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Littérature de diaspora et réponse à la catastrophe
par Boghos Kupelian

(The Armenian Reporter, 10.05.2008)

Dès les années 1890, la conscience créatrice arménienne vécut, quasiment sans interruption, le cauchemar des massacres d’Arméniens perpétrés par les Turcs et les Kurdes.

La génération d’écrivains – dont Siruni, Tekeyan, Oshagan, Zartarian, Yessayan et Tchobanian – qui survécurent par miracle au génocide, est connue sous le nom de Génération du désert (ou de l’exil). Cette génération vécut dans sa chair tout le poids écrasant de cette catastrophe, portant constamment dans sa conscience l’image hideuse de l’assassin, de son rire sardonique et des horreurs qu’il perpétra.

La critique littéraire arménienne affirme que parmi la Génération du désert seuls Tekeyan et Siamanto parvinrent à traiter le thème du génocide avec un haut niveau de création artistique. Puis il y eut Hagop Oshagan. Lors d’une conférence littéraire, il y a quelques années, le regretté Vahé Oshagan soulignait que pour son père, Hagop Oshagan, aux talents multiples, la clé pour évoquer le génocide d’un point de vue véritablement littéraire était d’humaniser le Turc. Mais Hagop Oshagan ne vécut pas assez longtemps pour réaliser son projet unique.

En écrivant mon roman Passport, j’avais adopté la méthode d’Oshagan, tentant de donner un visage humain au Turc. Tentative qui exigeait un effort prodigieux d’incrédulité, finalement destiné à l’échec.

Un combat pour l’identité

Les écrivains qui succédèrent à la Génération du désert comprirent qu’il était quasi impossible de se débarrasser de la douleur et de l’angoisse profondes héritées du génocide.

C’est en Amérique que la littérature diasporique de l’après génocide se développa et imprima sa marque. Le journal Hayrenik de Boston joua un rôle essentiel dans ce processus, publiant les œuvres d’Hamasdegh, Vahé Hayg, Aram Haygaz, Peniamin Nurigian et bien d’autres. Les personnalités littéraires de l’époque comptaient aussi les écrivains anglophones William Saroyan et Zaven Surmelian.

Bien que le génocide soit présent à des degrés divers dans les œuvres de tous ces écrivains, Surmelian occupe une place à part en ce sens qu’il parvint à faire de ce cataclysme un thème véritablement littéraire, en particulier dans son roman I Ask You, Ladies and Gentlemen. Le thème du génocide est traité de manière plutôt marginale dans les œuvres des autres écrivains, qui développaient surtout une littérature de la nostalgie et un romantisme ethnographique.

Pratiquement au même moment, à Paris, émergeaient les écrivains du mouvement " Menk " [Nous]. A la génération des Gamsaragan, Vorperian, Yessayan et Malezian succéda celle de Vazken Shushanian, Shahan Shahnur, Zareh Vorpuni, Hrach Zartarian, Shavarsh Nartuni et Poladian, qui cessèrent tous de traiter exclusivement du génocide. Retreat Without Song [L’Exil silencieux] de Shahnur, par exemple, évoque l’effondrement émotionnel et spirituel du Metz Yeghern sans aborder directement le problème des sources. Ce roman parlait à une génération d’Arméniens nés en Orient, en quête de leur identité le long des rivages hédonistes de l’Occident. " Le sentiment de désespoir d’être un Arménien survivant imprègne Retreat Without Song de Shahnur, produit du négativisme et du pessimisme issus du génocide, écrit le professeur Richard Hovannissian. Et lorsque certains ont tenté de fuir leurs souvenirs en s’égarant dans le décor parisien, y compris ces écrivains amenés à faire face au cataclysme, et d’appréhender l’enfer dans sa totalité, ils ont échoué. "

Malgré une profusion de talents, la génération de Paris ne put composer un seul chef d’œuvre littéraire traitant le thème du génocide. Ces écrivains ne parvinrent pas en fait à transcender le cauchemar de la catastrophe, car les blessures étaient trop récentes.

Le sentiment d’être orphelins

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Moyen Orient, en particulier le Liban, devint l’épicentre de la littérature de la diaspora. Se distinguèrent des auteurs tels qu’Antranig Dzarugian, Simon Simonian, Musheg Ishkhan, Yervant Barsumian, Vahé Vahian, Vazken Panossian, puis Jacques Hagopian et Hrach Kacharents.

Dans cette génération aussi il y eut des tentatives pour aborder les thèmes du génocide et de l’exil, à travers des œuvres telles que Men Without Childhood [Humains sans enfance] de Dzarugian et Twilight of the Highlanders [Le Crépuscule des montagnards]. Or même ces auteurs, sous le nom collectif de Génération des orphelins, ne purent produire une œuvre véritablement supérieure traitant du génocide.

Ces cicatrices qui perdurent

L’impact du génocide se fraya aussi un chemin, via le labyrinthe de l’inconscient, dans l’esprit des écrivains arméniens contemporains, se manifestant au travers de crises intérieures complexes. Même des auteurs arméniens écrivant en anglais et en français n’en furent pas exempts, n’arrivant pas au bout du compte à se délivrer du poids émotionnel écrasant du génocide, en dépit d’œuvres à la qualité indiscutable. Exemples : Mayrig d’Henri Verneuil [Ashod Malakian], Dagger in the Garden [Le Jardin poignardé] de Vahé Kacha, l’admirable Rodosto-Rodosto de la Bulgare Arménienne Seyta Sevan, et de nombreux volumes signés d’écrivains anglophones contemporains.

Les auteurs de ma génération sont appelés la Génération actuelle. A mon avis, il serait plus judicieux de nous appeler la Génération de la colère.

Pour les écrivains des lendemains du génocide, il était logique d’être plongé dans le cauchemar de la catastrophe. Il eût même été anormal pour eux d’apurer le souvenir du Golgotha vécu par le peuple arménien. Vahan Tekeyan parvint un temps à éloigner cet événement terrible pour contrôler sa réaction émotionnelle. Mais il ne s’agissait pas là de défaire, avec la brusquerie d’un automate, toutes les formes de la douleur, de la mémoire et de la colère.

Aujourd’hui, ce que l’Occident, le monde dit libre, attend de nous, c’est de nier et oublier le sang versé, la destruction et la perte de nos biens et de notre patrie.

Si les hommes et les femmes de ma génération étaient en quête de cette enfance que nous n’avons jamais eue, si nous avons été engloutis par le labyrinthe de l’histoire, nous avons cependant découvert que ce que nous entendions murmurer par nos grands-mères, ce qui nous a été instillé dans notre inconscient, ce n’était pas ces contes de fées pour enfants. Tout au contraire, nous sommes devenus dépositaires de descriptions sanglantes de l’oppression et des massacres commis par les Turcs et les Kurdes. Au lieu de l’ours, du tigre et du loup des contes folkloriques, c’est l’homme bestial, assoiffé de sang, qui est venu occuper notre âme et notre imagination d’enfant.

On nous compare souvent, à tort ou à raison, aux Juifs. Mais si la nation juive a subi, comme les Arméniens, un holocauste, elle a au moins obtenu une compensation sous la forme de l’Etat libre et indépendant d’Israël. En outre, l’Allemagne génocidaire est venue s’agenouiller aux pieds de ses anciennes victimes, s’excusant pour cette abomination et leur versant encore aujourd’hui des réparations. De même, Israël continue à bénéficier d’un soutien économique et militaire inébranlable de l’Ouest, et un musée de la Shoah existe à Washington, D.C.

Si le monde voulait apaiser la douleur des Arméniens grâce à de telles mesures, au moyen de réparations financières, morales et territoriales, alors, peut-être, les Arméniens tenteraient-ils eux aussi d’ " oublier " le passé. Or non seulement le génocide, après 93 ans, se voit refuser des réparations et une reconnaissance pleine et entière, mais chaque jour, avant que le soleil ne se lève et que le coq ne chante, il se voit soumis à de nouveaux dénis.

D’où la colère de ma génération. Il se peut que les créations littéraires de mes contemporains empruntent une voie nouvelle, abordent des thèmes différents
si l’on nous épargnait cette injustice ultime de négation du génocide, qui dénature l’histoire et perpétue notre errance éperdue à travers le monde.

Source : armeniantrends.blogspot.com/2009/01/writing-in-diaspora-la-memoire-en-soi.html Traduction de l’arménien par Iskhan Jinbashian.
Traduction française de Georges Festa

Raymond Boghos Kupelian est un écrivain bien connu de la diaspora, ainsi qu’en Arménie où un exemplaire de ses Nouvelles et deux de ses romans ont été publiés.
Son père, originaire de Marach était musicien et l’un des premiers photographes de Turquie.
Aujourd’hui sexagénaire, Boghos Kupélian a vécu au Libéria et en Sierra Léone pendant plus de vingt ans. Ses ‘Nouvelles africaines’ ont été traduites en anglais et en russe.