Peu de personnes savent que Jean-Paul
Sartre et Simone de Beauvoir se sont
rendus en Arménie en 1963.
Et encore moins nombreux sont ceux qui
en connaissent les circonstances. Aucune
trace de leur visite dans la presse
arménienne de l’époque. 35 ans après,
Alexandre Toptchian, témoin privilégié
de cette visite, a accepté pour la
première fois la publication de ce récit
en français.
Au début des années 60, qu’est-ce qu’un
intellectuel soviétique pouvait savoir
sur Jean-Paul Sartre et Simone de
Beauvoir ? Bien peu de choses en vérité.
C’est particulièrement vrai pour les
écrivains qui ne connaissaient pas le
français ou d’autres langues
européennes, et qui n’avaient par
conséquent aucun contact avec
l’Occident. Les intellectuels
soviétiques, totalement isolés de la
culture occidentale, par des mesures
appropriées, avaient, dans le meilleur
des cas, entendu le nom de Jean-Paul
Sartre. Celui de Simone de Beauvoir leur
était de toute façon inconnu.
Une partie d’entre eux avaient pu lire
pourtant, dans les années 50, la pièce
Nekrassov, qui avait été publiée dans la
revue mensuelle Novy Mir. Un groupe plus
restreint avait vu, au théâtre Mossovet
de Moscou, les représentations de la
‘P….respectueuse,’ qu’ interprétait
Loubov Orlova, l’une des vedettes du
moment, membre patenté de la
nomenklatura. Cette pièce avait été
montée alors pour une raison
parfaitement évidente. Elle racontait la
rencontre d’un homme noir et d’une
blanche, et se présentait comme une
critique du racisme.
Excellent sujet pour les médias
soviétiques. C’est ainsi que tout au
long des années 50, Sartre a été utilisé
en permanence à des fins de propagande
et par conviction idéologique. Ce qui
avait l’effet inverse de celui qui était
escompté. L’avant-garde de
l’intelligentsia soviétique rejetait à
la fois la personne et l’œuvre de
Jean-Paul Sartre, puisqu’elle ne pouvait
le percevoir que comme un valet de
l’idéologie soviétique. Ce malentendu
n’a fait que
s’amplifier quand la presse soviétique a
relaté le débat sur le marxisme et
l’existentialisme opposant Garaudy à
Sartre, et en a déformé le contenu au
point de le rendre incompréhensible.
En un mot, pour l’intelligentsia
soviétique, le Sartre philosophe,
écrivain, dramaturge, journaliste et
critique, n’existait pas. Il n’y avait
qu’un intellectuel, présenté et déformé
par la propagande soviétique comme
quelqu’un qui s’insurgeait contre le
colonialisme, qui prenait la défense des
Noirs et qui participait à des débats
scolastiques. Ceux qui connaissaient de
plus près l’œuvre de Sartre
n’appartenaient pas aux milieux de la
nomenklatura et leurs propos ne
pouvaient guère dépasser le cadre de
leur entourage immédiat.
Ce
fut dans un tel climat d’incompréhension
que Jean-Paul Sartre et Simone de
Beauvoir vinrent en Union Soviétique, en
septembre 1963. Je ne sais pas s’ils
avaient eux-mêmes souhaité ce voyage, ou
bien si la décision avait été prise à
Moscou. Quoi qu’il en soit, l’Arménie
constituait une des étapes de leur
séjour en URSS. Ils s’y rendirent après
avoir visité Moscou, la Lituanie et la
Géorgie. Après l’Arménie, ils devaient
probablement aller à Tachkent.
Nous apprîmes ainsi, le 1er septembre
1963, que Jean-Paul Sartre et Simone de
Beauvoir venaient en Arménie. Ils
avaient refusé tout voyage en avion et
ils n’arrivaient donc pas directement à
Erevan. Puisqu’il était interdit aux
touristes étrangers d’utiliser le
système ferroviaire soviétique, il avait
été décidé en haut lieu qu’ils se
rendraient en voiture de Tbilissi
jusqu’au Lac Sevan. Des représentants de
l’Union des Écrivains de Géorgie
devaient les accompagner, afin de les «
remettre » à la Direction de l’Union des
Écrivains d’Arménie.
Les choses se déroulèrent ainsi.
Rendez-vous avait été fixé pour le 12
septembre, à 10 heures, au célèbre
restaurant ‘Minutka’, un établissement
situé au bord du lac Sevan. C’était un
lieu de distraction apprécié de tous,
non loin de l’autoroute. Les gourmets
d’Erevan et de Tbilissi venaient
fréquemment y déguster les fameux
poissons du lac. Cette fois, afin
d’honorer de si précieux hôtes, le chef
s’était réellement surpassé. Des
aromates subtils embaumaient l’air, et
une abondance inattendue s’étalait sur
la table…De quoi étonner même le plus
fin connaisseur de la cuisine française.
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir,
après avoir dégusté les diverses entrées
et essayé plusieurs plats, accordèrent
leur préférence aux divers poissons
qu’on leur présentait. Ils ne manquèrent
pas d’être surpris en voyant que les
Arméniens accompagnaient le poisson d’un
cognac des plus forts, qu’ils buvaient
dans des verres à vin, en les vidant
aussitôt que remplis. Je faisais partie
du lot. Nous ne fûmes pas longs à
remarquer que les deux écrivains
français, venus pourtant de la patrie du
cognac, n’avaient guère entamé leurs
verres ; tout au plus, avaient-ils
humecté leurs lèvres ; malheureusement
pour nous, nous ne connaissions rien de
l’œuvre de Jean-Paul Sartre et de Simone
de Beauvoir, mais nous étions tout aussi
ignorants des lois régissant la table
française. L’Arménie est le pays du vin,
et la plaine de l’Ararat en est la
véritable patrie. Autrefois les
Arméniens buvaient du vin blanc ; ils ne
connurent le cognac qu’à la fin du
siècle dernier.
Avec le temps, celui-ci remplaça le vin
sur les tables arméniennes. Quand il
s’agissait d’honorer des invités, on
présentait ainsi des cognacs vieux de 20
ou 30 ans. On avait fait de même dans le
cas présent, car il eût paru inconvenant
de n’offrir que du vin.
Le malentendu dissipé, des bouteilles de
vin blanc apparurent sur la table. Les
Arméniens continuèrent à faire honneur
au cognac, tout en conservant de la
dignité, dans leur élocution et leurs
gestes. La quantité de cognac consommée,
réellement phénoménale si on la compare
aux habitudes françaises , n’avait eu
pour effet que de faire briller les yeux
des buveurs, passés du sourire
diplomatique aux rires de l’amitié. Ces
buveurs de cognac étaient au nombre de
quatre : il y avait là Edouard Toptchian,
le Président des Écrivains d’Arménie,
Séro Khanzatian, dirigeant de la cellule
communiste dans cette même Union, un
officiel dont le nom m’échappe, et
l’auteur de ces lignes.
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir
venaient de séjourner en Géorgie, et ils
ne devaient pas ignorer les importantes
quantités d’alcool que l’on consomme
lors des repas caucasiens. A la
différence de l’Arménie, on boit du vin
en Géorgie. Sartre voulait s’enquérir
des quantités ingurgitées. Nous lui
apprîmes que le repas organisé au bord
du lac Sevan n’était, en fait, que le
prélude à un autre festin, qui serait
celui-là digne de Lucullus. Ce festin
nous attendait sur le chemin du retour à
Erevan. Jean-Paul Sartre et Simone de
Beauvoir avaient toutes les raisons de
croire que cette nouvelle invitation
n’était qu’une autre manifestation de la
propagande.
L’écrivain Vaghtang Ananian,
régulièrement publié avec de gros
tirages tant en Union Soviétique que
dans les autres pays du bloc, s’était
fait construire une villa à Loussaguerd,
un village proche d’Erevan grâce à ses
gains et à une aide substantielle de
l’État. Cet auteur célèbre avait
organisé pour le 12 septembre une grande
réception en son nouveau domicile. Un
groupe d’écrivains, parmi les plus
renommés, devait venir de la capitale.
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir
étaient prévus au programme. Il y aurait
aussi d’autres invités, parmi lesquels
le Premier Ministre d’Arménie, le
Président du Soviet Suprême et le second
secrétaire du Comité Central. Les deux
écrivains allaient ainsi prendre part à
des festivités où ils devaient
rencontrer non seulement la nomenklatura
du parti, mais aussi celle de la
littérature.
Il serait difficile d’affirmer que la
présence de Jean-Paul Sartre et Simone
de Beauvoir en ces lieux ait suscité un
grand enthousiasme parmi ces
représentants de l’intelligentsia
arménienne. Il ne faisait aucun doute
que les salutations adressées aux deux
écrivains étaient d’une sincérité
absolue, et que les Arméniens étaient
contents d’avoir parmi eux de telles
personnalités. Les manifestations
d’amitié étaient particulièrement
abondantes.
Toutefois il était difficile de
considérer cette rencontre comme celle
d’intellectuels des deux pays, car le
dialogue s’avérait particulièrement
impossible. La conversation était des
plus banales, elle n’abordait que des
sujets généraux, sans grand intérêt. Je
vois deux raisons principales qui
empêchèrent ce jour-là l’instauration
d’un dialogue intéressant entre les deux
groupes d’écrivains. J’ai déjà dit que
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir
étaient totalement inconnus des
intellectuels arméniens. A cela il faut
ajouter que, même si les habitudes
staliniennes étaient abolies depuis un
certain temps, une très forte
autocensure demeurait, conduisant les
soviétiques à ne voir chez les
Occidentaux venus en URSS, même s’ils
étaient des confrères et des amis, rien
d’autre que les représentants d’un pays
ennemi. On ne pouvait donc aborder que
des sujets parfaitement anodins.
Dans le fond, il fallait éviter toute
discussion. C’est peut-être pour cela
que les invités,assez rapidement, se
retrouvèrent seuls.
Les écrivains arméniens avaient sacrifié
aux rites de la politesse, et, tout en
ayant été dit, ils n’avaient plus aucune
raison de poursuivre dans cette voie.
Aussi se retirèrent-ils, poursuivant une
autre discussion, seulement entre eux.
Jean-Paul Sartre demeura un instant
seul, debout dans un coin. On aurait pu
penser qu’il ne s’agissait là que d’une
solitude propre au philosophe, en
quelque sorte une manière pour lui de
répéter son fameux « L’enfer c’est les
autres », car quelques instants durant,
il demeura véritablement seul, à l’écart
de tous.
Plus tard, en janvier 1967, à Vilnius,il
m’a été donné de voir une autre
expression de la solitude de Sartre.
C’était dans le studio d’un photographe
renommé, Antanas Soutkous. Une grande
photographie était accrochée au mur,
Sartre se tenait debout, solitaire, dans
les dunes de Baltique.
On assista peu après à un mouvement
inattendu parmi les Arméniens qui se
précipitaient bruyamment vers de
nouveaux venus. Les personnalités les
plus marquantes de la République
venaient enfin d’arriver. Tous allèrent
à leur rencontre, mais les dirigeants
arméniens, sachant que Jean-Paul Sartre
et Simone de Beauvoir étaient là, se
dirigèrent tout de suite vers eux. Anton
Kotchinian, le Premier ministre, tout en
plaisantant, s’adressa à ses
compatriotes en ces termes : ‘Mes amis,
ne restez pas avec nous. Vous pouvez
nous rencontrer à tout moment.
Occupez-vous des invités. Ce n’est pas
correct de les laisser seuls.’
Les conseils prodigués ne furent suivis
d’aucun effet. A leur tour, les
dirigeants de la République exprimèrent
des paroles de bienvenue, imposées par
l’étiquette. Cela ne changea rien à la
situation. Jean-Paul Sartre et Simone de
Beauvoir demeurèrent seuls, en compagnie
seulement du président de l’Union des
Écrivains, Edouard Toptchian, et de
Léonina Zonina, traductrice spécialisée
dans la littérature française.
Mon père, Edouard Toptchian, proposa de
nous diriger vers la roseraie de la
villa. Nous y serions plus tranquilles,
en attendant que les préparatifs du
festin prennent fin. Nous y restâmes
plus d’une heure. Ce lieu éloigné des
vanités du jour, ainsi que des
tracasseries officielles, prédisposait à
des entretiens amicaux. Le dialogue
s’installa, libre, dégagé de toutes les
formalités auxquelles nous avions
assisté, oublieux des obligations. On y
parla de littérature. Jean-Paul Sartre
souhaitait connaître les noms des
auteurs français contemporains traduits
en langue arménienne.
Il faut avouer qu’en ces années-là, pour
la grande majorité des intellectuels
arméniens, l’histoire de la littérature
française n’allait guère au-delà
d’Anatole France, célèbre pour avoir
pris fait et cause en faveur des
Arméniens, et de Barbusse, que nul
n’avait le droit d’ignorer en Union
Soviétique en raison de son communisme
militant et de son livre sur Staline.
Seuls, quelques intellectuels d’Arménie
avaient pu lire en leur temps les
traductions russes de Céline, Gide,
Malraux et Mauriac. Bien plus tard, les
œuvres de Saint-Exupéry, Prévert et
Butor furent également traduites en
russe. Toutefois, on traduisait plus
généralement les écrivains communistes,
parmi lesquels Aragon, Elsa Triolet et
Vaillant figuraient en bonne place. De
la philosophie, nous ne pouvions avoir
une connaissance quelconque qu’à travers
des articles agressifs, écrits du point
de vue marxiste-léniniste. Quant à la
peinture, la musique ou le théâtre
contemporains en France, la question ne
se posait même pas : ils étaient tout
simplement ignorés du citoyen
soviétique.
L’opinon des écrivains arméniens quant à
l’avant-garde culturelle en Europe
intéressait vivement Sartre. Il voulait
avoir à ce sujet le maximum de détails.
Il nous demanda également de l’informer
sur les éventuelles influences exercées
par la nouvelle littérature européenne
sur ce qui se faisait en Arménie.
Ensuite la discussion en vint à William
Saroyan, et naturellement la
conversation en vint naturellement à la
littérature américaine proprement dite.
Sartre nous demanda si nous lisions les
romans de William Faulkner. A cette
époque déjà, quelques-unes de ses œuvres
existaient en traduction arménienne.
Cependant, il y avait quelque chose de
plus significatif encore. Je racontai
qu’un écrivain ayant vécu à Paris,
Vazken Chouchanian, avait écrit en 1938
une étude sur ‘le Bruit et la Fureur’ de
Faulkner. Cette anectode intéressa
beaucoup les invités. Plus tard,
j’appris que Sartre avait écrit lui
aussi sur le même livre, en 1939.
La personnalité de Vazken Chouchanian
suscita l’intérêt de Sartre. Il voulut
en savoir plus sur cet écrivain. Je lui
parlai de son œuvre, la présentant comme
une sorte de précurseur du ‘nouveau
roman’, écrite en langue arménienne dès
les années 20 et 30. En effet, on peut
dire que Chouchanian, ayant eu la
prescience de développements ultérieurs
de la littérature française, soit arrivé
à inventer une prose originale,
intégrant le monologue intérieur. Les
deux écrivains français m’écoutaient
avec étonnement, sinon avec intérêt. Ils
éprouvaient une certaine difficulté à me
croire, à admettre qu’une intense vie
culturelle arménienne ait pu exister à
Paris dès les années 20. Certes, ils
n’ignoraient nullement les origines
arménienes d’Armen Lubin, d’Adamov, de
Carzou ou d’Aznavour, mais le fait que
des écrivains aient pu produire et
publier, et en France, que des livres et
des revues en langue arménienne aient
existé dans ce pays, constituait pour
eux une véritable surprise.
Après cela, la discussion en vint aux
chanteurs français. Ils nous racontèrent
en détail un concert auquel ils avaient
assisté, Sylvie Vartan et Johnny
Hallyday chantaient, et les foules des
jeunes fans avaient cassé tous les
sièges. J ‘étais surpris non seulement
pas leur présence à un tel concert de
teenagers, mais surtout par la tolérance
et la compréhension qu’ils manifestaient
à l’égard des actes de vandalisme
perpétrés par cette jeunesse. Les
événements parisiens de mai 1968 étaient
encore à venir…
Le temps avait passé, peut-être déjà une
heure et demie. On nous avait
certainement cherchés en vain. Je
décidai d’aller voir où en étaient les
choses. Je me rendis en premier lieu à
la cuisine. Près de la porte se tenait
un homme assez jeune, d’une trentaine
d’années environ. Il avait un visage
agréable, mais une certaine force
transparaissant sous son costume qui ne
permettait pas de le prendre pour un
intellectuel. Dans la cuisine, deux
jeunes gens vêtus de blanc, étaient
occupés à nettoyer des poissons, à
couper la viande destinée aux
brochettes. Ils préparaient également
d’autres plats. Je me persuadai
naturellement que c’étaient là de
véritables cuisiniers, et qu’ils ne
cachaient pas des kalachnikovs sous
leurs vêtements. Pourtant cette vision
d’une cuisine de la nomenklatura
semblait déplacée dans le cadre de cette
villégiature campagnarde. De fait, la
table accueillante des écrivains et des
artistes allait bientôt se transformer
en un banquet officiel. Quoi qu’il en
fût, je pensais que cela même serait
intéressant à voir pour les invités. De
plus, je devais reconnaître que les mets
de la nomenklatura devaient être tout
aussi succulents que ceux des autres
banquets. D’autant plus que l’on se
préparait cette fois à présenter aux
deux écrivains français différentes
sortes de vins, les uns meilleurs que
les autres. Le festin se déroula dans le
plus parfait respect des règles de la
table arménienne. Cela signifiait qu’il
devait y avoir un ’tamada’, chargé de
porter les toasts et de donner la parole
aux uns et aux autres. Le ‘tamada’ est
le roi des tables caucasiennes. Le
romancier Hrachia Kotchar avait été
désigné pour remplir ce rôle. Les
invités et les dirigeants de la
République étaient assis côte à côte. Je
ne me souviens plus des discours
prononcés. J’ai tout oublié, sinon une
simple remarque que je me fis : Sartre
et Simone de Beauvoir étaient vêtus de
manière particulièrement modeste. Ils
portaient de simples vêtements de
voyage, qui ne correspondaient en rien à
l’idée que nous nous faisions , en ces
années-là, de l’Occident. L’opinion
prévalant à l’époque était la suivante :
Paris était la capitale de l’élégance et
de la mode, tous les gens importants ne
pouvaient donc que s’habiller de la
façon la plus élégante qui soit. Il faut
bien dire que pour le soviétique moyen
le mot ‘mode’ est synonyme
d’extravagance. Mais en l’occurrence,
c’est de Paris que venaient ces deux
écrivains, et curieusement, ils étaient
habillés de façon particulièrement
modeste. On nous en avait pourtant dit
qu’ils étaient d’éminents écrivains. Il
y avait là quelque chose que nous ne
parvenions pas à nous expliquer, une
contradiction insoluble. Tout ceci nous
paraissait proprement incompréhensible.
Aussi le doute s’installait-il en nous.
Bien sûr je n’en ai rien dit sur le
coup. Mais il ne pouvait en aller
autrement qu’avec les oreilles du roi
Midas : tout se sut.
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir
mangeaient à peine ; pour nous, cela
signifiait qu’ils ne mangeaient pas du
tout. C’est à peine s’ils prenaient une
ou deux bouchées de chaque plat. Cela
pouvait s’expliquer par le fait qu’entre
le festin du restaurant Minutka et
celui-ci, il s’était écoulé à peine une
ou deux heures. Nous pouvions nous
expliquer également leur manque
d’appétit par l’abondance des plats qui
se succédaient et que les serveurs
entassaient sur la table. Nous pouvions
croire que tous ces mets n’étaient pas
appréciés d’eux. On leur demanda ainsi
s’ils souhaitaient autre chose.
Comprenant parfaitement le pourquoi de
la question, ils nous expliquèrent que
tout cela était trop abondant pour eux.
A ce moment, le maître de maison,
Vaghtang Ananian, me dit (j’étais assis
auprès d’eux) :
- Mon garçon, il faut remplir
abondamment les assiettes de ce vieil
homme et de son épouse. Fais-le, sinon,
ils ne vont pas manger à leur faim.
Le Tamada, Hratchia Kotchar, s’empressa
de mettre les choses au point, en
s’adressant à Vaghtang :
« Cher Vaghtang, ce vieil homme et son
épouse font partie des plus importantes
personnalités du monde littéraire
français.
- Mon cher Kotchar, rétorqua Nanian,
sont-ils plus importants que toi ou Sero
?
- Pour Sero je ne sais pas. Mais qu’il
s’agisse de toi ou de moi, cela ne fait
aucun doute ».
A ce moment, Hovhannes Baghdassarian, le
second secrétaire du Comité central du
PC d’Arménie, prit la parole.
Le ton de sa voix n’admettait aucune
réplique :
« Peu importe qu’ils soient de grands ou
de petits écrivains. Ce qui est
important, c’est qu’ils sont nos
invités. Il convient de les recevoir au
mieux ;comme cela se fait envers tous
les invités. Il faut bien les nourrir. »
Puis il ajouta en s’adressant cette fois
à moi :
« Remplis leurs assiettes. Il ne faut
pas hésiter. Remplis-les, te dis-je.
Remplis-les. Fais en sorte qu’elles
débordent. »
C’est ainsi que les assiettes furent
remplies abondamment. Nos gestes ne
pouvaient qu’étonner les deux invités
qui ne tardèrent pas à manifester, avec
discrétion, une certaine crainte. Il
nous fallait expliquer avec de grande
précautions oratoires, afin de ne pas
les blesser, les propos des uns et des
autres. Il fallait leur expliquer que
nous obéissions aux règles d’un certain
protocole. Le festin et les discussions
se poursuivirent tard dans la nuit.
Quand nous rentrâmes en voiture à
Erevan, il était déjà près de minuit. Il
n’y avait rien de particulier à voir
dans la ville plongée dans la nuit, tout
spécialement pour des gens comme nous,
fatigués par le voyage et les deux
festins. Rien, si ce n’est une scène
inhabituelle qui se répétait d’une rue à
l’autre. Il y avait des queues. Les gens
s’entassaient, formaient d’énormes
queues. En fait, ce n’était pas
exactement cela. Il y avait des hommes
qui se regroupaient. Ils étaient
silencieux, ils paraissaient préoccupés
par je ne sais quoi… Chemin faisant,
nous remarquâmes que ces regroupements
se retrouvaient avec une certaine
régularité. Les queues se formaient
devant les boulangeries. Sartre allumait
des Gitanes, l’une après l‘autre.
C’était sa façon de lutter contre le
sommeil (ou de dissiper l’énervement).
Il regardait avec étonnement ces
rassemblements qu’il ne parvenait pas à
s’expliquer.
A le voir, nous comprenions qu’il était
inquiet, qu’un malaise s’installait en
lui. Il voulait comprendre ce qui se
passait. Le plus bizarre est qu nous
nous trouvions dans la même situation
que lui. Nous n’y comprenions rien, et
cela nous inquiétait d’autant plus. En
parvenant à la hauteur d’un de ces
attroupements, mon père fit arrêter la
voiture. Il demanda d’aller voir ce
qu’il en était. Ce que j’appris était
inimaginable et parfaitement absurde :
il n’y avait plus de pain à Erevan. Il
n’y avait plus de pain dans la capitale
de l’Arménie. Le bruit s’en était très
rapidement répandu. Le souvenir des
pénibles années de guerre refusait de
s’effacer des mémoires, et c’est ainsi
que s’expliquait toute cette agitation.
Les gens étaient sortis en pleine nuit,
afin de faire la queue devant les
boulangeries. Chacun voulait être sur
place quand la boulangerie ouvrirait ses
portes au petit matin, car c’était le
seul moyen d’obtenir un morceau de pain.
A notre plus grande surprise nous
apprenions le lendemain que le pain
manquait dans toute l’Union Soviétique.
Cet événement a donné à Winston
Churchill l’occasion de prononcer
quelques paroles qui n’eurent pas de mal
à franchir nos frontières. Il a dit en
effet : « Il faut être un génie pour
laisser la Russie sans pain. »
Churchill avait raison. Que dirait-il
aujourd’hui s’il vivait encore ? Quel
qualificatif utiliserait-il pour
désigner un homme qui laisse le pays
dans un tel état de famine ?
Khrouchtchev, cette année-là, avait
lancé une croisade contre l’art
abstrait. C’était son problème. Mais ce
faisant, il avait oublié l’agriculture.
La vie dans notre pays, avec ses hauts
et ses bas, avait fini par devenir
supportable dans les années passées. La
question de l’alimentation semblait
réglée et ne constituait plus la
préoccupation majeure des Soviétiques.
Il est même possible d’affirmer qu’en
comparaison avec l’existence de semi
affamés que mènent aujourd’hui les
Soviétiques, il régnait alors une réelle
abondance. Pourtant, tout d’un coup le
pain avait disparu. En ce jour, il
aurait été impossible à qui que ce soit
parmi nous d’affirmer qu’il s’agissait
du signe annonciateur de la famine que
connaît aujourd’hui toute l’Union
Soviétique. Il nous était impossible de
croire que le chaos pouvait de nouveau
s’installer en notre pays. Nous étions
convaincus de mériter une existence
différente, meilleure. Sartre,
stupéfait, ne parvenait pas à retrouver
la parole. Il demeurait silencieux. Très
vraisemblablement, il songeait à une
nouvelle formulation de l’enfer. Cet
enfer que nous étions. Un enfer qui
s’était instauré sur un sixième du
globe. Mais cet enfer ne se formulait
pas sur le plan philosophique. Il était
bien tangible, car il agissait sur le
terrain de la réalité, sur le terrain de
la vie.
Alexandre Toptchian
Traduit de l’arménien par Gérard
Bédrossian et l’auteur.
Source : Nouvelles d’Arménie Magazine
mars 1998
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