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Journal des Combattants et de toutes les victimes de guerre
22 décembre 1990 : « Il y a 70 ans la retraite de Marach

1920 - 1er janvier. Les Chasseurs d'Afrique qui, de Marach portent le courrier postal à la gare d'Islahié, tombent dans une embuscade et sont massacrés.

La menace s'accentue sur notre garnison qui comprend un bataillon du 412è R.I.,  une batterie de 65 et un peloton de Chasseurs d'Afrique. Ces unités dont les effectifs ont été réduits par la démobilisation ont relevé à Marach une forte brigade britannique pourvue d'auto-camions et d'auto-mitrailleuses.


La ville compte 40 000 Musulmans et 20 000 Arméniens rapratriés. Ces derniers redoutent un nouveau massacre, ils
organisent leur défense. Nos troupes en alerte se préparent à résister à une incursion de Tchétés qui, fortement armés, se disposent à investir nos positions.

 

Le 4 janvier tous les moyens de communication sont détruits, la garnison est définitivement coupée d'Adana Q G de la 1è D J L .

 

Le Général Dufieux, dépourvu de TSF et d'avions, alerte les troupes avec lesquelles il est en liaison et leur donne l'ordre  de renforcer la garnison en danger. Un bataillon du 17è RTS ( Commandant Corneloup) quitte Adana et se dirige à marches forcées sur Marach. La ganison d’Aintab, moins menacée pour le moment, met en route des élément du 18è R I (Commandant Macty).  Le colonel Thibault, avec tout ce qui lui reste du 42è R I, part d'Islahié.

Sa troupe, après 3 étapes sous une tempête de neige, force la porte sud de Marach. La garnison ainsi renforcée prend ses positions de défense, mais elle n'est alignée en vivres que pour dix jours. Elle doit cependant résister à la pression de deux à trois mille tchétés, soutenus par des unités du 13è corps de l'armée turque.

 

L'arrière garde attaque. Le 16 janvier nos détachements en corvée sont attaqués dans la ville même: les incidents se multiplient,  les troubles augmentent, le soulèvement se généralise. La garnison française, bien que trop dispersée dans la ville, tient tête vaillamment  aux interventions de l'ennemi. Mais désormais, tout ravitaillement en vivres lui est interdit . Le Commandant supérieur, qui ne saurait laisser nos troupes en pareille situation décide l'envoi d'une colonne de secours qui aura pour mission de dégager la garnison, la ravitailler en vivres et en munitions, mater l'ennemi et obtenir la soumission de Marach.

 

En outre, pour faire face au soulèvement qui gagne tout le pays, il est constitué une 2ème division (2èD.I.L) qui se partagera avec la 1ère D.I.L l'occupation de la Cilicie et de la Mésopotamie. Mais la 2ème D.I.L. n'est constituée que sur le papier. Si l'on arrive à former son Etat-major et à rassembler ses services, elle ne sera pourvue de troupes qu'avec les unités de renfort attendues de France.

 

Le Général de Brigade qui prend le commandement de la 2è D.I.L. et qui, depuis 1914, n'a exercé aucun commandement militaire, va de Beyrouth en Cilicie, avec son seul Quartier Général, dépourvu de tout moyen de transport militaire, et de tout élément de protection.  Opération imprudente qui n'allégera pas la lourde tâche du Général Dufieux. Entre temps, la colonne de secours se rassemble à Islahié station ferroviaire qu'une piste montagneuse de 80 km relie à Marach.

 

La colonne se compose de 3 bataillons (commandants Bernard, Bouvet, Jozereau) d'une batterie de 75, d'une batterie de 65, de 3 pelotons de Spahis, d'un peloton de Chasseurs d'Afrique d'une section d'ambulance, le tout placé sous le commandement du Colonel du génie breveté Normand. Le convoi de la colonne n'est assuré que par 115 chameaux sur les 250 rassemblés la veille du départ. Des chameliers, dans la nuit, ont déserté en emmenant leurs bêtes. L'ordre était d'emporter avant tout 80 charges de munitions, ce qui ne put se faire qu'au détriment du transport de rations de vivres.

 

La colonne se met en route le 5 février. On sait que depuis le 16 janvier la garnison de Marach en est réduite à ses seuls dix jours de vivres de réserve.  Dès la 1ère étape, la colonne dégage à Bel-Pounar deux compagnies encerclées de la Légion Arménienne et se les annexe. Le 6 février, l'une des 2 flancs-gardes qui piétinent à droite et à gauche est vigoureusement attaquée, par moments débordée. La colonne étirée sur dix km se resserre et pourchasse les Tchétés qui disparaissent. Les Turcs, de leur côté, font le vide devant nos troupes qui ne trouvent sur leur route que des villages incendiés. A 17 h une salve de 75 annonce de loin à la garnison de Marach l'arrivée des secours.


L'avant-garde de la colonne, après plusieurs accrochages sur les hauteurs, arrive le 7 février à 15h30 à 3 km de Marach. L'arrière-garde et la flanc-garde, attaquées à leur tour, ne peuvent rejoindre que sous la protection du 75.  La colonne qui bivouaque sur les hauteurs par un froid intense, vit dans l'angoisse. Les canons de Marach se sont tus, pas le moindre coup de fusil.  Quel a été le sort de la garnison ?

 

 

Une journée d'enfer

L'attaque a lieu le lendemain matin 8 février. Sur les ordres du Colonel Normand, les unités prennent position avant la levée du jour. Le terrain de départ est difficile à travers marais, canaux et rizières.

 

 Nos troupes progressent sous la fusillade ennemie, elles essuient des tirs de mitrailleuses et l'éclatement des grenades à fusil. Sous l'appui de l'artillerie, tous les moyens de feu de nos unités sont mis en action.

 

Après une journée d'enfer, à 9 heures du soir, toutes les hauteurs sont occupées par nos troupes qui ont fait merveille sous l'habileté manœuvrière des chefs d'unités.  Apercevant des soldats français, la garnison enfermée les aide par son feu de créneaux des maisons. Les dernières tranchées ennemies sont nettoyées et dans la nuit, la liaison est établie avec le commandant de la garnison française. Nos forces, une fois regroupées, seraient capables de réduire les troupes kémalistes, même renforcées, et de contraindre Marach à la soumission. Cette éventualité ayant été envisagée, le Colonel Normand estime que, au cours des opérations à engager d'une durée imprévisible, il lui serait impossible de nourrir les hommes et les animaux. L'approvisionnement en vivres ne correspond pas aux effectifs à ramener à l'arrière.  Le colonel donne donc les ordres nécessaires en vue de préparer l'évacuation rapide des lieux.


La journée du
9 février est utilisée à dégager les éléments de la garnison épars dans la ville, ce qui ne se fait pas sans combats de rues.
A 21 h, le rassemblement se resserre. Les blessés ont été amenés au bivouac où les troupes sans feu passent une nuit pénible. Tous les hommes sont à la demi-ration, les animaux mangent leur dernier fourrage.
 

La population, ignorant les intentions du Commandant français, procède à des destructions massives. Marach est en flammes, les incendies se propagent sous une tempête de neige épouvantable.
 

Le 10 février, dans un calme relatif, chacune des unités se réorganise, les mouvements sont protégés par l'artillerie qui tire pour masquer le repli.

Les derniers devoirs sont rendus aux officiers, sous-officiers et soldats tués au cours des récents combats.


Le départ de toutes les troupes (garnison et colonne) a lieu à 3h15 le
11 février.
Une section de 75 tire une dernière salve avant d'atteler. Les incendies de Marach éclairent le ciel. Il ne restera rien du quartier arménien, ses habitants, en représailles, ont incendié la mosquée et la caserne turque abandonnée.

 

Tout confirme les pertes considérables de l'ennemi. Le convoi s'ébranle, il comprend 4 500 hommes, dont 200 blessés, 1200 chevaux et mulets, 120 voitures, 115 chameaux. Cet ensemble est suivi de plusieurs milliers d'Arméniens qui fuient le massacre; Ils sont encadrés par les hommes des 2 compagnies de la Légion Arménienne.

 

Au lever du jour, près d'un passage difficile, le bataillon d'avant-garde se heurte à une forte embuscade de Tchétés qui veulent interdire le passage à nos troupes: ce bataillon a 2 tués et des blessés, mais il disperse les irréguliers. La colonne passe. Elle bivouaque à la nuit à El Oglou.

 

Le 12 février, on repart à 3 h.  La longueur du convoi le rend vulnérable : le rôle des serre-files devient de plus en plus ingrat; le froid excessif commence à faire des victimes. L'étape est particulièrement dure pour les hommes qui composaient la garnison ; les privations qu'ils ont subies les ont épuisés.

 

 

Empêcher les hommes de dormir

La nuit du 12 au 13 est passée à Bel-Pounar, complètement évacué. La neige tombe de plus en plus fort, elle se congèle sur la figure des hommes et sur la croupe des chevaux. Les gradés ne cessent d'intervenir pour empêcher les hommes de dormir et de mourir de froid.

 

On repart dès le lever du jour La tempête ne permet pas d'y voir à plus de 100m.  La piste sous la neige ne se distingue plus,  est perdue plusieurs fois, l'étape en sera d'autant plus longue. Le froid tue des cavaliers sur leur monture, des femmes dans les arabas. Des officiers qui avaient enfourné des enfants sur leurs épaules, les descendent, morts. Les Sénégalais, trop légèrement vêtus, se pressent contre les chevaux pour se tiédir à leur haleine. Quiconque à bout de force a l'imprudence de s'asseoir, ne se relève plus, aussi l'ordre est donné de frapper les imprudents avant qu'il ne soir trop tard. On mange en marchant, l'étape se fera sans pause. La couche de neige est si épaisse qu'on ne peut avancer que par file par un.

 

L'avant-garde débouche à Islahié le 14, bien avant la levée du jour. Le Général Dufieux, arrivé sur les lieux la veille dans l'après-midi, a organisé tout ce qui, avec les ressources du camp peut servir à la réception et au confort d'une troupe dont il pressent l'extrême fatigue.  Quelques heures après arrive également à Islahié, mais d'un autre horizon, une partie du 2è échelon du QG de la 2è D.I.L..

 

Ce détachement, dirigé par le Capitaine d'Etat major Fusil, qui sera lamentablement tué le lendemain erre depuis 5 jours sur les routes enneigées. Il ne peut aller plus loin, il n'a plus de vivres et la voie ferrée est coupée. Ce détachement, essentiellement administratif, comprenant les officiers de l'administration de l'intendance et du Trésor et Postes avec leurs secrétaires ajoute  la confusion à une situation qui n'en a pas besoin. Tous ceux qui composent ce détachement à l'aide qu'il convient d'apporter aux hommes de la colonne. Dans quel état d'épuisement les trouvent-ils ? Maigres à l'excès, hâves, harassés, trempés de neige fondue, leur mutisme accroît l'épouvante. Leurs yeux et leurs lèvres surtout déconcertent les yeux brûlés par la tempête glaciale, les lèvres horriblement gercées, saignantes ou recouvertes de caillots noirs, certains d'entre eux ont la lèvre inférieure fendue en son milieu d'un profond sillon à vif. Que de souffrances cela peut-il représenter ?

 

La 3ème étape de 38 km a été faite sans un repas, sans un repos. Pendant cette dernière nuit, une locomotive d'Islahié a sifflé sans arrêt pour crier de loin à ceux qui allient désespérer: "courage, vous êtes près du but ! Ils ont heureusement persévéré.

  

A bout de forces, ils tombent à terre

 

Au fur et à mesure de leur arrivée, il faut relever, conduire à l'abri et soigner ceux qui, à bout de forces, tombent à terre. Les autres semblent retrouver un peu d'ardeur pour défiler, péniblement aux airs entraînants de deux noubas qui, depuis des heures, jouent à tour de rôle. Les tirailleurs de l'arrière-garde (Bataillon Bernard) ont fourni un effort sans mesure; admirables, ils arrivent les derniers après avoir ramassé tous les traînards qui, presque tous , ont les pieds gelés.

 

Pour faire face au soulèvement qui gagne tout le pays, il est constitué une 2ème division (2èD.I.L) qui se partagera avec la 1ère D.I.L l'occupation de la Cilicie et de la Mésopotamie. Mais la 2ème D.I.L. n'est constituée que sur le papier. Si l'on arrive à former son Etat-major et à rassembler ses services, elle ne sera pourvue de troupes qu'avec les unités de renfort attendues de France. Ce détachement, dirigé par le Capitaine d'Etat major Fusil, qui sera lamentablement tué le lendemain erre depuis 5 jours sur les routes enneigées. Il ne peut aller plus loin, il n'a plus de vivres et la voie ferrée est coupée. Ils ont aussi dépanné les voitures trop chargées; aux 200 blessés des combats de Marach s'ajoutent 600 hommes atteints en cours de route de gelures graves. Si la colonne n'a abandonné aucun de ses hommes, elle n'a pu, malgré l'aide et l'assistance de ses tirailleurs, sauver tous les Arméniens.
 

Ce n'est pas sans fierté que le bataillon Bernard, après le rassemblement de ses hommes, défile au pas cadencé et l'arme sur l'épaule devant le Général.

 

A 11 h, ceux de la garnison de Marach comme ceux de la colonne, sont tous rassemblés à Islahié. Le Général Dufieux dirige lui-même toutes les mesures de cantonnement, de ravitaillement et d'assistance. Trois médecins et un vétérinaire se dépensent sans compter autour de toutes ces jambes aux extrémités fort compromises.. Quelle pitié de voir tant d'orteils pantelants. !
 

L'après-midi s'écoule pénible, décevante: les possibilités de cantonnement sont faibles, les vivres s'épuisent, les animaux passeront la nuit dehors, résisteront-ils à un froid pareil ?
 

Ainsi donc la colonne Normand a rempli sa mission. Cependant, malgré le succès de ses armes, elle n'a pas pu attendre que les autorités turques de Marach, fort désemparées, fissent leur soumission. La colonne a poursuivi librement son repli; elle n'a pas été talonnée par les Tchétés de Mustapha Kémal.

 

Si la retraite de Marach est l'un des épisodes les plus tristes de l'armée française des T.O.E elle n'a rien d'humiliant. Le courage au combat, l'endurance aux souffrances et les efforts déployés par nos troupes pendant des journées de froid glacial sont à la hauteur  de la renommée du soldat français et de ses chefs.

 

Lors de la campagne de Prusse, un soir, après une journée décevante, Napoléon, entouré de ses officiers, leur dit: 'je ne connais que deux choses qu'on ne peut vaincre

- lesquelles ? demande un maréchal

- les éléments et la faim.

Ces propos, alors non encore connus auraient, s'ils l'avaient été, influencé la décision du colonel Normand, qui a adressé à ses troupes l'ordre du jour suivant :

"Au moment où la colonne de secours de Marach se disloque pour de nouveaux devoirs, je tiens à remercier tous ceux qui y ont donné leur plein effort et obtenu ainsi des résultats complets.

"Notre mission était d'atteindre Marach à tout prix, l'ennemi n'a pas tenu longtemps devant la bravoure de nos tirailleurs; il a bien vite préféré s'en tenir à l'écart, après s'être vu poursuivi jusqu'aux sommets inaccessibles.

 

Elle était ensuite de débloquer la garnison de Marach; dès le 1er jour la liaison était obtenue avec l'entrée sud de la ville; le 2ème jour avec l'entrée nord; et nos éléments, enfermés depuis plusieurs semaines, devenaient libres de nous rejoindre. On voyait l'ennemi fuir désorganisé en un troupeau où notre canon eût pu opérer des brèches sombres, sans notre humanité.

 

Quelques insensés voulaient tenir encore; un 3ème jour de combat sous Marach fit présenter par les notables une véritable capitulation ;  nos ressources en vivres ne permirent malheureusement pas d'attendre la conclusion.

 

Nous sommes venus fièrement avec toutes les troupes, tout l'armement, tous les blessés, sauf quelques intransportables, laissant Marach en flammes avec les cadavres de nos ennemis . Sur la route du retour personne n'osa plus se présenter devant nous et, des hautes montagnes où nous guettaient des yeux, ne partait plus un coup de fusil.

 

Ce résultat a été atteint malgré un froid de 30 degrés au-dessous de zéro subi au bivouac, ou dans la neige, malgré dix jours de route et de combat sans trêve, malgré des rations réduites de moitié..."

 

Ce document nous est transmis par un ancien de l’Armée du Levant :Maurice Bouvard

Voir aussi : Témoignage d'un Père Franciscain, le R.P. Materne Muré.
Pour aller plus avant : CILICIE (VILAYET D'ADANA ET SANDJAK DE MARACH)