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Maître Moussa Prince
1925-1998

Un précurseur libanais pour la reconnaissance juridique
du génocide des Arméniens.

Conférence de Myra Prince en hommage à son père, à Montpellier,
dans le cadre d’un colloque international :

« Du génocide arménien à la Shoah », à l’Université Paul Valéy, le 1er juin 2005

« Permettez-moi de commencer par deux exergues par lesquels mon père débute son premier essai concernant le génocide arménien constatant qu’un génocide impuni favorise, par l’audace criminelle, l’éclosion d’autres génocides.

Celle de Talaat, Ministre de l’Intérieur turc, qui, le 16 septembre 1915, donna  cet ordre au gouvernement d’Alep :

 Il vous a été communiqué que le gouvernement par ordre du Djemiyet a décidé d’anéantir complètement les Arméniens de Turquie…Leur existence doit prendre fin, quelque criminelles que soient les mesures prises, aucun compte ne doit être tenu de leur âge, sexe, ni des scrupules de conscience.

 Puis celle de Hitler le 22 Août 1939 :

 J’ai donné ordre à mes unités de mort d’exterminer sans pitié ni merci hommes, femmes et enfants de race et de langue polonaises. C’est seulement ainsi que nous acquérrons l’espace vital dont nous avons besoin. Après tout qui se souvient aujourd’hui de l’extermination des arméniens ?

C’est en 1967, à l'occasion du IIème Congrès International de Prophylaxie criminelle, tenu à Paris du 10 au 14 Juillet, que le coup d’envoi fut donné. Il avait, pour l’occasion, édité un premier essai de 96 pages sous le titre "un génocide impuni – l’Arménocide" qui augmenté, constitua le deuxième volume de la pentalogie  qui comptera, elle, plus de deux mille pages et sera éditée en 1988. Ce deuxième volume a fait l'objet d'une édition spéciale le 24 Avril 1975 pour la commémoration du soixantième anniversaire du génocide arménien. [1]

   « La Prophylaxie du génocide », thème général du congrès, abordait,  pour la première fois, les études des crimes contre l’humanité. Le génocide est un sujet, un problème, une menace, un crime par essence politique. Il mêle criminels et victimes, juges et témoins. Il concerne l’humanité entière car il se fait au mépris des principes les plus élémentaires du droit public. Les procès de Nuremberg augurent l’étude de ces phénomènes : le Congo, le Rwanda, le Kenya, le Nigeria, le Soudan, le Yémen, le Pakistan ou le Brésil sont le théâtre de « farandoles génocidiques ». A ce titre, il note le cas du Biafra où on élimine la victime pour éliminer le problème. Mais pas de génocide sans politique d’état.

L’œuvre de mon père sur le thème du génocide accompagne mon enfance et mon adolescence. Son approche des formes répertoriées du génocide est à la fois structurale, historique et juridique. Écrite de 1967 à 1973, elle est remaniée en 1974 puis en 1988, pour la partie arménienne. Lorsque les yeux de ma raison s’ouvraient sur le monde, ils en avaient d’emblée une conscience douloureuse du fait des événements tragiques qui ont ébranlé le Liban. A cette injustice éprouvée se conjuguaient désormais celles, latentes, de toutes les injustices de tous les peuples opprimés, notamment celle des arméniens, frères de souffrances. Je revois mon père écrire toutes les nuits, écrire encore, lueur dans la maison, solitaire dans la ville. Sa plume infatigable signait un acte de foi, un combat démesuré contre « la conspiration du silence », pour la juste reconnaissance du génocide arménien que Maître Edouard Jakhian[2], préfacier pour l’édition de 1975, qualifiait de « premier délire crépusculaire du siècle ». Moussa Prince n’était ni arménien ni défenseur de la partie civile arménienne : avocat du pénal et ténor du barreau, il ouvrait cinquante ans après le procès de l’empire ottoman alors que la France et l’Europe évoquaient à demi-mot cette tragédie.

Léon Blum disait « aucun pays ne peut se sentir vraiment libre s’il existe au monde un peuple opprimé », ce niveau de conscience et d’implication mon père s’en réclamait et se conformait certainement à l’axiome universel édicté par Henri Béraud « Quand le devoir ordonne de parler, le silence est une lâcheté et le mensonge une trahison ».

Elevée dans la droiture et la rectitude, ce n’est qu’à maturité que je découvre la dimension spectrale de son œuvre et l’ampleur de son espérance. Et c’est  justice que de lui rendre hommage aujourd’hui, humblement, devant un auditoire fraternel et concerné.

Dans ce qu’il a nommé le génocide – les dimensions modernes du massacre collectif prémédité, il aborda cinq thèmes constituant une pentalogie. Son œuvre fut commencée le en 1967 et achevée en 1973. Il conçut même, en 1985, le plan d'un 6ème volume intitulé "Un génocide composite sous le ciel du Liban"; œuvre ébauchée où terrorisme et intégrisme épaulent désormais les massacres et ou le civil se mêle désormais au religieux et au militaire.

Il étudia tout d’abord l’étendue et la délimitation de la notion de génocide, puis ce qu’il qualifia de génocide impuni qu'il  nomma « arménocide »,  de génocide réversible les judaïcisme et sionisme ; il aborda ensuite le cadre juridique du génocide pour en proposer enfin une prophylaxie.

Dans le premier volume, il s’agit de remonter aux sources de ces crimes collectifs, de définir la notion de génocide en étudiant son histoire, ses causes et ses mobiles les plus divers - ethnologiques, géographiques, politiques, psycho-pathologique mais aussi culturelles et de croyances -, de tenter une classification et d’identifier le rapport qui existe entre le génocide et les différentes religions.

Le deuxième volume est l’étude d’un « cas clinique » du génocide : le massacre du peuple arménien par trois régimes successifs, hamidien, jeune-turc et kémaliste, sous les trois couleurs successives de la Turquie gouvernante royaliste, jacobine et royale républicaine. En effet, Moussa Prince avait établi auparavant une différence entre les massacres à variante positive, celui d’une part des peuples allogènes dans l’Empire Ottoman - Bulgares, Grecs, Assyriens et Arabes, et celui, variante négative, de la Montagne libanaise[3]isolée et affamée.

Il n’y a pas de génocide sans programme. Aussi le premier acte tragique se déroula sous le régime de Abdul-Hamid (1894-1896) ; le deuxième, sous le parti Jeune-Turc, l’Ittihad we Tarakki - union et progrès – (Adana, avril 1909 et déportation du 15 mai 1915 ), sous les règnes d’Enver, de Talaat et de Djémal,  le troisième sous Mustépha Kémal qui paracheva l’œuvre de ses prédécesseurs. Il étudie le cadre historique, le caractère arménien, les relations arméno-turques et arméno-kurdes, la question arménienne en rapport avec la question d’Orient. Il appréhende la toile de fond politique et idéologique qui a servi les hommes du Panturquisme et Pantouranisme. Puis il décrit les modalités  de l’exécution du génocide en s’appuyant et citant les différentes sources de documentations qu’elles soient américaines, britanniques, allemandes, ottomanes, suisses, russes ou françaises. Il s’appuie sur les témoignages, circonscrit les responsabilités turque, austro-allemande, austro-hongroise, celles des pays de l’Entente et celle des pays neutres. Il tire les conséquences de l’arménocide, en  dresse le triste bilan. Puis il conclut ce volume en situant l’arménocide dans le cadre du droit international, dénonce le déni de justice flagrant des puissances alliées. Le traité de Lausanne de 1923 se colorait de trahison occidentale.  Le Droit International coutumier sanctionnait pourtant le génocide comme crime contre l’humanité, preuve en est que le tribunal de Nuremberg jugea, en 1946, les principaux criminels de guerre allemands. La Charte d’Août 1945, la résolution de 1946 de l’assemblée générale des Nations Unies étaient déjà déclaratoires du Droit International coutumier avant même que le procès de Nuremberg et la convention du Génocide adoptée en 1948 édictant la Déclaration des droits de l’Homme ne se tiennent.

Voici, pour donner le ton, un extrait de sa première "plaidoirie":

Et si nous avions à siéger en ce moment dans un grand procès jugeant de l'Arménocide, c'est à la place du promoteur de l'action publique, du Procureur du Roi ou de la République, du défenseur de la société des hommes et de la civilisations que nous le ferions, avec autant d'audace que de fierté, depuis que le siège de "ce procureur" est vacant hélas à cause  d'un "diktat" du Traité de Lausanne accordant, pour solde de tout compte une "amnistie criminelle" aux "criminels amnistiés". Nous interjetons appel du jugement de la "Politique" auprès du Tribunal de l'Humanité. Notre recours est déjà accepté en la forme, n'en déplaise à certains juristes intéressés, car le temps reste dans cette "Affaire" un élément de "prescription acquisitive" d'impartialité et de vérité, de droits à reconnaître, de leçons à tirer, et non de "prescription instinctive". Il est de notre devoir d'attirer, à l'occasion du congrès International de Prophylaxie Criminelle, l'attention du monde humain et civilisé sur un crime qui constitue au dire de Gibbon la page la plus noire de l'histoire moderne ; crime demeuré impuni par la grâce des "Puissances" et la politique des "Grands". Et si la S.D.N. (Société des Nations)  noya la Question Arménienne - à propos de laquelle écrivait Francis de Pressenté : La question Arménienne n'a été qu'une des multiples faces de la grande et redoutable Question d'Orient - dans les eaux du Lac Léman, en refusant la juste indemnité aux rescapés du "grand naufrage" génocidique comme l'a douloureusement observé un témoin politicien avisé de l'époque; est-ce à dire que l'O.N.U ferait mieux dans son programme de lutte contre le génocide en général et l'Arménocide en particulier ?…

Le troisième volume traite du Judaïcide avec la mise en relief du phénomène de réversibilité entendu par là, la dialectique victime-bourreau. Il aborde  tout d’abord l’antisémitisme ; son historique - de l’exode à "l’affaire Dreyfus"- décrit la situation des juifs, leur résignation, les ghettos. Il consacre le deuxième chapitre au nazisme ; sa naissance et sa montée. Dans le troisième, il élabore le cadre général du judaïcide, ses préludes, ses horreurs et la "solution finale". Il termine ce chapitre en dressant un parallèle entre arménocide et judaïcide.

Le quatrième chapitre traite de l’aberration et l’hérésie sioniste ; de la déclaration de Balfour à l’Etat d’Israël et ce jusqu’au conflit judéo-sioniste. Il conclut par un cinquième chapitre pointant un palestinocide où ségrégation, ethnocide, violence, fraternité et résistance se conjuguent.

Le quatrième volume étudie le génocide sous l’angle juridique et s’ouvre par un essai sur les crimes contre l’humanité dont le génocide n’est qu’un aspect. Il débute par l’histoire de la notion de « crime contre l’humanité » différente de la notion de « crime de guerre ». Les déclarations de Saint-James, de Moscou, la commission des Nations Unies, les Accords de Londres sont passés en revue. Il présente les différents éléments de l’infraction ; l’élément légal, matériel et moral, étudie les spécificités, les buts et la rétroactivité de la loi N°10 pour en arriver à la responsabilité pénale des juges. Il consacre un chapitre au jugement de Nuremberg ; de l’identification des responsables et la délimitation de la responsabilité. Il en termine par sa préconisation à la création d’une institution judiciaire internationale permanente.

Le cinquième volume se présente comme un essai sur la prophylaxie, mesure préventive contre le génocide, débutant par le Jugement de Nuremberg dont il qualifie la  prophylaxie de boiteuse et d'insuffisante pour en arriver à l’action du Centre International d’Informations et d’Etudes sur les génocides en passant par les tentatives de l’ONU.

Le monde est mal guéri ; l’état sioniste, l’apartheid, les préjugés raciaux aux Etats-Unis et même en Europe contribuent à entretenir ses blessures. Aussi la menace nucléaire symbolisé par Hiroshima, le fléau de la drogue ou encore le détournement de la science (armes biochimiques) multiplient les dangers et offrent de nouvelles armes au service du génocide.

La prophylaxie pour et par l’homme doit le prendre comme point de départ. Ses déterminations psychologiques, son comportement, ses complexes doivent être étudiés, son racisme et son hostilité, enrayés par la mise en œuvre d’une éducation contre l’intolérance.

Cet homme défendait des criminels qu’il considérait comme révélateurs de la société et victimes. de cette dernière.

Confiant dans la raison, homme d’espérance et de salut, son approche est avant tout humaine. Pensée engagée-dégagée, son analyse multidisciplinaire est nourrie avant tout d’histoire et de droit, de psychologie et de psychanalyse. L’analyse s’effectue selon les phases d’évolution génocidiques, d’où un chevauchement possible dans son approche chronologique. Son style personnel est vigoureux et très référencé.

Face à « des crimes qui font peur aux hommes et d’autres qui font peur d’être des hommes » Moussa Prince était un humaniste qui aimait à croire, aux dires de celle qui a partagé sa vie, qu’il arriverait un moment où la vérité reprendrait ses droits. Car entre culpabilité et responsabilité les sociétés se cherchent et s’éprouvent. Mais que pouvait faire un esprit libre dans une société ignorante et asservie ? Son idéal était une politique où se mêlent amour, abnégation, grandeur et foi. Il se disait pour « une démophilocratie » et s’indignait du mensonge des dirigeants qui menaient leurs peuples aux massacres.

Explorateur de l’âme humaine, sa quête persévérante et son chemin de visionnaire avaient déjà sur terre le goût du ciel.

                                                                           Myra PRINCE

[1] 582 pages comprenant  une bibliographie du texte, une autre de recherche, un index , des annexes et une carte des massacres.

[2] Avocat à la Cour d'appel de Bruxelles.

[3] Selon Paul du Véou la famine décima le tiers de la population en 1914-18, soit 180.000 personnes.