« Les tatouages de ma grand’mère »

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A propos du film documentaire " Les tatouages de ma grand’mère "
Lettre ouverte à Suzanne Khardalian, productrice et réalisatrice du film documentaire : " Grandma’s tattoos "
Par Odette Bazil, Buckinghamshire, United Kingdom
(traduction Louise Kiffer)

Chère Suzanne,

J’ai vu votre magnifique documentaire, sur Al-Jazeera TV, programme : " témoin ".

C’est un exposé puissant, avec des images de vies quotidiennes, cependant, dans sa simplicité, il stimule et trouble l’esprit, provoque de profondes émotions d’empathie avec la victime, de peine pour son agonie silencieuse et constante, et répulsion et mépris pour les bêtes qui ont commis ces atrocités.

Voir les tatouages sur le visage et les doigts de votre grand’mère m’a rappelé une Arménienne, nommée Diguine Nazik, qui est arrivée à Téhéran (où je suis née) avec son mari et son fils quelques années après le génocide arménien, et qui avait les mêmes marques sur le visage.

Je ne me rappelle plus si elle en avait aussi sur les doigts.

C’était une femme d’une beauté exquise, aux grands yeux bleu turquoise, aux traits d’une délicatesse exceptionnelle, à la longue chevelure brillante, et avec les même tatouages sur le front et le menton.

Ma mère était veuve, et notre maison était une sorte de club pour ses amies qui lui rendaient visite tous les jours, alors que j’étais cachée sous la table pour ne pas manquer le moindre bavardage !

Diguine Nazik venait souvent s’asseoir chez nous, une écharpe au menton, comme pour cacher ses marques, et caressait mes cheveux, fredonnant une triste berceuse, ses beaux yeux emplis de larmes.

Un jour, maman l’interrogea sur ces étranges marques. Diguine Nazik, jetant un regard furtif autour de la pièce pour être sûre que personne n’écoutait, dit :

" Nous, mes trois frères, ma mère et mon père, habitions à Van. J’avais 13 ans lorsqu’avec mes cousines et mes amies, nous sommes allées à " l’Aghpuyr ", la source, pour aller chercher de l’eau avec nos petites cruches ; soudain, des cavaliers se précipitèrent sur nous, l’un d’entre eux me saisit, me flanqua sur son cheval et m’emmena. J’essayai de crier, mais un grand coup sur ma tête me mit KO.

Des heures plus tard, j’ouvris les yeux et vis que je me trouvais dans un étrange pièce sombre, où quatre personnes, une jeune fille,, une femme plus âgée, un vilain jeune homme, et un mollah étaient assis sur un tapis autour de moi.

J’ai immédiatement réalisé que c’étaient des Turcs et je me mis à appeler ma mère.

Le vieille femme me frappa sur la bouche et me dit de me taire, car aucun Arménien n’était resté en vie en Turquie pour entendre mes pleurs.

Elle me dit que mes trois frères avaient été tués, mon père et ma mère avaient été tués, tous les Arméniens du monde avaient été tués, que je devais épouser son fils et devenir musulmane

Elle souleva ma jupe, montra ma cuisse couverte de sang et dit : " tu es déjà sa femme ".

Le mollah saisit et tira ma chaîne en or et ma croix, de mon cou, les jeta dans un coin avec des insultes et des malédictions. Il ouvrit un livre sale et épais, lut beaucoup de pages, murmurant d’étranges paroles, puis il toucha ma tête.

La vieille femme me dit que j’étais maintenant une Musulmane, mariée à son fils, que la jeune fille était ma belle-sœur, et que si jamais j’essayais de m’échapper, ils me tueraient.

A ce moment-là, un autre homme entra dans la pièce, avec des aiguilles et des petits pots de teinture sur un plateau, la vieille femme et la jeune fille me tenaient les bras, le vilain jeune homme me tenait la figure, et comme des dagues de feu, des aiguilles pointues étaient en train de percer mon front. Je ne savais pas ce qu’ils me faisaient.

Dans ma honte, mon désespoir, ma douleur et ma confusion, je ne pouvais que pleurer.

Tous les jours, à l’aube, je devais m’asseoir dans un grand seau, et être descendue dans le puits, où personne ne pouvait entendre mes cris.

Et tous les soirs, dans ma prison au sous-sol, le vilain bonhomme qui était maintenant mon mari, entrait, fermait les portes et les fenêtres, et me violait, m’ordonnant de me taire.

Ce n’est qu’après la naissance de mon fils Mustapha, qu’il me fut permis de me regarder dans un miroir, et voir ma figure. J’essayais de nettoyer mes marques, en les frottant avec de l’eau et du savon, même avec une pierre ponce jusqu’à ce que ma peau saigne, mais ma belle-mère me dit que je ne pourrais jamais les effacer.

Elle dit : " nous marquons notre bétail en les brûlant avec des tiges de métail chaud grésillant et nous tatouons le drapeau turc sur les figures et les mains de nos femmes, pour montrer au monde qu’elles sont musulmanes et turques ".

Plus tard, mon fils Mossik avait déjà cinq ans (elle appelait Mustapha , ‘Mossik’, pour que ce nom sonne arménien) quand ma belle-mère, sûre et certaine que j’avais admis le fait qu’il ne restait plus d’Arméniens dans le monde, me laissa quelque liberté de sortir, mais seulement si ma belle-sœur me surveillait, et si mon fils restait avec elle.

Puis, un jour, alors que ma belle-sœur et moi longions le mur du jardin, j’ai entendu des gens qui parlaient en arménien. Avant qu’elle puisse m’arrêter, je me précipitai vers eux, leur demandai s’ils étaient arméniens, et leur dis qui étaient mon père et mes frères. Alors que ma belle-sœur m’attrapait, ils me demandèrent le nom de mon mari.

Cette nuit-là, mes frères vinrent chez mon mari pour me délivrer. Mon mari fit feu sur mon frère Vartan, et mes frères tuèrent mon mari, mais avant qu’ils puissent m’atteindre, ma belle-mère descendit au sous-sol, dans ma chambre-prison, et me dit que si j’allais avec eux, je ne reverrais plus jamais mon fils.

Elle me dit aussi qu’aucun Arménien ne m’accepterait dans sa maison, car maintenant j’étais une Musulmane, la femme d’un Musulman et la mère d’un Musulman, car Mossik avait été circoncis à la naissance.

Je ne pouvais pas quitter mon fils. Je ne pouvais pas. Je devais rester. A cause de mon fils.

Cette même nuit, de nouveau, le mollah, ma belle-mère, ma belle-sœur et mon beau-frère, vinrent dans ma chambre, me battirent cruellement et me forcèrent à me marier avec mon beau-frère. Ils me dirent que Mustapha avait besoin d’un père.

Le lendemain soir, mon nouveau mari me drogua avec l’aide de ma belle-mère, et tandis que j’étais endormie, nous mit, Mossik et moi, dans une voiture qui nous conduisit en Iran, là où nous sommes maintenant. "

Un long silence se fit. Ma mère aussi pleurait.

Puis, Diguine Nazik dit " Les Turcs ont tué mon père et ma mère, et toute ma famille. Ils ont tué tous les Arméniens de mon village ; et maintenant on pourrait dire que j’ai de la chance d’être restée en vie. Mais je ne suis pas vivante. Moi aussi je suis morte. Morte à l’intérieur.

Ils ont tué en moi tout ce qui était innocent, jeune, pur, beau et plein d’espoir.

Ils m’ont aussi privée de ma religion et de ma foi, ma dignité, le respect de moi-même, mon identité, ma liberté, mon bonheur, l’amour et le soutien de ma famille, mes rêves et ma force ; ils m’ont utilisée comme du papier toilette, à leur convenance, et m’ont laissée me sentir comme une prostituée, comme une femme sans importance, qui se fiche de tout.

Ils m’ont marquée comme du bétail, pour me rappeler tous les jours, pour le restant de mes jours, ce qu’ils ont fait de moi, ce que je suis maintenant. ".

Elle sanglotait, la tête enfouie dans ses bras, les épaules secouées avec frénésie, essoufflée et en larmes…quand soudainement elle releva la tête et cria : " Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? "

Ma mère ne connaissait pas la réponse, moi non plus, bien sûr, mais vous, chère Suzanne, quand vou avez rendu visite aux tombes communes d’Arméniens en Turquie, quand vous avez touché avec répulsion les os et les restes des victimes, quand vous avez parlé aux gens de là-bas qui étaient vos guides, quand vous avez fait vos recherches – le peu que vous avez pu faire – avez-vous découvert pourquoi ? Avez-vous demandé aux Turcs : " Pourquoi ? "

Il est certainement trop tard pour que Diguine Nazik reçoive une réponse quelconque maintenant, mais espérons que bientôt, très bientôt, les Turcs vont devoir expliquer pourquoi, vont devoir reconnaître ce que leurs ancêtres ont fait, et vont demander pardon, et se repentir, car maintenant ce n’est plus seulement nous qui demandons " pourquoi ? ", le monde entier se lève, le monde entier tend un doigt accusateur aux Turcs, le monde entier demande : " pourquoi ? "

Quelques années plus tard, Diguine Nazik est morte, mais son Mossik, revenu de Suisse où il avait été envoyé pour faire ses études, a réussi à devenir un brillant homme d’affaires, a acheté une agence de montres suisses, a ouvert une belle boutique de joaillerie à Téhéran, et a épousé une Arménienne de très bonne famille.

Par une étrange coïncidence et un tour du destin, ma bague de fiançailles et ma montre en or ont été achetés dans sa boutique en 1959.

Source : http://ramgavar.org