« DANS L OMBRE DE BYZANCE »

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Extrait de « DANS L OMBRE DE BYZANCE »

 de Willam Dalrymple

 

« …Voyant quel triste sort avaient connu les églises arméniennes d’Edesse et de Diyarbékir ces derniers mois, l’une étant en passe de devenir une mosquée, l’autre tombant en ruines faute de toit, je me suis rappelé mon premier contact avec le patrimoine arménien de Turquie, dont on voyait bien qu’il était appelé à disparaître rapidement.

 Pendant l’été 1987, un an après avoir refait tout le périple de Marco Polo depuis Jérusalem jusqu’à Xanadu, j’étais revenu en Turquie orientale compléter mes notes avant de me lancer dans la rédaction du récit proprement dit.

 L’année précédente, j’avais passé un délicieux après-midi à Sivas, à admirer les anciens collèges seldjoukides devant la madrasa de Gök, dans un cimetière tout à fait insolite, j’avais vu se côtoyer dans le plus grand désordre des pierres tombales portant des inscriptions en turc ottoman, en arménien et en grec .

 J’en ai déduit que ce devait être un lapidarium, ou un jardin de sculptures, et non un cimetière œcuménique car, de mémoire d’homme, jamais on n’avait enterré côte à côte des musulmans et des chrétiens.

 Je n’avais pas su ce qu’il en était, mais l’année suivante, quand je suis revenu sur les lieux, les stèles arméniennes avaient toutes disparu.

L’enlèvement de ces  quinze plaques de pierre et autres monuments funéraires fort lourds avait dû représenter une opération considérable – récente – puisque l’herbe était encore couchée et jaunie.

J’ai demandé au gardien où étaient passées les stèles, mais il m’a soutenu qu’il n’y en avait jamais eu.

Sans mes notes détaillées remontant à l’année précédente, j’aurais pu me dire que je m’étais trompé, que je les avais inventées ; mais là,  j’étais sûr de mon fait. Tout cela était décidément étrange.

 Une semaine plus tard,  j’ai quitté Sivas pour aller rendre visite à l’un de mes cousins, ingénieur agronome à Erzeroum, où il tentait de réintroduire la culture de la soie.

Un soir, à dîner j’ai évoqué l’incident ; il se trouve que mon cousin avait été témoin du même phénomène un mois plus tôt. Quatre années de suite, il était allé  pêcher à Maydanlar, un village situé dans les collines de Tortum.

Lors de ses précédentes excursions, il avait pu admirer, empilée près du puits du village, une somptueuse collection de stèles à croix arméniennes (les célèbres khatchkars)  datant du Haut Moyen Age ; or, cette année-là il avait constaté leur disparition et interrogé les habitants qui, gênés, n’avaient pas voulu répondre.

Finalement, un vieux lui avait révélé la vérité en tête à tête. Un mois plus tôt, des fonctionnaires étaient venus d’Erzeroum, ils s’étaient enquis auprès des villageois d’éventuelles antiquités arméniennes, puis ils avaient fracassé les croix, avant d’évacuer soigneusement les débris.

 J’avais déjà entendu des histoires sur la mystérieuse disparition des vestiges arméniens ; l’année suivante, journaliste à L’Indépendant, j’avais pu enquêter en détail. La piste m’avait conduit depuis la communauté arménienne de Paris jusqu’en Anatolie, et, de là,  à la bibliothèque des Arméniens à Jérusalem.

J’avais amassé quantité de preuves et de témoignages, d’où il ressortait que les belles églises arméniennes d’Anatolie, aussi anciennes qu’architecturalement significatives, s’évanouissaient à une vitesse alarmante.

 L’inventaire partiel des églises arméniennes en activité, dressé par le Patriarcat arménien de Constantinople en 1914, juste avant le génocide, fait état de 210 monastères,  700 églises abbatiales et 1639 églises paroissiales, pour un total donc de 2549 édifices religieux.

 En 1974, un recensement des 913 bâtiments connus, conclut à la disparition totale de 464 d’entre eux, tandis que 252 étaient en ruine, pour seulement 197 en état. On avait fait plusieurs découvertes depuis, mais ces monuments avaient continué à se détériorer de façon dramatique.

Parmi ceux qui restaient debout en 1974, la plupart s’écroulaient progressivement, et les plus beaux étaient réduits à néant.

 Souvent les dégradations n’avaient pas de cause très spectaculaire. Certains édifices avaient souffert lors de tremblements de terre, par exemple. Ou bien ils avaient pallié une carence en matériaux de construction due à l’explosion démographique, quand ils n’avaient pas pâti des forages pratiqués par les paysans turcs à la recherche de « l’or d’Arménie », légendaire trésor prétendument enterré par les Arméniens avant leur « déportation » de 1915.

 Quoiqu’il en soit, les autorités turques chargées de la conservation du patrimoine, n’avaient visiblement rien fait pour empêcher les monuments arméniens de tomber en ruine.

Pendant  les années 80, on avait restauré et consolidé beaucoup de mosquées et de caravansérails seldjoukides et ottomans, mais pas une seule église arménienne n’avait bénéficié de ce traitement de faveur.

Quant au monastère arménien de l’île d’Aghtamar, sur le lac de Van, qui est peut-être le plus célèbre monument d’Anatolie orientale, sur le tard,  on lui avait dévolu un gardien, mais cela n’avait pas stoppé son délabrement : cinq des principales sculptures – y compris la célèbre représentation d’Adam et Eve, avaient été vandalisées depuis sa nomination, et on n’avait strictement rien fait pour renforcer les murs. »

 
Extrait du livre « Dans l’Ombre de Byzance »  de William Dalrymple, journaliste anglais ; pages 118- 120.
Edition Phébus libretto.