nous confier leurs impressions
de Russes lancés à la conquête du Caucase.
Autres approches, plus près de nous, chez
Tynianov avec l'extraordinaire
Mort du Vazir Moukhtar
à propos de l'auteur dramatique Alexandre
Griboïedov, ambassadeur de Russie en Perse,
massacré à Tabriz.
Ou encore Boris Pasternak et ses amis
géorgiens, Ossip Mandelstam en Arménie.
Sans oublier les voyageurs français : la
description de Tiflis par Jean Chardin dans
son
Voyage de Paris à Ispahan,
des rives de l'Araxe par Gobineau, ou, bien
sûr, l'incontournable voyage d'Alexandre Dumas
envoyé spécial au Caucase en 1858-1859,
escorté par l'armée russe, quelques années à
peine après la reddition de l'Imam Chamil, le
légendaire combattant tchétchène du Daghestan
lancé pendant vingt-cinq années dans une
guerre sainte.
Quelques années plus tard, dans ses Souvenirs
de voyage, Calouste Gulbenkian, expert en
tapis d'Orient et en industrie pétrolière,
dresse un état des lieux de la Transcaucasie
en 1890, depuis l'Abkhasie jusqu'à la
péninsule de l'Apchéron au moment même où le
pétrole va transformer Bakou et la Ville
Noire.
D'abord, ce qui avait retenu les
écrivains-voyageurs - militaires, exilés,
aventuriers, c'était l'exotisme du pays et de
ses habitants.
Des autochtones déroutants entre paganisme,
Bible et Coran...Arméniens et Géorgiens,
christianisés depuis le début du IVe siècle,
intermédiaires entre les peuples d'Orient et
de la Méditerranée.
Des Juifs, arrivés sans doute après la chute
de Babylone, dont on célébrait en 1998, "deux
mille six cents ans de présence en Géorgie" Et
dont les villages de montagne sont aujourd'hui
abandonnés autour de la synagogue en ruines...
Des Tcherkesses, puisque c'est ainsi qu'on
désigna les montagnards de religion musulmane.
Des Tchétchènes au nord. Des "tatars" à
l'Est, dénomination vague pour désigner tous
les Musulmans - mongols ou turcs - dans une
imprécision des termes qui traduit à sa façon
la distance à garder à l'égard des "barbares".
(Dans une lettre adressée de Tiflis,
Lermontov, confondant avec l'azéri, écrit :
"J'ai
commencé à apprendre le tatar indispensable
ici et partout en Asie, comme le français
l'est en Europe").
À
l'époque soviétique, le Caucase, c'était
l’ailleurs. Sans visa !
Boris Pasternak, lors de son premier voyage en
Géorgie en 1931, eut le coup de foudre. Tout à
la fois pour la grâce de ce pays que pour
l'accueil pour les voyageurs, le Caucase,
c'était leur Orient de ceux qui deviendront
ses amis géorgiens, et aussi pour leur poésie,
source d'inspiration de nombreux de ses
poèmes.
Destinée tragique des "amis" disparus en 1937,
l'un arrêté, l'autre suicidé. Un peu plus tôt,
Paoustovski avait découvert chez son ami
Zdanevitch, les tableaux d'un artiste naïf qui
peignait comme un enfant, Niko Pirosmanachvili,
alias Pirosmani immortalisé dans le Vieux
Tiflis par le film de Gueorgui Chenguelaia
(1969) et dont on a pu voir en 1999 les
oeuvres au musée de Nantes.
Migrations forcées sous l'effet des guerres,
des massacres, des exils : Tcherkesses soumis
par l'empire ottoman après la défaite de 1864
"peuples punis" chassés de leurs aouls à
partir de 1943, déportés en Asie centrale,
puis revenus après leur réhabilitation en
1957.
Voix qui se cherchent dans des histoires
nationales et individuelles si imbriquées,
qu'elles ont laissé leurs marques chez les
écrivains et les artistes de notre siècle.
Ainsi l'Arménien Perj Zeytountsian emmène son
héros jusqu'à Paris pour défendre le capitaine
Dreyfus.
Ainsi le Géorgien d'Aka Morchiladze part-il se
ravitailler en marihuana vers le Karabagh.
Ainsi Banine la belle Azérie, Umm-el-Banine,
née à Bakou il y a cent ans dans la famille de
riches pétroliers chiites, devenue après son
émigration à Paris mannequin chez les grands
couturiers, puis la première femme écrivain
francophone d'origine azérie.
On n'oubliera pas le début de son livre
autobiographique,
Jours caucasiens
qui, paraît-il, choqua tant à Bakou : "A
l'encontre de certaines personnes dignes, j’ai
commencé à apprendre le tatare ; cette langue
est née dans des familles pauvres mais "bien",
je suis née dans une famille pas "bien" du
tout, mais très riche."
A l'inverse ne voit-on pas les Arméniens
revendiquer comme leur compatriote le génial
et provocateur Serguéi Paradjanov (1924-1990),
né à Tbilissi dans une famille arménienne de
militaires et de marchands, mort à Erevan
alors qu'on y créait pour lui un émouvant
musée où l'on a recueilli ses films, ses
objets ingénieusement confectionnés, ses
collages, ses poupées, ses dessins, et aussi
une fidèle reconstitution de la cuisine de la
maison natale aux balcons superposés qu'il
habitait dans la Vieille Ville de la capitale
géorgienne.
Et même le lit dans lequel il est né !
…Il faut savoir que ceux qui vivent et
écrivent aujourd'hui dans ces pays sont un peu
schizophrènes, souvent encore entre deux
langues, nourris volens nolens par une
culture russe qui leur apportait une ouverture
au monde.
Si le géorgien et l'arménien, avec leurs
superbes écritures sinueuses s'étaient
protégés contre l'impérialisme culturel de la
langue russe, l'Azerbaïdjan, qui n'avait
pas connu d'Etat indépendant avant la chute de
la Sublime Porte, n'éprouvait pas le même
rejet et avait expérimenté la translittération
de sa langue en caractères cyrilliques. Pour
revenir après l'indépendance à un azéri en
caractères latins, comme le turc. (sauf la
presse quotidienne toujours en cyrillique).
La légende explique que Dieu, lorsqu'il eut
terminé la Création, secoua au-dessus de ces
montagnes sauvages ce qui lui restait de
langues, créant une inextricable mosaïque de
peuples et de tribus.
Pas moins de trente-six langues tombèrent sur
le Daghestan (un peu moins de deux millions
d'habitants).
Cette extrême complexité linguistique et
ethnique, cette multiplicité de civilisation
était une richesse dans une Transcaucasie qui
aujourd'hui ne voudrait pas se provincialiser
et cherche à affirmer la spécificité des
personnalités issues d'un tel maelström.
(Nicole Zand
est critique littéraire, membre du conseil
littéraire de la Maison des Ecrivains
étrangers, et de Traducteurs)
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